INFO LCI - Attentat de Nice : comment la police et la justice du quotidien sont passées à côté de Mohamed Lahouaiej-Bouhlel

par William MOLINIE
Publié le 19 janvier 2018 à 6h05
INFO LCI - Attentat de Nice : comment la police et la justice du quotidien sont passées à côté de Mohamed Lahouaiej-Bouhlel

ENQUÊTE – Nous avons consulté l'intégralité du dossier judiciaire de Mohamed Lahouaiej-Bouhlel, pour la première fois rassemblé et exhumé par le tribunal de grande instance de Nice. Le terroriste qui a tué 86 personnes le soir du 14 juillet 2016 a été impliqué dans cinq affaires : violences conjugales, menaces de mort, agressions, etc. Des soupçons de troubles psychologiques étaient connus de la police et de la justice niçoises dès 2010, sans qu’il ne soit jamais pris en charge sur le plan de la santé mentale…

Edifiant. Cette partie du tableau était jusqu’à présent incomplète. Les témoignages de ceux qui l’ont croisé, sa famille proche ou éloignée, avaient décrit Mohamed Lahouaiej-Bouhlel comme un homme vicelard, violent et pervers. Ce portrait d’une personnalité "borderline", au déséquilibre mental manifeste, se précise aujourd’hui, un an et demi après l’attentat de Nice qui a fait 86 morts, à la lumière du dossier judiciaire du terroriste que nous avons consulté.

Nous avons épluché des centaines de pages compilant les cinq procédures répertoriées le mettant en cause avant ce 14 juillet 2016, date à laquelle il décide de prendre un camion et de foncer dans la foule sur la Promenade des Anglais. Ces pièces de procédure ont été exhumées et rassemblées au mois d’octobre dernier par le tribunal de grande instance de Nice qui a, en outre, récupéré auprès du pôle des affaires familiales la procédure de divorce avec sa femme.

Certains de ces parcours de vie étaient déjà connus. D'autres peu ou pas du tout. C'est la somme de ces éléments qui, mis bout à bout, est vertigineuse. Mohamed Lahouaiej-Bouhlel était pourtant passé devant plusieurs médecins, policiers, avocats ou magistrats, mais aucun d’entre eux n’a imaginé un seul instant son périple meurtrier. Personne, non plus, n’a jugé bon de le confier à un psychiatre. Et ce, malgré plusieurs alertes.

"Nous savons que cet homme peut être dangereux"

La première d’entre elles remonte à l’année 2010. Jean-Marie R., un moniteur de sport, fonctionnaire de la Ville de Nice, porte plainte au commissariat pour "menaces de mort" contre Mohamed Lahouaiej-Bouhlel. Ce dernier vient d’être exclu de la salle de sport pour un comportement agressif envers les autres adhérents, en particulier les femmes. Selon le plaignant, il l’a tenu responsable de cette éviction. Il l’a suivi à plusieurs reprises dans les transports de la ville jusqu’à le menacer : "Je vais t’égorger, toi et les tiens, je vais vous tuer", rapporte-t-il.

Le 16 décembre 2010, Jean-Marie R. écrit au commissariat central : "Cette personne, dont les agissements dénotent un déséquilibre mental certain, a fait l’objet de nombreux avertissements. […] Nous savons par expérience que cet homme peut être dangereux. A mon égard mais aussi pour mes enfants", écrit-il. Puis le 21 février 2011, auprès du procureur de la République : "J’ai déjà signalé […] le déséquilibre mental certain dont fait preuve cet individu." Dans cette procédure, Mohamed Lahouaiej-Bouhlel, qui a nié les faits qui lui étaient reprochés, a fait l’objet d’un simple rappel à la loi par l’officier de police judiciaire le 22 juin 2011. Aucune mesure supplémentaire n’a été prise, si ce n’est l’exclusion définitive des clubs de sport de la Ville de Nice.

"Nous ne sommes pas en sécurité"

Moins de trois mois plus tard, les policiers interviennent au domicile des Bouhlel. En cause, un différend familial qui vire à l’affrontement. Ils y trouvent Hajer, sa femme, en pleurs, affirmant que son mari vient de lui asséner plusieurs coups de poing. Malgré la confirmation par des témoins, Mohamed Lahouaiej-Bouhlel nie les faits. L’affaire s’achèvera sur une simple médiation pénale, le suspect promettant de ne plus lever la main sur sa femme. Pourtant, il la tapera quotidiennement ainsi que ses enfants pendant trois ans. Sans qu’aucun service social ou association ne détecte l’enfer quotidien que cet homme fait vivre à sa famille.

Le 26 août 2014, Hajer craque. Elle se rend au commissariat pour déposer plainte. Sept jours plus tôt, à 6h10 du matin, son mari est entré dans la chambre, aviné et mort de rire, en vidant son verre de vin sur ses pieds, avant d’uriner sur ses jambes. Le soir, il revient à la charge : "Tu devrais aller voir dans la chambre, j’ai une surprise pour toi". Hajer poursuit sa déposition : "Je m’y suis immédiatement rendue et j’ai constaté qu’il avait déféqué sur le sol de notre chambre. Je l’entendais rire derrière la porte. […] Il s’adresse à nous en ces termes : ‘Quand je reviens, si je vous trouve ici, je vous tue toi et tes filles’".

