Daniel Pennac : “Si vous croyez un enfant qui vous dit qu’il n’aime pas lire, alors il est foutu”

L’auteur de la célèbre “saga Malaussène” revient sur les livres de son enfance et le plaisir de la lecture… à voix haute, évidemment. 

Par Julia Vergely

Publié le 18 janvier 2018 à 17h00

Mis à jour le 08 décembre 2020 à 01h33

Daniel Pennac, auteur de la célèbre saga Malaussène, s’est fait depuis longtemps l’apôtre des livres et du plaisir de la lecture, dont il a défini les dix droits imprescriptibles dans son essai Comme un roman, en 1992. Du Bonheur des ogres aux aventures de Kamo, de Cabot-Caboche à L’Œil du loup, il a ravi des centaines de milliers de lecteurs, toutes générations confondues. Il nous reçoit chez lui, à Paris, bien enfoncé dans un énorme fauteuil club tout élimé, armé de ses éternelles petites lunettes rondes, d’un thermos de thé brûlant et entouré des livres qu’il aime tant. On ne l’imaginait pas autrement.

En décembre dernier, des études fustigeaient encore la baisse du niveau de lecture chez les écoliers français. Il paraît qu’ils sont de moins en moins bons et qu’ils ne lisent plus. C’est une vieille marotte ou une réalité ?

Je suis un vieux professeur à la retraite, j’ai enseigné le français pendant trente ans. En 1969, quand j’ai fait ma première rentrée, à Soissons, la première chose que j’ai entendue de la part de mes collègues dans la salle des profs c’était : « les élèves ne lisent plus » et « le niveau baisse ». Voilà plus de cinquante ans ! On rabâchait déjà cette antienne, on a toujours dit cela. Mais qui est « on » ? Les adultes évidemment. La réalité, c’est que les enfants ne lisent pas autant que les parents voudraient qu’ils lisent. Ils répètent sans cesse « J’aimerais tellement que mon fils soit cultivé ». C’est une phrase toute faite, ce que les adultes désirent vraiment, c’est que leurs enfants aient le Bac, puis, si possible, un diplôme et un emploi. Tout ça n’a rien à voir avec la culture, ni avec la lecture. Donc je propose de clore ce débat.

“J’ai volé mes premières lectures, quel délice !”

Vous dites « La Nuit de la lecture, c’est la fête de cette libre et gratuite transmission de tous les livres que nous avons aimés. » Que lisiez-vous quand vous étiez enfant ?

On ne me faisait pas la lecture quand j’étais petit. Ma mère avait quatre garçons, elle avait beaucoup de boulot et peu de temps... Ce qui a fait de moi un lecteur, c’est onze ans de prison : j’ai été mis en pension de la cinquième à la terminale, en redoublant un certain nombre de classes. Pensionnaire, j’avais parfois un besoin de retrait, d’un monde à moi, et ce monde, c’est la lecture qui me l’a fourni très tôt. En plus de cela, il était interdit de lire, à l’étude on devait faire nos devoirs et rien d’autre, donc on se planquait. J’ai volé mes premières lectures, quel délice ! En cinquième, j’ai lu Alexandre Dumas, Les Trois Mousquetaires, Le Vicomte de Bragelonne… J’ai lu beaucoup de classiques russes aussi, Dostoïevski, Tchekhov, Tolstoï, par pur esprit de contradiction, pour ne pas lire les classiques français, qui, eux, étaient des exigences scolaires. Je m’évadais alors chez les Russes, et chez Dickens.

Mes toutes premières émotions de lecture m’ont été apportées par des textes très tristes. D’abord Andersen et Le Vilain Petit Canard, parce que j'avais beaucoup de complexes, j’étais nul à l’école et je m'identifiais à ce canard. Ensuite, ç’a été La Chèvre de M. Seguin, cette espèce de combat pour la liberté, incarné par le personnage de cette adorable petite chèvre, tellement vaillante, déterminée, bien que sans espoir. L’idée que les choses étaient perdues d’avance me bouleversait. J’adorais cette histoire !

