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Jean-Michel Blanquer : "Je suis et-en-même-temps-tiste depuis toujours"

PORTRAIT - Le ministre de l'Education nationale Jean-Michel Blanquer est la révélation du gouvernement. Le techno s'est métamorphosé en politique. Son credo : "le dépassement des clivages". Il tente de contourner la querelle entre "réacs" et "pédagogistes" grâce aux sciences cognitives.

Anna Cabana , Mis à jour le
Le ministre de l'Education nationale Jean-Michel Blanquer.
Le ministre de l'Education nationale Jean-Michel Blanquer. © Reuters

Vendredi soir, à Bobigny, au rez-de-chaussée de la chambre de métiers, les "marcheurs" de Seine-Saint-Denis se sont rués sur lui sitôt son discours fini. Jean-Michel Blanquer est venu, en guest star, assister à leur cérémonie de vœux. Le ministre de l'Éducation enchaîne les selfies pendant presque une heure. Jusqu'à ce que son équipe ne vienne l'extraire. Dans l'intervalle, il se sera régalé – et pas seulement de félicitations : il engloutit un flan à la griotte, fait un sort à une assiette de petits fours salés, puis ce seront des macarons, le tout arrosé d'un punch à l'orange. "C'est fou, la cote qu'il a!", s'enflamme le président de la chambre de métiers, Patrick Toulmet, macroniste de la première heure. En partant, Blanquer, réjoui, tient à souligner : "Je ne consacre que 10% de mon temps à ce type de réunions politiques." Pause. "Mais j'aime faire ça." On avait remarqué.

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Attention, tous les Français ne se jettent pas sur notre ministre de l'Éducation nationale pour le remercier de ses bienfaits. Un peu plus tôt ce vendredi, tandis qu'il déambule deux heures durant dans les allées du Salon postbac de la Villette au côté de sa collègue Frédérique Vidal, chargée de l'Enseignement supérieur, la plupart des visiteurs ne les reconnaissent ni l'un ni l'autre. Certes, il y a bien César, élève (à capuche blanche et barbiche) de terminale ES au lycée Guillaume-Apollinaire de Thiais, à qui une camarade, Belinda, demande : "C'est qui, le ministre?" et qui lui explique : "C'est le type avec les lunettes d'Harry Potter, il fait des trucs pas mal." Vingt mètres plus loin, les ministres passent devant deux quinquas avec des dossiers colorés sous le bras. "C'est qui?", nous interrogent-ils. "On aurait dû le reconnaître, c'est notre ministre" – ils sont profs au lycée Langevin-Wallon à Champigny-sur-Marne. Bilan : deux demandes de selfie en deux heures. Pas de quoi pavoiser. Ça tombe bien, ce n'est pas le genre de Blanquer.

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"Sur une ligne de crête"

Lui est un "agent double" - l'expression est de l'un de ses amis - qui s'est donné pour mission de "créer un état d'esprit d'unité nationale" - ça, c'est de lui - autour de cette passion française qu'est l'Éducation nationale. À part Le Monde – et encore, c'est moins vrai ces dernières semaines –, personne ne parvient à vraiment médire de lui. Même Libération a admis, sous la plume de Laurent Joffrin : "Il sait à merveille séduire les acteurs du secteur, caresser les parents quand il le faut, les profs si nécessaire, désarmer la gauche enseignante et galvaniser en même temps la réacosphère éducative. Plaire à Dubet autant qu'à Finkielkraut." Ce n'est pas faux. Il suffit de comparer les déclarations des susnommés François Dubet, sociologue comptant parmi les "pédagogues", et Alain Finkielkraut, chantre de cette "réacosphère" qui tient les "pédagogues" pour des assassins de l'école. "Son projet est une rupture profonde", assure le premier ; "Blanquer est l'homme de la rupture", nous expose le second.

