Ce sont les oubliés du Bangladesh, et du monde ! Loin de tout, isolés de la terre ferme, rencontre avec les survivants des « chars », ces îles éphémères au beau milieu des grands fleuves du pays, sommées de disparaître des conséquences du réchauffement climatique.

Nous n’avions jamais vu un tel cadre de vie : des bandes de terre, plus ou moins grandes qui surgissent et disparaissent au gré des humeurs du Brahmapoutre (Jamuna au Bangladesh), du Gange (Padma au Bangladesh) et du Meghna. Sur ces îlots, la terre y est fertile, mais la vie est coriace : les populations les plus pauvres et vulnérables du pays sont installées ici, sans eau courante, sans électricité, sans moyen de transport et privées de tout service et de toute infrastructure publique. Et pourtant, loin de tout, la vie résiste et se développe. C’était sans compter une nouvelle menace dont ces populations se serraient bien passées : le changement climatique.

Photographies : Pascale Sury pour Mr Mondialisation

Plus d’un million d’hommes, de femmes et d’enfants, en moyenne 272 familles par char, y mènent une vie centrée sur l’agriculture et la pêche. Une vie, surtout, très… provisoire ! Leur maison, leurs terres agricoles, leurs voisins, leurs habitudes quotidiennes… en quelques jours, voire quelques heures, tout peut disparaître sous le coup des inondations annuelles, de l’érosion et du réchauffement climatique qui aggrave la problématique. Le fleuve est vorace et grignote tous les jours un petit peu plus de leur territoire. Les voilà contraints à accepter une existence à durée limitée, une dizaine d’années tout au plus, estime-t-on, avant que le fleuve n’emporte tout et les force à l’exil.

Avec ses 160 millions d’habitants, Le Bangladesh est un des pays les plus peuplés au monde et, ici, le concept de « réfugié climatique » est déjà une réalité. Le pays est déjà globalement très exposé aux inondations : les nombreuses rivières gonflent avec la mousson et de manière d’autant plus ravageuse qu’en amont, les glaciers himalayens fondent en raison du réchauffement que connait la région. Les populations des chars, déjà fragilisées, sont plus menacées que jamais.

Photographies : Pascale Sury pour Mr Mondialisation

Leur sort semble inévitable. Tôt ou tard, ils devront fuir, une fois encore ! Se trouver une autre île où tout reconstruire ou bien s’entasser dans un des bidonvilles de Dacca, la capitale surpeuplée du pays qui, selon la Banque Mondiale, accueille déjà quelques 400.000 migrants climatiques chaque année. Avec une élévation d’un mètre du niveau de la mer, disait le GIEC (Groupe d’Experts Intergouvernemental sur l’évolution du Climat) en 2007, le pays perdra jusqu’à 17% de son territoire d’ici 2050 et comptera 20 millions de déplacés climatiques. Bref, le Bangladesh, l’un des pays les plus pauvres du monde (près d’un tiers de la population vit sous le seuil de pauvreté), au rang des petits pollueurs à l’échelle mondiale (78,5 millions de tonnes de CO2 en 2016), est l’un des plus exposés au réchauffement climatique que ce soit par l’élévation du niveau de la mer, la fonte des glaciers de l’Himalaya ou l’intensification des catastrophes naturelles. Comme quoi, en matière de climat, il n’y a pas de justice immanente qui tienne. Les plus faibles et les moins pollueurs sont également les plus exposés.

