Eva Illouz: “ Les femmes ont été les grandes perdantes de la révolution sexuelle ”
Nous ne pouvons rien comprendre aux questions de harcèlement et de violences sexuelles si nous n’analysons pas la grande révolution des années 1960 qui n’a pas seulement libéré les femmes de l’emprise des hommes, mais les a placées en position de faiblesse sur un “ marché sexuel” dérégulé. C’est la thèse surprenante que développe la philosophe et sociologue franco-israélienne Eva Illouz. Explications.
Depuis qu’a éclaté le scandale Weinstein aux États-Unis, la parole des femmes s’est libérée pour révéler l’ampleur du harcèlement sexuel. Pourquoi a-t-il fallu tant de temps pour rompre le silence ?
Eva Illouz : Cela touche à une difficulté centrale du féminisme. Comme le racisme, la domination des hommes sur les femmes est un mode d’organisation qui permet à un groupe de bénéficier des services d’un autre groupe considéré comme inférieur. Sauf que les relations entre hommes et femmes sont bien plus imbriquées que celles entre Noirs et Blancs. La relation de pouvoir est plus confuse parce qu’elle s’immisce dans une relation affective et sexuelle qui fait que les hommes sont dépendants de celles qu’ils dominent. Par ailleurs, les hommes ont des mères, des femmes, des sœurs, des filles qui, le plus souvent, ne peuvent voir leurs fils, maris, frères ou pères comme des exploiteurs. Il y a une participation active des femmes dans la domination qu’elles subissent. Comment penser l’antagonisme entre deux groupes si dépendants l’un de l’autre ? Cela rend la dénonciation du pouvoir extrêmement compliquée. Les femmes sont un groupe opprimé, mais à la différence de tous les autres groupes opprimés, ce n’est pas un groupe séparé dans la société. C’est un groupe éparpillé. Et cet éparpillement les prive d’un régime de visibilité différencié, à la différence des immigrés, des Juifs ou des homosexuels.
Diriez-vous que l’affaire Weinstein a été l’occasion de la constitution de ce groupe en tant que tel ? Comme si la conscience de classe des femmes avait émergé avec une force nouvelle ?
Le mot « classe » est un peu fort. Mais une nouvelle conscience à l’échelle internationale a émergé. On a enfin compris que, quelle que soit la nation ou la classe sociale, il y a une condition commune de la femme qui a des traits semblables partout dans le monde.
Vous accordez une importance particulière au fait que tout soit parti d’Hollywood. Pourquoi ?
Hollywood et la culture de la publicité ont joué un rôle central dans la transformation de l’image des femmes : ils se sont saisis du corps des femmes pour le transformer en unité visuelle et sexuelle. À la différence des statues de l’Antiquité ou des Vénus de la Renaissance, le corps des femmes devient sexy, sa nudité est le signe de sa readiness [« disponibilité »], de l’imminence de l’acte sexuel. Avant même la révolution sexuelle proprement dite, celle des années 1960, deux forces ont œuvré à la libération sexuelle : Freud et Hollywood. Freud a soutenu que les femmes, comme les hommes, étaient mues par un instinct sexuel indifférencié, parfois même dévorant (comme le révèle le fameux cas de Dora). Et Hollywood a créé des modèles visuels qui érotisaient fortement le corps féminin pour des raisons commerciales. Dans toute l’industrie cinématographique, le corps de la femme s’est imposé comme une marchandise visible valorisée pour sa capacité à éveiller les fantasmes des hommes et l’envie des femmes. L’actrice de théâtre du XVIIIe siècle pouvait être âgée et laide, l’actrice et le mannequin modernes sont la plupart du temps jeunes et belles. Hollywood a fait du corps sexué de la femme un objet d’appropriation visuelle des hommes. Pas étonnant donc qu’un personnage comme Harvey Weinstein soit issu de ce milieu. Mais il est tout aussi significatif que la riposte soit venue du même milieu. La réaction des actrices a eu un effet d’entraînement. Pourquoi ? Dans la vie réelle, quand les femmes sont victimes de viol ou de harcèlement, elles le vivent dans la honte et même la culpabilité, comme si l’infamie était la leur. À partir du moment où des icônes de beauté féminines ont déclaré avoir été elles aussi victimes, cela a libéré la honte et le silence des femmes « ordinaires ».
