Daniel Lindenberg : “Zemmour, Houellebecq... Aujourd'hui la pensée unique, c'est eux !”

L’historien des idées et professeur en science politique Daniel Lindenberg est mort ce vendredi 12 janvier. Dès 2002, il annonçait – et dénonçait – les dérives conservatrices des intellectuels français. Nous l’avions rencontré en 2016.

Par Propos recueillis par Juliette Cerf

Publié le 13 janvier 2018 à 18h00

Mis à jour le 08 décembre 2020 à 01h34

En 2002, l'historien des idées Daniel Lindenberg avait fait scandale en publiant Le Rappel à l'ordre. Enquête sur les nouveaux réactionnaires, court ouvrage écrit au lendemain des chocs du 11 septembre 2001 et du 21 avril 2002, dans lequel il dénonçait une certaine dérive conservatrice de la pensée française, portée par des auteurs aussi différents qu'Alain FinkielkrautMichel Houellebecq, Régis Debray, Marcel Gauchet ou Pierre-André Taguieff. Qu'en reste-t-il quatorze ans après ? Rencontre avec un auteur qui persiste et signe, à l'occasion de la réédition de son ouvrage, aujourd'hui auréolé d'un bandeau rouge bien visible : « L'essai prémonitoire »

Votre ouvrage a maintenant quatorze ans. Plutôt que de le republier, pourquoi n'avoir pas écrit un nouveau livre ?

Il se peut que j'écrive un nouvel essai, tout est ouvert… La décision de le republier ne vient pas de moi, mais du directeur de collection, Pierre Rosanvallon. Ce dernier a estimé que le contexte actuel prouvait que j'avais vu juste : encore flous à l'époque, les tendances et les personnages-clés du débat intellectuel français que j'avais isolés en 2002 sont toujours là, et leur influence, que lui et moi jugeons plutôt négative et régressive, s'est même largement accrue. « Le poisson pourrit par la tête », dit un proverbe chinois… La réaction a commencé par être un phénomène intellectuel, véhiculé par des écrivains, des philosophes ou des chercheurs en sciences sociales, comme Michel Houellebcq, Alain Finkielkraut ou Pierre-André Taguieff. Elle est devenue un phénomène médiatique incarné par un Eric Zemmour ou une Natacha Polony. Ces chroniqueurs vedettes nouvelle génération font de l'audience grâce à leurs provocations. Ils sont partout, ils trustent tous les plateaux télé, les chaînes d'information en continu où ils dormiraient presque. Mais, malgré tout,  ils disent être persécutés par la pensée unique.… La pensée unique, c'est eux aujourd'hui ! Sans me prendre pour un grand prophète, c'est exactement ce que je prévoyais.

Quels événements survenus durant cette quinzaine d'années vous ont donné raison ?

La montée du Front national mais aussi le fait que la droite et la gauche dites républicaines aient intégré la majorité des idées néoréactionnaires : les procès intentés aux valeurs humanistes, aux droits de l'homme, à l'égalité, au féminisme, à la société métissée. Les années de la présidence de Nicolas Sarkozy, qui a voulu liquider le legs de Mai 68, ont décomplexé une grande partie de ces idées et levé bon nombre de tabous. Malheureusement, pour les gens de gauche en tout cas – on n'est bien sûr pas obligés d'être de gauche… –, la présidence Hollande, à la faveur des terribles événements qui ont marqué l'année 2015, prend le même chemin : un chemin ultrasécuritaire où les droits fondamentaux sont de plus en plus sacrifiés face au besoin de sécurité.

“Depuis quinze ans, tout le monde puise dans le fonds de commerce de l'extrême droite.”

A quoi pensez-vous en particulier ?