Selon elle, son mari avait pour habitude d’appeler ses deux filles "mes merdes". Ce jour-là, elle remet aux policiers une photo qu’elle a prise sur son téléphone. On y voit un ourson en peluche, avec un couteau en plein coeur. "Il me fait très peur et mes enfants et moi ne sommes pas en sécurité auprès de lui", alerte-t-elle. Malgré ces déclarations et ces photos fournies aux policiers, transmises aux services du procureur de la République, à aucun moment Mohamed Lahouaiej-Bouhlel n’est pris en charge sur le plan de la santé mentale, ne serait-ce pour diagnostiquer d’éventuels troubles.

Au contraire, il lui sera seulement demandé de se rendre au commissariat pour s’expliquer. Une première fois le 18 septembre 2014. Il ne s’y présente pas. Le 18 mai 2015, soit neuf mois plus tard, les policiers se rendent à son domicile. Il n’y est toujours pas. Un an après, le 24 mai 2016, les policiers y retournent. Même constat, ils ne le trouvent pas. Où est passé Mohamed Lahouaiej-Bouhlel ? Il réside toujours à Nice mais change régulièrement de domicile et fréquente la pègre niçoise.

Le 17 juin 2016, le mari violent appelle au commissariat, prétextant qu’il était en vacances. Trois jours passent. On est moins d’un mois avant l’attentat de Nice. Mohamed Lahouaiej-Bouhlel se présente le 20 juin à 10h30 au commissariat de l’Ariane. Il nie en bloc. Quarante-deux minutes d’audition suffisent, selon le procès-verbal. Il ressort, libre. L’action publique sur cette procédure pour violences conjugales s’éteindra quelques semaines après sa mort, puisqu’il ne pourra pas répondre de ses actes.

"J’ai porté un coup sans le vouloir"

Le divorce avec sa femme est prononcé en janvier 2016. A la fin du mois, le 25, Mohamed Lahouaiej-Bouhlel agresse un automobiliste sur la voie publique à Nice avec une planche de palette au bout de laquelle deux clous dépassent. La victime lui demandait simplement de décharger sa cargaison un peu plus loin car son camion bloquait la route.

A la lecture des procès-verbaux de cette affaire, il semble basculer en un rien de temps dans l’ultra-violence sans raison apparente ou justifiée. D’ailleurs, lui-même reconnaît avoir du mal à comprendre sa réaction. Devant le procureur de la République, il se confie : "En fait, je vais vous dire la vérité : j’ai porté un coup sans le vouloir. Je voulais lui faire peur." Des déclarations corroborées par des témoins : "On ne sait pas pourquoi, le livreur n’a rien dit, a pris une planche de bois avec des clous et a frappé le passager", souligne l’un d’entre eux. Mohamed Lahouaiej-Bouhlel sera condamné le 24 mars 2016 à 6 mois de prison avec sursis. Aucune autre mesure n’est ordonnée par le tribunal, alors même que la justice a connaissance de la procédure ouverte contre lui pour violences conjugales.

Pas de signe d’allégeance

Moins de quatre mois plus tard, il fonce avec le camion qu’il a loué sur la foule à Nice lors du 14-Juillet. Immédiatement, les services du parquet antiterroriste de Paris sont saisis. Le procureur de la République, François Molins, fait état d’une radicalisation récente et d’une préparation minutieuse dans son passage à l’acte. Un an et demi après le drame, aucune trace de lien avec l’Etat islamique n’a été décelée. Pas même un testament, ou un signe d’allégeance. Simplement une revendication tardive et très certainement opportuniste de Daech.

Selon nos informations, des investigations en Tunisie ont été réalisées cet été par la Sous-direction antiterroriste (Sdat) de la direction centrale de la police judiciaire (DCPJ), notamment pour interroger son ancien médecin qui l’avait diagnostiqué schizophrène et lui avait prescrit des antipsychotiques après des accès de violences. Mohamed Lahouaiej-Bouhlel, qui n’apparaissait pas dans les radars du renseignement intérieur, était sous traitement mais aurait arrêté de le prendre lorsqu’il est arrivé en France, aux alentours de 2008.

Une prise en charge psychiatrique aurait-elle pu éviter le drame de Nice ? Personne ne peut l’affirmer. Mais il est clair qu’à la lecture de la procédure, Mohamed Lahouaiej-Bouhlel souffrait de troubles de la personnalité depuis plusieurs années et qu’il aurait pu être orienté vers des services adaptés. A minima, la justice aurait pu prononcer à au moins une reprise, lors de sa condamnation, en mars 2016, des mesures permettant de le suivre sur le plan de la santé mentale. Aujourd’hui, les enquêteurs de la Sdat sont convaincus, selon nos informations, que Mohamed Lahouaiej-Bouhlel fait partie de ces terroristes "hybrides", relevant en partie de la psychiatrie et passant à l’acte sous l’empire de ce que les médecins appellent une "explosivité émotionnelle". Un profil qui n’est pas une exception. "Chez les majeurs, 30% de ceux qui passent à l'acte avaient une faille psychologique", affirme auprès de LCI, une source antiterroriste. Toujours selon nos informations, parmi les mineurs radicalisés suivis par les services de renseignement, près de 10% d’entre eux ont été ou sont suivis pour des problèmes psychiatriques, la schizophrénie étant la pathologie la plus récurrente.


William MOLINIE

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