Selon vous, on ne peut pas comprendre la sexualité sans l’inscrire dans le cadre plus vaste de la répartition des pouvoirs, notamment économique, entre l’homme et la femme.
Les anthropologues et les sociologues nous invitent à penser la sexualité dans le cadre d’une circulation économique plus générale. C’est le sens de la démarche de l’anthropologue italienne Paola Tabet et de son concept d’« échange économico-sexuel ». Dans toutes les sociétés où les hommes ont la mainmise sur le pouvoir économique, montre-t-elle, les femmes utilisent leur sexualité comme monnaie d’échange. C’est évident avec la prostitution. Mais c’est aussi le cas dans le mariage traditionnel qui a longtemps été une manière pour elles de s’assurer un statut économique et social.
« Libérer la sexualité sans toucher au pouvoir économique des hommes revient à placer les femmes en position de vulnérabilité dans un marché sexuel dérégulé »
La révolution sexuelle des années 1960 a fait éclater ce mode de fonctionnement. En quel sens ?
La libération sexuelle peut être vue comme un processus de dérégulation. On a détaché la sexualité des anciennes règles sociales, morales ou religieuses qui l’encadraient. En culture chrétienne, la sexualité avait un télos, une finalité sociale, le mariage, et une finalité biologique, la reproduction. Le mariage faisait tenir ensemble émotions, sexualité et reproduction. Cela n’empêchait pas les contremaîtres ou les maîtres de maison de harceler, voire de violer les travailleuses ou leurs domestiques. Mais la sexualité était étroitement régulée par la morale. Avec la dérégulation, la seule éthique qui subsiste est celle du consentement : vous pouvez faire tout ce que vous voulez, pour autant que la personne avec qui vous le faites est consentante. Cela produit une augmentation des échantillons de partenaires potentiels et la disparition des médiations qui assuraient l’accès à ces partenaires. Comme dans le marché capitaliste où l’acheteur et le vendeur se rencontrent directement et où personne ne fixe en amont les prix de la transaction : seule la loi de l’offre et de la demande détermine la valeur. On le voit bien aujourd’hui sur les sites de rencontres comme Tinder où des algorithmes relient des individus sur la seule base des critères qu’ils décident eux-mêmes de faire jouer. On a donc « libéré » la sexualité. Mais – et la précision est essentielle – sans toucher au pouvoir social et économique des hommes. Il suffit de voir les nouvelles fortunes qui ont surgi dans les technologies numériques : Bill Gates, Larry Page, Mark Zuckerberg, Elon Musk, les maîtres de la nouvelle économie sont tous des hommes, sans exception. Même si les femmes sont rentrées massivement sur le marché du travail, elles restent, dans leur majorité, des ouvrières du capitalisme, pour la plupart éloignées de la grande fortune et de la propriété. Il faut avoir en tête ce tableau d’ensemble pour mesurer la portée de la libération sexuelle : libérer la sexualité sans toucher au pouvoir économique et politique des hommes revient à placer les femmes dans une position de vulnérabilité structurelle dans un marché sexuel ouvert et dérégulé.
La révolution sexuelle n’aurait donc pas profité aux femmes ?
C’est plus ambivalent. Les femmes ont gagné le contrôle de leur corps et de la procréation grâce à la contraception, mais aussi la légitimation de formes de sexualité multiples et variées, la légitimation du plaisir, la disparition de l’idéal de la virginité. Mais la dérégulation de la sexualité les a privées de la monnaie d’échange dont elles disposaient face au pouvoir économique des hommes. Et cela alors que la sexualité continue d’être pour la majorité d’entre elles liée au projet de conjugalité, à une façon d’acquérir une légitimité sociale et de s’assurer une stabilité financière. Chez l’homme, la disjonction entre sexualité, mariage et émotion a été plus nette. De ce point de vue, les femmes ont en effet été les grandes perdantes de la révolution sexuelle.
Le moment de la libération sexuelle coïncide avec le “recodage de la sexualité masculine vers la performance et la sérialité”, dites-vous. En quel sens ?
La sexualité sérielle, c’est l’idée que plus vous accumulez de partenaires, plus votre identité s’en trouve renforcée. À l’inverse, la sexualité féminine est demeurée plus ambivalente, entre sérialité et attachement. Cela n’a rien à voir avec une donnée intrinsèque de la femme. Quand une femme a du pouvoir, elle n’est pas moins susceptible de faire l’expérience de son pouvoir par la sexualité sérielle. C’est ce qui me fait dire que la sexualité est un « effet du pouvoir ».