“Les petits enfants sont naturellement métaphysiciens”

Pourquoi les enfants aiment-ils autant les histoires tristes ?

Parce qu’ils ont le sens de la mort ! Les petits enfants sont naturellement métaphysiciens. Liés à leur naissance, qui n’est pas très loin d'eux, il y a l'idée de la mort et le risque que leurs parents meurent. Après, avec la puberté et le début de l’adolescence, ils deviennent psychologues et moralistes : ils trouvent que leurs parents sont des cons. Ils les ont idéalisés et ils les ramènent à leurs justes proportions. Et ensuite il y a nous, les adultes, qui devenons épistémologues, logiciens et comptables.

“On peut tout lire à un enfant, pour lui faire comprendre qu’il peut tout lire.”

“On peut tout lire à un enfant, pour lui faire comprendre qu’il peut tout lire.” © Yann Rabanier pour Télérama

Quels livres vous ont transmis vos parents ?

Je suis né dans une bibliothèque, mon père était un grand lecteur. Ensemble, on avait lu tout Thomas Hardy et on en discutait. Je lui faisais remarquer que, pour que ses livres soient aussi sinistres, Hardy devait avoir un humour fou. Dans Tess d’Urberville, par exemple, chaque chapitre est une catastrophe supplémentaire par rapport au chapitre précédent. Je suis sûr qu’il faut être drôle pour écrire un truc pareil !

“Ne jamais demander à qui que ce soit s’il a lu le livre que vous lui avez offert”

Dans ce même élan de transmission, que lisiez-vous à votre fille ?

Ma fille lit beaucoup, mais c’est quelque chose de naturel chez elle. Quand elle était petite, je lui racontais Ernest et Célestine, évidemment ! J’étais Ernest, le gros ours, et elle était la petite souris.

Parmi les droits imprescriptibles du lecteur que vous définissez dans Comme un roman, le neuvième est celui de la lecture à voix haute. Vous en parlez comme d’un rituel essentiel pour les plus jeunes. Vous écrivez qu’à chaque fois que vous faisiez la lecture à votre fille entre vous « l’amour y gagnait une peau neuve. C’était gratuit ».

Ah oui ! La notion de gratuité est essentielle. Si je vous offre un livre un jour, en vous disant : « lis-le, c’est vachement bien », une fois que j’ai fait cet acte-là, je ne vous demanderai jamais si vous l’avez lu. Jamais ! « Dis donc, tu as lu le bouquin que je t’ai donné ? » Ça, c’est un éteignoir de la lecture, une dissuasion terrible. Ne jamais demander à qui que ce soit s’il a lu le livre que vous lui avez offert. Et c’est pareil pour les enfants à qui vous lisez une histoire : ne jamais leur demander s’ils ont compris — ce n’est pas votre problème —, ni s’ils ont aimé. « Tu as aimé ? Je t’ai lu un livre, t’as aimé ? » C’est tellement agressif !

“Lisez la fin, l’agonie de ce pauvre père Goriot, et vous avez une classe de caïds qui chiale”

Vous avez fait beaucoup de lectures à voix haute, pour vos élèves d’abord, et puis plusieurs fois sur scène, avec notamment Bartleby, d’Herman Melville, au Festival d’Avignon. En quoi est-ce un mode de lecture primordial ?

