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Billet de blog 19 janvier 2018

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Céline, ambianceur des temps populistes

Avec le projet de rééditer les pamphlets antisémites de Louis-Ferdinand Céline, on comprendra que le temps est venu de réhabiliter l'ensemble de son oeuvre. La «célinomanie» est un phénomène médiatico-littéraire mondain. Comme Ferdinand Bardamu, elle caresse l’air du temps populiste dans le sens du poil (antidémocratie, racisme et nationalisme), tout en prétendant nous en protéger.

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La maison d’édition Gallimard, en décidant de “suspendre” la réédition de trois pamphlets antisémites[1] de Louis-Ferdinand Céline, a éteint un début d’incendie qui menaçait de se propager. Sous l’impulsion de Serge Klarsfeld et d’historiens opposés au projet, la polémique ne cessait d’enfler depuis que la nouvelle de la publication avait été rendue publique. Il s’agit davantage d’un retrait tactique que l’abandon sine die d’une réédition qui semble rester à l’ordre du jour.

Antoine Gallimard s’est comporté en l’espèce avec arrogance et amateurisme. D’une part, on peine à comprendre quels sont les objectifs artistiques de ce projet éditorial. D’autre part, la légèreté de la maison d’édition est confondante : Gallimard envisageait de republier une édition parue en 2012 aux Éditions 8, en l’agrémentant d’une préface de Pierre Assouline. L’éditeur québécois, un admirateur de Marine Le Pen, avait publié ces pamphlets hystériquement antisémites sous le titre d’Écrits polémiques, un euphémisme qui en dit long sur ses intentions. Par ailleurs, les annotations d’un professeur de littérature française ont été jugées très insuffisantes sur le plan historique : elles multiplient les erreurs factuelles et comportent de nombreuses lacunes[2].

Les arguments invoqués par les partisans de la réédition sont incohérents et de mauvaise foi[3] : refuser la censure (on peut facilement trouver ces pamphlets sur internet) ; publier ces pamphlets pour désamorcer leur nocivité (leur publication par une maison d’édition renommée va, au contraire, légitimer leur contenu ainsi que les activités antisémites des Soral et autres Dieudonné).

Les partisan.e.s de la réédition estiment qu’il faut distinguer l’écrivain et son “style”, d’un côté, et l’antisémite et le collaborateur nazi, de l’autre. Cette distinction est un contresens dangereux. D’une part, elle dépolitise totalement des pamphlets qui sont un long tract politique d’appel au meurtre des juifs. Le fameux “style” du maestro des points de suspension a bon dos : quel éditeur publierait aujourd’hui un texte antisémite d’un.e auteur.e. contemporain.e ? Pourquoi accorder à Céline ce que l’on refuserait aux autres ?

En outre, si Voyage au bout de la nuit ne comporte pas de référence antisémite explicite, il contient le substrat idéologique qui parcourt l’ensemble de l’oeuvre de Céline : haine de la démocratie, de la République, des Lumières et des luttes émancipatrices. Même les tirades emphatiques contre la guerre, énoncées sur le mode de la dérision, peinent à cacher le mépris de l’auteur pour le “bon peuple”. Plus en avant, Céline accompagne un point de vue en apparence anticolonialiste de railleries contre le mode de vie des Africain.e.s et contre leur absence de rébellion.

Le style ampoulé de Céline n’est donc pas neutre : son emphase tourbillonnante sert un message foncièrement politique. Céline met en scène des personnages à son image : geignards, veules et d’extrême droite.

Dans un entretien donné au Monde[4], Antoine Gallimard a déploré que “s’il avait Serge Klarsfeld contre lui, [il] ne pouvai[t] rien faire”. Et de continuer : “Aujourd’hui, l’antisémitisme n’est plus du côté des chrétiens mais des musulmans, et ils ne vont pas lire les textes de Céline.”

Le plus extraordinaire est que ce commentaire n’a soulevé aucune protestation. Et pourtant dans les propos de Gallimard, on trouve le concentré d’un siècle de fantasmes antijuifs (accréditer l’existence d’un pouvoir occulte juif autour de Serge Klarsfeld, un agent influent) et une mise à l’index des “nouveaux antisémites” : les musulman.e.s. Puisque ces hommes et ces femmes essentialisé.e.s sont trop illettré.e.s pour lire les pamphlets de Céline, rien ne saurait s’opposer à leur réédition : les non-musulman.e.s, qui sont des “lecteur.rice.s. averti.e.s”, sauront les apprécier à leur juste mesure.

Avec ce tour de passe-passe, Antoine Gallimard se veut rassurant : Céline, le “génie littéraire” et Céline l’antisémite sont indissociables (il a raison sur ce point). On comprendra que le temps est venu de réhabiliter l’ensemble de son oeuvre, y compris cette diarrhée antisémite. La “célinomanie” est un phénomène médiatico-littéraire mondain. Comme Ferdinand Bardamu, elle caresse l’air du temps populiste dans le sens du poil (antidémocratie, racisme et nationalisme), tout en prétendant nous en protéger.

Notes

[1] Bagatelles pour un massacre (1937), L’École des cadavres (1938) et Les Beaux-draps (1941).

[2] Florent Georgesco, “Petites et grandes manoeuvres autour des pamphlets de Céline”, Le Monde des livres, 4 janvier 2018, http://abonnes.lemonde.fr/livres/article/2018/01/04/petites-et-grandes-man-uvres-autour-des-pamphlets-de-celine_5237371_3260.html

[3] Alya Aglan, Tal Bruttman, Éric Fournier, André Loez, “Céline, Gallimard, et le choix de l’antisémitisme”, L’Obs. 4 janvier 2018, https://bibliobs.nouvelobs.com/actualites/20180104.OBS0154/celine-gallimard-et-le-choix-de-l-antisemitisme.html

[4] Florent Georgesco et Nicole Vulser, “Gallimard renounce à publier les pamphlets de Céline”, Le Monde, 12 janvier 2018, http://abonnes.lemonde.fr/livres/article/2018/01/12/gallimard-renonce-a-publier-les-pamphlets-de-celine_5240776_3260.html

Une version abrégée de cet article a été publiée dans L’Humanité le 18 janvier 2018. Cet article s’est inséré dans une double page de débats intitulée : “Y a-t-il un intérêt à rééditer les écrits antisémites de Céline ?” Avec les contributions d’Emmanuel Debono, Marine Roussillon et d’Éric Fournier.

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