Les violences sexuelles sont très majoritairement le fait des hommes. N’est-ce pas en rapport avec le corps ? Dans l’Émile, Jean-Jacques Rousseau le laisse ainsi entendre : “L’un doit être actif et fort, l’autre passif et faible ; il faut nécessairement que l’un veuille et puisse ; il suffit que l’autre résiste peu.”
Je crois qu’il faut résister à la tentation d’expliquer par la nature les comportements, si répandus soient-ils. La nature existe, mais on ne la connaît pas en dehors des schémas culturels dans lesquels elle s’inscrit. Dans les sociétés de chasseurs-cueilleurs, tout le monde travaille et il n’y a aucune hiérarchie entre hommes et femmes. L’explication pseudo-naturaliste fait de l’homme le sexe fort et agressif, le seul outillé physiquement pour le viol, muni selon certains d’une pulsion sexuelle excédentaire. Or ce schéma est rejeté par les recherches récentes en neurosciences qui rejoignent les hypothèses culturalistes formulées par les féministes. Pour qu’une différence naturelle soit pertinente, il faut qu’elle soit culturellement institutionnalisée. Exemple : la différence entre les petits et les grands est biologique mais ne devient codée culturellement que lorsqu’on définit la virilité séduisante par la taille. Les différences ne deviennent opératoires qu’à partir du moment où elles sont investies socialement par des idéologies et des pratiques.
Mais si certains hommes peuvent jouir en niant le désir des femmes et en les violant, c’est plus difficile pour les femmes, non ?
Théoriquement, si les femmes étaient violentes, elles pourraient chercher à pénétrer le corps de l’homme avec des objets. Pourquoi n’est-ce pas le cas ? Pas à cause d’une différence anatomique. Mais parce que, pour la femme, la sexualité n’est pas une source de pouvoir. Les hommes peuvent utiliser leur sexe comme une arme, c’est un fait incontournable. Mais il ne s’agit pas d’érotisme. Le viol n’est en aucune façon une expérience érotique. Ni pour la femme, ni pour l’homme, en réalité. Ce que les hommes cherchent dans le viol, c’est le plaisir de la domination, de la subjugation, de l’emprise.
De nombreuses études font apparaître parmi les couples de longue durée un sentiment de lassitude chez les femmes. La sexualité y prend parfois pour elles l’allure d’une corvée et engendre de la frustration chez les hommes. Cela ne témoigne-t-il pas d’un différentiel érotique ?
Cela prouve seulement que les femmes ne trouvent pas leur compte dans la sexualité telle qu’elle est pratiquée aujourd’hui. Pour le dire clairement, il y a un tropisme masculin dans la façon dont on mesure le plaisir sexuel. Lorsqu’on interroge l’expérience des lesbiennes, il apparaît que la durée de l’échange sexuel entre elles peut durer beaucoup plus longtemps (près d’une heure trente) que chez les hétérosexuels (autour de vingt minutes). On sait aussi que le clitoris est plus sophistiqué en termes de récepteurs neurologiques que le pénis. On peut se référer à la physiologie de plusieurs façons. Et si l’on tient vraiment à tirer un enseignement de ces données, on devrait dire que les femmes ont autant de puissance sexuelle que les hommes… mais qu’elles ne trouvent pas vraiment leur compte dans la sexualité hétérosexuelle.
“Le pouvoir est la dimension invisible et néanmoins tangible qui organise les rapports du genre – quelque chose qui doit être localisé et expulsé de la relation intime”, écrivez-vous. La philosophe Judith Butler considère, elle, que le pouvoir est une dimension inhérente, “très excitante”, de la sexualité. Faut-il expulser le pouvoir de la sexualité ou jouer avec lui ?