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Ce n'est pas un conservateur néorépublicain à la Natacha Polony – Alain Finkielkraut – Régis Debray, mais un pragmatique de bon sens

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Cette improbable symétrie des mots nous révèle au moins une chose sur Blanquer : il est doté d'un talent certain d'équilibriste. Son discours sur le retour de l'autorité et des fondamentaux fait de lui le ministre qui cause le plus de dégâts à droite et, avec le dédoublement des classes en ZEP, il accomplit ce dont la gauche aurait rêvé de pouvoir s'enorgueillir. "Je suis sur une ligne de crête", convient l'intéressé, qui fait attention à ce qu'il dit, toujours, partout. Il sait que la sémantique charrie des symboles, voire des fantasmes, et comme il veut "pacifier", il a intérêt à maîtriser ses effets. "J'ai un surmoi en béton armé." Et un vrai sens tactique. Il n'est que de voir comment il tente de sortir de la querelle réactionnaires-progressistes par les sciences cognitives. "Son usage des neurosciences est habile. Ce n'est pas un conservateur néorépublicain à la Natacha Polony - Alain Finkielkraut - Régis Debray, mais un pragmatique de bon sens", loue l'essayiste et ancien ministre Luc Ferry. Sa mise en avant des sciences cognitives n'est pas juste une habileté pour faire taire les "pédagogistes".

"Ça remonte à très très loin, nous indique son ami François Baroin. Mon père [Michel Baroin, ancien grand maître du Grand Orient de France, auquel Blanquer a consacré un livre] était passionné par le fonctionnement du cerveau. Quand on avait entre 18 et 20 ans, on a eu la chance de participer à la maison à des réunions de chercheurs, dont Henri Laborit. Jean-Mi est devenu un excellent connaisseur de ces questions." Et puis il n'est pas interdit, à ce poste, de faire un peu de politique… C'est d'ailleurs ce que Blanquer reproche à Vincent Peillon, ce prédécesseur avec lequel il a eu de belles conversations sur Aristote. "Ce n'est pas un très bon tacticien. Je ne suis pas certain que Vincent Peillon soit un homme politique." L'est-il devenu, lui? "Restez correcte, quand même!", s'esclaffa-t-il la première fois qu'on lui posa la question – c'était au début de juillet, il venait de nous faire toucher le platane dans le jardin du ministère devant son bureau, et à l'époque il préférait nous parler de ce platane-chasseur-de-mauvaises-ondes qui "préexistait au ministère" plutôt que de sa transformation en politique.

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Il a toujours été plus passionné de politique que je ne l'ai été. C'est un vrai politique, mais il n'avait jamais été confronté à la violence de l'exercice politique

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Six mois après, lorsqu'on le lui redemande, rien de tel. Ni la plaisanterie ni le rire en guise de paravent. Il ne se frotte même pas les yeux après avoir enlevé ses lunettes. Le (très bon) joueur d'échecs assume : "Je suis un homme politique." Aujourd'hui, à 53 ans, il dit ça tranquillement. "Il a toujours été plus passionné de politique que je ne l'ai été, raconte Baroin. C'est un vrai politique, mais il n'avait jamais été confronté à la violence de l'exercice politique. Il a fait sa mue dans la lumière de façon spectaculaire. Il est avec Emmanuel Macron la révélation du paysage politique de 2017." Point n'est besoin d'être comme Baroin le frère de cœur de Blanquer pour le congratuler. François Bayrou, que l'on ne saurait suspecter d'avoir dit des choses gentilles sur ses successeurs à la tête du ministère de l'Éducation nationale, soutient son locataire actuel : "Il a compris par connaissance ou par instinct que les 'pédagauchos', qui sont peut-être majoritaires dans les couloirs du ministère, sont ultraminoritaires dans les salles de profs et chez les parents d'élèves. Le message “On va reconstruire à partir des fondamentaux” est un message désiré par le tréfonds de la société française et un message désiré de manière non avouée par les profs. Les Français ne demandaient que ça. C'est un tel soulagement. Voilà quinze ans qu'on voit faire n'importe quoi dans un univers qui est précieux intimement pour chacun d'entre nous. Quand j'étais ministre, ce n'était pas encore mûr, la société française n'avait pas encore regardé en face son besoin de consensus sur les fondamentaux ; à présent la société est mûre." Blanquer ne dément pas : "Il y a la rencontre entre l'endroit où je suis arrivé et la maturité de la société. Il faut que l'Éducation nationale rassemble. Je rassemble. C'est tout sauf un consensus mou. C'est l'affirmation d'un socle qui rassemble."

Il a voté Sarkozy en 2007

L'ennemi de Blanquer, c'est le clivage. Ce n'est pas une formule, mais une obsession, chez lui. C'est bien simple, dès que dans un échange sur sa chère Éducation nationale survient un clivage, il s'emploie à faire valoir à chacun (vous, des badauds, des militants, des élus, des ministres) que c'est un "clivage inutile". Blanquer adore Edgar Morin et "son jeu prémacronien sur les faux opposés".