J’avais des élèves réputés nuls, déglingués... Ce n’était pas de leur faute, mais ils étaient dans un désarroi scolaire total et, surtout, ils affirmaient ne pas aimer lire. Si vous croyez un enfant qui vous dit qu’il n’aime pas lire, alors il est foutu. Et vous, en tant que professeur vous êtes foutu aussi. Il ne faut surtout pas le croire ! En réalité, ce qu’il vous dit c’est : « J’ai peur de la question que tu vas me poser inévitablement une fois que j’aurai lu. » Donc, pour réconcilier cet enfant avec la lecture, il faut lui en faire cadeau et lui lire quelque chose à voix haute. Le procédé rencontre d’abord une résistance, ils vous disent : « on a passé l’âge ». Evidemment, vous les piégez en cinq petites minutes avec les textes les plus merveilleux de la littérature. Ils disent : « Le Père Goriot, non c’est chiant, c’est au programme ! » Là vous leur lisez la fin, l’agonie de ce pauvre père Goriot, et vous avez une classe de caïds qui chiale ! Et à la mort d’Emma Bovary, ils pleurent !

Quel plaisir prenez-vous à faire la lecture comme cela ?

Avec les élèves, le plaisir c’est de voir le texte s’incarner dans les visages. C’est merveilleux l’incarnation du texte dans un regard : le gosse au début, il affecte de s’emmerder, il affecte de ne pas aimer ça, et puis, petit à petit, il y a cette transformation météorologique, le ciel qui devient bleu dans ses yeux. Ça ne rate presque jamais. Les réfractaires absolus à la lecture sont très rares, j’ai dû en rencontrer un ou deux en trente ans d’enseignement.

“La bibliothèque est un lieu gratuit et doit le rester”

La Société civile des éditeurs de langue française (Scelf) envisage de faire payer en droits d’auteur toutes les lectures effectuées dans un lieu public, quel qu’il soit, y compris les bibliothèques…

Et puis quoi encore ? La bibliothèque est un lieu gratuit et doit le rester. Cette idée est scandaleuse, inimaginable. Quand les éditeurs veulent faire payer trente euros la lecture, ils ne disent pas quel pourcentage reviendra à l’auteur. Jamais ! C’est une arnaque, il faut lutter contre. Point final. J’ai d’ailleurs signé la pétition qui circule.

Les aventures de Kamo, Ernest et Célestine, Cabot-Caboche… Vous avez beaucoup écrit pour la jeunesse, mais vous dites qu’on peut faire tout lire ou presque à un enfant (vous-même avez lu Guerre et Paix à 12 ans) ?

On peut tout lire à un enfant, pour lui faire comprendre qu’il peut tout lire. Prenez Joyce, par exemple : on se dit qu’on ne peut pas faire lire la totalité d’Ulysse à un enfant, et c’est vrai, il faut savoir choisir les bons passages. Dans Dedalus, Joyce raconte comment le jésuite qui le prépare à sa communion solennelle présente l’enfer. Cette description de l’enfer, sur une vingtaine de pages, est absolument sublime et terrifiante, c’est pire que tout ce qu’on peut imaginer de plus gore, c’est inouï ! 

C’est un texte que j’ai très souvent lu à des ados, bien qu’il soit très ambitieux. Ça dit, en résumé : « Tu es en enfer, tu brûles, tu es en feu l’éternité durant. Si ces flammes faisaient de la lumière, ça serait une consolation, mais non ! Tu es aveugle ! Tu pourrais à la rigueur être seul et pouvoir te soulager en bougeant un peu, mais non ! Vous êtes des millions et des millions dans un espace extraordinairement serré. Tout cela développe un sentiment de haine absolue à l’égard des autres pécheurs qui sont là. » C’est terrible. Ce texte est extraordinaire.

C’est comme ça qu’on donne le goût de la lecture ?

Exactement ! Il faut raconter des histoires aux plus jeunes : les romans se racontent, Madame Bovary se raconte. Mon frère m’avait résumé Guerre et Paix, de Tolstoï, en me disant : « C’est l’histoire d’une fille qui aime un mec et qui en épouse un troisième. » Formidable. Si avec ça vous n’avez pas envie d’aller voir par vous-même…

Nuit de la lecture, le 20 janvier 2018, dans les bibliothèques et les librairies, infos et programme détaillé ici.

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