Dans la Grèce et la Rome antiques, les maîtres violaient régulièrement les esclaves. Et il était essentiel à la définition de la masculinité d’être celui qui pénètre. « Ne pas être pénétré ! » est devenu une hantise de la masculinité hétérosexuelle. La performance de la sexualité était donc une performance de pouvoir. J’imagine que ce n’est pas ce pouvoir-là qui excite Judith Butler… Longtemps, en Occident, il était interdit aux femmes d’exprimer ouvertement leur désir et leur plaisir, alors qu’il revenait à l’homme de prendre l’initiative et de contrôler les termes de l’échange sexuel. J’ose espérer que ce n’est pas ce pouvoir-là qui excite Judith Butler… Le pouvoir, s’il n’est pas joué, simulé ou consenti comme dans la relation sadomasochiste, est anti-érotique. Ceux qui croient que le pouvoir est nécessaire à l’entretien du désir manquent d’imagination. Mon couple idéal, c’est Diderot et Sophie Volland, un homme qui aime une femme parce qu’elle est son égale (ou du moins c’est ainsi qu’il l’imagine). L’égalité est éminemment sexy et érotique.
L’homosexualité ou la bisexualité n’ont-elles pas contribué à transformer la grammaire du désir ?
La sexualité est une expérience sociale contradictoire. D’un côté, elle apparaît comme un élément primordial de l’identité et de la singularité ; de l’autre, il y a une volonté de neutraliser les différences de sexe, comme dans la vie professionnelle. Or c’est dans la culture homosexuelle que cette tension est apparue : les homosexuels conjuguent une identité sexuée forte avec l’aspiration à dépasser l’inégalité sexuelle. Aujourd’hui, la tendance la plus intéressante me semble celle du pansexualisme, la volonté de faire de l’orientation sexuelle un choix individuel : multiple, révocable, indifférencié… et égalitaire.
Au-delà des pratiques, vous en appelez à la constitution d’une nouvelle “éthique de la sexualité”. Quelle en serait l’orientation ?
La contractualisation règle peu de problèmes. Mis à part l’entrée dans la relation qui pourrait faire l’objet d’un consentement plus explicite, je ne pense pas que l’on puisse contractualiser les émotions et les sentiments. Je crois plus dans la possibilité d’inventer une nouvelle culture de la séduction, fondée sur le jeu, l’égalité dans la différence. Cela présuppose que les femmes puissent emprunter les rôles dévolus aux hommes, et inversement. Prendre pleine possession de nos identités multiples, ne pas rester figés sur des rôles rigides. Si une nouvelle éthique sexuelle doit voir le jour, il faut donc qu’elle articule l’égalité de principe, la pluralité des positions et la plasticité des configurations. Cela libérerait les femmes et les hommes du rôle que le pouvoir joue dans le désir et la sexualité.
Expresso : les parcours interactifs
Mes amis, mes amours...
Sur le même sujet
Les nouvelles normes de la libération sexuelle
Et si la révolution féministe actuelle était à la fois porteuse d’une émancipation sexuelle sans précédent, et de nouvelles normes, tendant à…
Eva Illouz / Raphaël Enthoven. L’amour peut-il finir ?
À l’heure de #MeToo et Tinder, y a-t-il encore place pour le grand amour ? Pour la sociologue Eva Illouz, qui publie La Fin de l’amour (trad. S…
Eva Illouz : “Les femmes, grandes perdantes de la révolution sexuelle”
La question de l’impunité dont bénéficieraient les auteurs de violences conjugales ou sexuelles est relancée dans le champ politique et médiatique. En…
Faut-il choisir entre égalité et liberté ?
Analyse des termes du sujet « Faut-il » Est-il nécessaire ? Préférable ? Avons-nous l’obligation ? « choisir entre » Choix inclusif ou exclusif, préférer, hiérarchiser. « égalité » Égalité…
Où passe la frontière entre séduction et agression ?
La secrétaire d’État à l’Égalité entre les hommes et les femmes Marlène Schiappa a annoncé pour 2018 une loi pour lutter contre le « harcèlement…
Eva Illouz : “L’amour n’est pas possible dans le confinement, il a besoin du monde”
Les amants seraient-ils plus heureux s’ils pouvaient vivre leur histoire en toute intimité ? Eva Illouz soutient que la proximité amoureuse et sexuelle avec l’autre n’est tenable que si elle reste ouverte sur l’extérieur.
Eva Illouz : “Nous croyons à l’amour sans vraiment y croire”
La sociologue Eva Illouz a choisi de s’intéresser à nos émotions autrement qu’en termes psychologiques et philosophiques. Et démontre comment le…
Eva Illouz: “L’amour est une question visuelle”
Décalogue 6, “Tu ne seras pas luxurieux” vu par Eva Illouz.