Que la déchéance de nationalité, hautement symbolique et jusque-là promue par l'extrême droite, puisse être proposée par un gouvernement socialiste montre toute l'étendue du chemin parcouru… Depuis quinze ans, tout le monde puise dans le fonds de commerce de l'extrême droite. L'opinion publique est complètement chloroformée. Elle accepte tout au nom de la sécurité. Ce que je disais déjà en 2002, c'est que tout cela joue sur les peurs. J'avais écrit ce livre au lendemain du 11 septembre 2001 qui a constitué un lever de rideau sur notre époque : l'ère de l'hyperterrorisme. Or, je crois qu'on est en train de faire les mêmes erreurs que celles commises par la présidence Bush. Cela est facilité par ce climat réactionnaire, par ces intellectuels ou journalistes plus ou moins talentueux qui nous expliquent qu'on vit dans un monde tellement dangereux que les garde-fous républicains et démocratiques qu'on respectait jusque-là doivent finalement être mis entre parenthèses pour qu'on n'y passe pas tous, pour qu'on ne vive pas tous sous la charia… Qu'est-ce que c'est que ces assignations à résidence, ces perquisitions menées sans aucun contrôle de la justice ? Ou ces pouvoirs accordés la police, alors que ses abus de pouvoir sont déjà immenses en France. Ou les énormités du Premier ministre contre la prétendue culture de l'excuse. Depuis quand ne peut-on pas comprendre le terrorisme ? Même le nazisme s'explique très bien.

La montée des idées néoréactionnaires n'est-elle pas finalement proportionnelle au déficit d'idées proposées par la gauche ?

Il n'y a effectivement pas beaucoup de nouveaux progressistes face aux nouveaux réactionnaires… La gauche a perdu la bataille des idées car elle se bat souvent sur des terrains qui accentuent justement la convergence avec les réactionnaires ; ainsi, pour certains économistes comme Jacques Sapir, la bataille essentielle est dirigée contre l'Europe et contre l'euro. Une reconstruction intellectuelle de la gauche est prioritaire mais elle ne peut se faire uniquement sur le terrain économique. Les nouveaux réactionnaires ont, eux, su renouveler le stock d'idées à droite, tout en la faisant revenir à ses vieux démons – ainsi Eric Zemmour qui réhabilite Vichy et le maréchal Pétain, ce qui fait froid dans le dos. Zemmour qui n'était pas encore là en 2002, est un personnage tout à fait symptomatique. Et talentueux ; il a su orchestrer de main de maître toutes ces idées néoréactionnaires, dont il a fait une synthèse grand public devenue un best-seller, Le Suicide français. Tout commence selon lui avec la prise du pouvoir des femmes, qui a dévirilisé toute la société française. Pour lui, ainsi, la chanson de Michel Delpech Les Divorcés (1973), c'est l'écroulement de la famille, la fin du père, la disparition de l'autorité à la tête de l'Etat !

“Selon Eric Zemmour, l'homme politique idéal, c'est Vladimir Poutine.”

Vous évoquez, dans votre postface inédite, une révolution conservatrice internationale. Pourriez-vous préciser ?

Elle touche l'Est et l'Ouest, le Nord et le Sud. Je pense aux néoconservateurs américains, comme à Vladimir Poutine, qui est une idole pour beaucoup, parce qu'il a su restaurer les vieilles valeurs, telles l'autorité ou l'identité. C'est l'homme politique idéal selon Eric Zemmour : un homme, un vrai, qui pense que les femmes et les minorités doivent rester à leur place, et que les homosexuels sont bons à soigner. Je pense aussi à la Chine, où le parti communiste cherche à se ressourcer dans un retour aux valeurs conservatrices, néoconfucianistes. Et l'islamisme radical, c'est aussi une forme exacerbée de néoconservatisme appliquée au monde arabo-musulman.

Vous attendez-vous à une nouvelle polémique aujourd'hui ?

Il s'agissait effectivement d'une polémique, d'une chasse à l'homme. Il n'y a pas eu de réel débat et je le regrette vraiment. Je ne m'attends pas à beaucoup mieux aujourd'hui, sinon à avoir peut-être un peu plus de défenseurs qu'avant. Le livre n'était pas épuisé, j'en ai vendu 25 000 exemplaires. Le republier est donc avant tout un geste symbolique. C'est une forme de réhabilitation, un pied-de-nez à ceux qui m'ont mis plus bas que terre, qui m'ont dénié toute légitimité, ou tout bonnement traité d'imbécile, d'ignorant – et j'en passe…

Cet entretien a été publié initialement le 28 janvier 2016.

A lire
Le Rappel à l'ordre. Enquête sur les nouveaux réactionnaires, de Daniel Lindenberg, éd. du Seuil, 112 p., 11,80 €.

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