Il fallait le voir, le 6 décembre, dans les sous-sols d'un grand hôtel parisien, lors de la présentation de l'enquête réalisée par l'Ifop pour No Com et le JDD sur la perception qu'ont les Français de la transformation du pays : perché sur un tabouret, il n'était pas exactement à son aise – souvent il y a comme une gêne dans la gestuelle de Blanquer, ce matin-là il pince tellement ses lèvres qu'on pourrait croire qu'il va les avaler, mais son propos n'est pas intimidé, lui. "Il faut dépasser les clivages", scande-t-il avec détermination. "Prenez les méthodes de lecture : des gens qui se croient intelligents disent : “Ça ne sert à rien de s'occuper de décodage, il faut s'occuper de la compréhension”. C'est un clivage absurde qui nous tire vers le bas. Il faut à chaque fois l'un et l'autre. Je suis souvent confronté à des clivages de ce type." Et Blanquer de les traquer avec "optimisme" et "bienveillance", s'il vous plaît, puisqu'il a fait siens ces mantras de Macron. Profession : "dé-cliveur » en chef. Et le même, toujours sur son tabouret, de poursuivre en tortillant ses mains : "Je suis sans arrêt conduit à dire : “Nous irons vers plus d'égalité par la liberté.” Il ne faut pas avoir une vision uniformisante de ce que peut être l'égalité. Je voudrais qu'on dépasse cette contradiction."

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J'essaie de faire sortir la France de tous les clivages inutiles. C'est le souhait implicite d'un certain nombre de Français. Je fais une maïeutique du dépassement de clivages

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Une dizaine de jours plus tôt, une fois qu'après un quart d'heure peu audible il se sera enfin rapproché du micro – il n'est pas pro dans le maniement de ces instruments-là, Blanquer –, il mit le même entêtement à chasser les clivages devant les 200 convives du dîner annuel de la Grande Loge de France, dans un sous-sol, encore, de la rue Puteaux à Paris : "Sur les devoirs, nous sommes passés aussi au-delà d'une antinomie. Oui, il faut faire des devoirs, mais, oui, ça doit pouvoir être fait dans l'établissement. Il faut emporter la société française dans cette articulation." Au JDD, il précise : "J'essaie de faire sortir la France de tous les clivages inutiles." Rien que cela. "C'est le souhait implicite d'un certain nombre de Français. Je fais une maïeutique du dépassement de clivages." Il répète cette dernière phrase – le concentré de sa ligne politique, et philosophique. "Une maïeutique du dépassement de clivages." Alors, bien sûr, c'est trop intello pour figurer sur un tract électoral. Qu'importe, ce n'est pas le sujet de cet homme de culture de droite – ainsi dit-on, désormais – qui a voté Sarkozy en 2007 et ne veut pas dévoiler son choix de 2012, "mais ce n'est pas Hollande". Sourire.

Le "ministre de Brigitte"

"Chacun est traversé par ce dialogue entre tradition et modernité, entre l'effort et le plaisir. Ce qui est vrai à l'échelle de l'individu l'est à l'échelle de la société. Tous nous avons besoin de racines et d'ailes. Et de l'un et de l'autre." Une posture macronienne qui, chez Blanquer, date d'avant Macron. "Je suis et-en-même-temps-tiste depuis toujours." Aussi l'ancien directeur de l'Essec n'a-t-il pas besoin de vérifier en toute occasion la conformité de ce qu'il dit ou fait avec les desiderata présidentiels. "Je suis assez sûr d'être dans la bonne partition." De toute façon il s'entend plus-que-parfaitement avec Macron. "On a une compréhension à demi-mot." Avec son épouse, aussi. "Blanquer, c'est le ministre de Brigitte", confie un conseiller élyséen.

