Le sociologue Jean-Yves Boulin, chercheur associé à l’Institut de recherche interdisciplinaire en sciences sociales (Irisso) de l’université Paris-Dauphine, décrypte les liens entre temps de travail et organisation des sociétés, en Europe et en France.
En Allemagne, le syndicat IG Metall réclame la semaine des 28 heures. Cette revendication vous a-t-elle surpris ?
Pas réellement. Cette demande intervient dans un contexte économique favorable, avec un taux de chômage très faible en Allemagne. Par ailleurs, IG Metall a toujours été à l’avant-garde de la question du temps de travail. Déjà, en 1984, après une grève exceptionnelle de sept semaines, le syndicat avait obtenu le passage aux 35 heures. Et ce chiffre de 28 heures ne sort pas de nulle part. En 1993, la semaine de quatre jours avait été mise en place pour les ouvriers de Volkswagen. A l’époque, 30 000 emplois étaient en jeu, aujourd’hui, la problématique est tout autre. Il s’agit de prendre en compte l’aspect qualité de vie des salariés.
IG Metall ne réclame pas une réduction collective du temps de travail mais uniquement pour les salariés qui le souhaitent. Le syndicat veut donner plus de flexibilité aux employés pour leur permettre de trouver un équilibre entre sphère professionnelle et privée. Une loi de ce type existe déjà aux Pays-Bas depuis 2000. Les Néerlandais peuvent baisser ou augmenter leur temps de travail avec la garantie de garder leur poste.
Quelles sont les grandes tendances de l’évolution du temps de travail au niveau européen ?
Depuis le XIXe siècle, le temps de travail dans les pays industrialisés a été divisé par deux. Cette baisse est le résultat de violentes luttes sociales. Au cours du XXe siècle, une série de lois limitent la durée du travail en Europe. Au niveau français, le Front populaire instaure les congés payés en 1936. Après la Seconde Guerre mondiale, la situation s'est stabilisée avec des évolutions différentes selon les pays européens. Au Danemark, aux Pays-Bas et en Allemagne, la durée du travail est déterminée par conventions au sein de chaque branche professionnelle. En France, cette durée est fixée par la loi.
Aujourd’hui, en Allemagne et aux Pays-Bas, la durée du temps de travail a diminué en raison du recours important au temps partiel. Si les Allemands subissent le temps partiel, pour les Néerlandais, il s’agit d’un choix assumé. La moitié de la population hollandaise (25% des hommes et 70% des femmes) travaille quatre jours par semaine, c’est un véritable mode de vie. En France, avec la loi sur les 35 heures, nous avons fait le choix de réduire la durée du travail à temps plein. Au final, temps plein et partiel confondus, les Français travaillent plus que les habitants des autres pays de l’Union européenne. Il existe bien sûr des expériences novatrices. En Suède, certaines collectivités locales testent la semaine de 30 heures dans le système de santé. Les résultats sont controversés. D’un côté, la productivité et le bien être des salariés s’améliorent, l’absentéisme baisse ; de l’autre, ça coûte plus cher.
Comment les pays européens appréhendent-ils l’organisation du temps de travail tout au long de la vie ?
En France, pourquoi le sujet du temps de travail est-il devenu tabou ?
La diminution du temps de travail signifie-t-elle que les Européens accordent moins de valeur au travail ?
Pas du tout. Toutes les études montrent que les Européens, et les Français en particulier, restent très attachés à leur travail. Ils plébiscitent un lieu de socialisation qui structure leur vie. Mais leur activité professionnelle doit avoir du sens. C'est la qualité, et non la quantité, qui détermine l'attachement au travail. Il est d'ailleurs inquiétant de constater l'apparition des cas de «bore-out», quand l'ennui au bureau rend malade. A l'inverse, avec le développement des nouvelles technologies, les salariés sont constamment sollicités, y compris dans leur sphère privée. Ils ont l'impression d'être en permanence au travail. Cette confusion entre temps de travail et temps personnel est une tendance dangereuse.