Pourtant, même ici, une résistance s’organise avec les moyens du bord. Dans cette zone oubliée, une ONG a décidé de pallier les défaillances de l’État : Friendship, créé en 2002 par une femme issue d’une famille aisée qui a décidé de sortir de son cocon à l’âge de 39 ans. Révoltée, en colère, Runa Khan a été poussée par un profond sentiment d’injustice après avoir navigué près de ces chars : « j’étais sur une autre planète, je n’avais jamais vu un tel niveau de pauvreté. Les gens peuvent vivre dans la pauvreté mais pas sans opportunité, ni espoir. Ça n’est pas possible ! Comment, en tant que Bangladais, peut-on laisser faire ça ? » L’ONG Friendship se lance désormais le défi de soutenir ces populations très vulnérables, notamment dans le district de Gaibandha, au Nord du pays, dans lequel nous nous rendons avec elle: “Il fallait que je fasse quelque chose. Ils sont du même pays que moi.”

Runa Khan – Photographie : Pascale Sury pour Mr Mondialisation

Runa Khan est une femme musulmane dans un monde d’hommes, à la tête d’une association de 1800 personnes, son ascension suscite l’admiration. D’année en année, Friendship a grandi et a construit des bateaux-hôpitaux, des cliniques itinérantes voguant de char en char et soignant gratuitement 30 à 40 000 personnes chaque année. Trois bateaux sont à l’œuvre aujourd’hui, 5 autres seront bientôt mis à l’eau. Sur l’un deux, nous rencontrons Mosammot Sufia Khtun et son fils de 3 ans, Tamin, opéré récemment d’un bec de lièvre et d’une malformation du palais. “L’opération a réussi et ça a changé ma vie à bien des égards. Sans Friendship, il n’y avait aucune solution. Nous avons la chance d’avoir une maison, de la nourriture, des voisins et le plus important, il y a ce centre de soins et on a pu soigner mon fils. Donc, vivre sur les chars, ce n’est vraiment plus un problème pour nous”. Comment ne pas questionner nos modes de vie, non sans lien avec le changement climatique qui les accable, face à cette autre réalité ?

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Photographies : Pascale Sury pour Mr Mondialisation

À côté des soins, l’ONG a aussi créé des écoles, des centres de formation pour autonomiser les femmes et des équipes « paralégales » ont été créées pour informer les habitants de leurs droits. Leur grand combat : l’interdiction des mariages précoces très courant dans cette région. Jarina a 12 ans, elle est très fière de partager son expérience avec nous. Il y a 5 mois, elle est parvenue à échapper à son mariage grâce à sa grand-mère et l’intervention des équipes paralégales de Friendship : « Mes parents m’ont proposé un mariage arrangé l’an dernier, mais je connaissais mes droits. Alors, je leur ai dit que je ne pouvais pas me marier maintenant parce que ça serait un mariage d’enfants et que ça causerait beaucoup de problèmes”.

Les personnes âgées, les femmes et les enfants sont les plus fragiles sur ces chars et chaque déménagement appauvrit un peu plus cette population déjà démunie. Runa Khan refuse les solutions générales, les projets de grande ampleur, chaque cas doit être pris individuellement : “Ces gens ont des besoins simples, il faut donc trouver des solutions simples. Je veux que l’on travaille en qualité et pas en quantité, que chaque personne soit traitée comme un être humain, à sa juste valeur. Les femmes sont le moteur du changement dans le monde. Si elles sont touchées, alors, je suis touchée. Elles sont moi et chaque jour, elles m’épatent ».

Jarina, 12 ans
Photographies : Pascale Sury pour Mr Mondialisation

En quittant le char de Kochkhali, les lueurs rouges du couchant caressent la surface du Brahmapoutre et les visages de ces centaines de Bangladais des chars massés sur des bateaux en bois, rappelant les réfugiés que nous connaissons en Méditerranée. L’ONU estime à 250 millions le nombre de réfugiés climatiques d’ici 2050 dans le monde. Si le Bangladesh connaît ces dernières années une spectaculaire croissance économique (6,5% en 2015 et de 7% en 2016), le train du développement a manifestement oublié des millions de personnes au bord de la route… ou plutôt au bord de l’eau ! Des Bangladais souriants, dignes et courageux… des survivants d’un monde définitivement plein de paradoxes.

Pascale Sury & Mr Mondialisation


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