De quoi donner au dit ministre une certaine liberté. Et notamment la liberté de rassurer ceux que Macron inquiète. "C'est la nomination de Blanquer qui a fait que j'ai arrêté de tirer à boulets rouges contre Macron, témoigne Finkielkraut. Blanquer, c'est un miracle parce que Macron avait martelé qu'il allait remplacer le clivage gauche-droite par un clivage progressistes-conservateurs. Blanquer déjoue les pronostics parce qu'il ne s'inscrit pas dans ce paradigme. Courageusement, il rompt complètement avec cet esprit progressiste égalitaire. Il veut réintroduire ce que le progressisme égalitaire avait voulu marginaliser et même exclure de l'école : la culture. Ce n'est pas un réformateur, c'est un restaurateur." Lequel a accordé un long entretien à Valeurs actuelles, fin août, à la veille de la rentrée des classes, débattu avec Natacha Polony dans Causeur en septembre et été, en novembre, l'invité de Finkielkraut dans son émission Répliques, sur France Culture – il a bien pris garde de ne pas laisser le philosophe le tirer idéologiquement à lui. Les deux hommes ont déjeuné ensemble fin octobre au ministère. Leur premier tête-à-tête. "Je l'ai encouragé", rapporte Finkielkraut.

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Je ne cherche pas à m'identifier à un camp. Le mot qui cristallise tout ce que j'ai à dire sur l'éducation : le mot de confiance

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Une poignée de jours plus tôt, Blanquer nous certifiait : "Je ne cherche pas à m'identifier à un camp. Le mot qui cristallise tout ce que j'ai à dire sur l'éducation : le mot de confiance. Il y a tout un pan de l'opinion publique, représentée par ces personnes qu'on appelle à tort les réacs, qui se sent comme divorcé de l'école. Je n'ai jamais dit que je rétablirai l'école d'antan ou l'école d'hier. Il y a des éléments éternels en pédagogie. Cela relève d'un bon sens républicain. Ce bon sens rejoint l'avant-garde scientifique. Je fais la jonction entre tradition et modernité."

Ce "consensus" créé un halo de protection autour de Blanquer. "Les 'pédagauchos' sont contre lui, mais on ne les entend plus, parce que la base est pour lui, analyse Bayrou. Il attaque le pédagogisme harceleur là où il est le plus fragile : les gens ne s'y retrouvaient pas. Comme Macron, il bénéficie de cette conjonction astrale qu'est le double effondrement de la droite et de la gauche. L'idéologie s'est effondrée partout dans la société française. Les gens n'ont plus envie d'être dans le réflexe." Et comme Blanquer n'en finit pas de faire de la pédagogie sur son combat contre "les placages idéologiques" et sa volonté de "désidéoligiser"… Tout en ajoutant illico : "Ce n'est pas parce que je désidéologise que je suis un scientiste ou un technocrate." Surtout, ne pas laisser un angle mort à ses contempteurs. "Nul ne l'attaque plus, constate la députée LREM des Yvelines Aurore Bergé, membre de la commission des affaires culturelles et de l'éducation. Les syndicats de profs sont désarçonnés et ne savent pas comment le prendre. Les fédérations de parents d'élèves aussi. Blanquer apaise."

"Intouchable", persiflent ses détracteurs – sans trouver l'écho qu'ils aimeraient. Mais c'est déjà trop pour Blanquer – le ministre n'est pas aussi "blindé" qu'il le voudrait. "Je suis très agaçable, reconnaît-il. Lorsque les gens disent des choses fausses. Ce n'est pas vrai que j'aurais été ministre de Fillon. J'aurais pu être ministre de Juppé, ça c'est vrai, c'était possible." "Agaçable", aussi, lorsque les gens "font semblant de ne pas comprendre". "J'ai beau avoir dit que j'étais à l'opposé de toute démarche scientiste, il y a toujours des gars qui écrivent : 'Blanquer est un scientiste.' Ça, ça ne me fait pas mal ; ça énerve mon sens du vrai et du bien." Qu'est-ce qui lui fait mal, alors? "Tout ce qui consiste à me décrire comme réactionnaire. Ça, c'est plus qu'agaçant. Ça me blesse." Toujours il a peur qu'on le prenne pour un vieux grigou passéiste. "Ce qui excite le plus ceux qui sont contre moi : que je m'intéresse à la pointe de la recherche et à la lutte contre les inégalités alors qu'ils voudraient que je sois un pur conservateur froid à cigare." À cet instant, il préfère en sourire. "J'aime bien les cigares. Autrefois je fumais la pipe." En écrivant de la poésie? Aujourd'hui, il n'a plus comme avant le temps de remplir de vers ses tiroirs.

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