Notre-Dame-des-Landes

La ZAD, ça marche, ça palabre, c'est pas triste

Par Jade Lindgaard

Scrollez…

Depuis 1967 et le choix du site de Notre-Dame-des-Landes, au nord de Nantes, en plein bocage et dans une zone d’agriculture extensive, le projet de nouvel aéroport du Grand Ouest fait l’objet d’une contestation qui n’a cessé de grandir. Mais depuis 2007, une forme particulière de résistance a vu le jour : l’occupation de la zone délimitée par la puissance publique en 1974, la zone d’aménagement différé (ZAD).

Le département de Loire-Atlantique.

C’est aux personnes et aux collectifs qui ont repris ce territoire à l’État que ce reportage est consacré. Au moment où la légitimité de la politique institutionnelle semble s’effondrer aux yeux de nombreux électeurs, la vivacité créative et l’efficacité des projets conduits sur la ZAD frappent. Produire ensemble mais pas pour vendre, partir en émeutes et aimer planter une spirale de plantes aromatiques autour d’une cabane de soins, échapper aux normes bureaucratiques mais inventer des règles coutumières, vivre la lutte tous les jours plutôt que diviser sa vie entre travail et militantisme, couper du bois pour répondre à ses besoins et à ceux de la forêt, aimer résister et faire sérieusement la fête.

La ZAD n’est pas un modèle. Elle présente bien des failles et résulte d’une histoire singulière. Mais ce qui s’y pratique porte une puissante interrogation : comment cette alternative radicale tient-elle alors qu’un monde politique et économique s’écroule ? Récit et témoignages grand format.

Chapitre 1

Devenir des habitant-es

L’occupation de la ZAD de Notre-Dame-des-Landes a démarré en 2007 par l’ouverture du squat des Rosiers, suivie d’un appel lancé par « des habitants qui résistent » à venir s’y installer. C’est surtout à partir de la fin de l’année 2012, et l’échec de l’opération de police César visant à évacuer ces militants du bocage, que le nombre d’habitant-es de la zone augmente. Il est aujourd’hui estimé à quelques centaines de personnes, entre deux cents et trois cents, sans qu’il soit facile de le vérifier. Une partie de ces personnes vont et viennent et le territoire est trop vaste – plus de 1 500 hectares – pour être embrassé du regard. Une soixantaine de collectifs sont installés sur la zone. 

Construire sa cabane

Tu n’es plus juste un pion. Tu existes.

Benji : « Se construire une cabane, c’est une quantité de travail astronomique. Avec ma copine, on avait envie que chaque clou, chaque vis corresponde à ce qu’on imaginait. À 70 % on l’a construite tous les deux. Ici j’ai renoué avec la notion d’habiter. Quel sens donner à son lieu de vie ? On veut recevoir des ami-es et des gens des comités de soutien avec qui discuter en empathie. Je n’ai pas envie d’appartenir à une communauté, mais j’ai envie d’être un communard. Reboucher les nids de poule des sentiers de la ZAD, c’est habiter le territoire. Fabriquer des douches dans un lieu collectif, c’est une question communarde, et pas communautaire. Notre cabane s’appelle la Baraka. Apparaître comme un lieu sur la carte de la ZAD, c’est une double considération : toi par rapport au territoire et le territoire par rapport à toi. Tu n’es plus juste un pion. Tu existes. Je n’ai plus l’impression d’être invisible. »

Jardinage.

Un territoire façonné par l’élevage

Fayance : « En t’occupant des vaches, tu comprends mieux les haies, les prairies, les cycles de rotation des terres, toute la chaîne qui fabrique le bocage. Quand tu fais les foins, des milliers de papillons s’envolent. Tu ne peux pas comprendre ce territoire sans l’éprouver. Ces paysages sont façonnés par des siècles de pâture, de polyculture et d’élevage. Les gens qui ont grandi avec une vision urbaine ont de la peine à le comprendre. Ils croient voir une nature sauvage en arrivant ici, alors que c’est un paysage façonné par des usages communs. Chaque fossé a été creusé à la main pendant des siècles. Chaque haie a été plantée. Ce n’est pas juste que tu habites le bocage. Le bocage t’habite. Plus ça t’ancre, plus ça rend possibles les liens avec les gens du coin. Nos formes de vie se rapprochent. On a les mêmes préoccupations, les mêmes manières de regarder le ciel, de faire attention à la météo. On ne savait rien de ça, les paysans nous ont formés et ça nous a bouleversés mutuellement. »

Habiter la lutte

Les horizons et les motivations politiques de ces habitant-es sont divers : anarchistes, appellistes, décroissants, squatteurs, punks, écologistes, antispécistes, antipubs, jeunes en rupture familiale, pour la plupart sans étiquette politique revendiquée. Ils n’ont donc rien d’une communauté homogène. On y rencontre des personnes de tous genres et de tous âges. Soudés par la lutte contre l’aéroport, ils partagent de grands principes fondateurs de leur mouvement : l’autogestion, le refus de l’État, du capitalisme et du marché. Le mouvement contre l’aéroport s’étend des paysans de l’Adeca aux élus du Cédépa, des comités de soutien aux riverains de l’Acipa. La ZAD ressemble à une mosaïque conflictuelle.

Préparation de banderoles en vue de la marche pour la dignité.

Un quotidien insurrectionnel

Loïc : « Habiter la ZAD fait que je lutte au quotidien. Même quand je dors, je continue de lutter. Même quand on s’embrouille ici, on lutte. Tu dépasses le caractère événementiel de la politique. Ici nous sommes dans l’auto-organisation. C’est concret. Tu es confronté aux personnes réelles. Tu rentres dans l’affectif, l’émotionnel. En sciences, tu définis des modèles pour décrire une réalité. Ici c’est le bruit au sens scientifique, c’est ce qui est négligé par le système mais qui fait bouger le modèle.

Je n’aime pas trop le mot “occuper”. Il a un aspect colon.

« J’ai mis du temps à me dire que j’allais habiter ici. Je n’aime pas trop le mot “occuper”. Il a un aspect colon. J’arrive ici, sur un territoire, et j’expliquerais à ceux qui y habitaient avant qu’il ne faut ni utiliser de pesticides, ni chasser ? Dans l’idée d’“habiter”, il y a un truc différent, il y a un truc d’attention aux voisins. Ce que je fais dans ma sphère privée a des effets sur le public et inversement. »

Jet : « Quand tu vis avec les gens avec qui tu milites, tu les croises tout le temps. Tu vois quelqu’un passer à vélo, tu discutes. Tu as des discussions tout le temps. Ça construit la confiance. Tu vis sur une zone politique. Tu respires la politique, tu manges la politique. Ce n’est plus de l’activisme. Ce n’est pas séparé de ta vie. Quand ta vie quotidienne devient un geste insurrectionnel, ça change ta vision. Les assemblées ne servent pas à organiser une action mais un territoire, avec sa diversité. »

Une remise en question permanente

Louise : « Il y a la volonté de remettre en question toutes les normes sociales et politiques. Cela provoque parfois des réactions à l’emporte-pièce. Des acquis sont plus difficiles à faire tomber que d’autres : l’éducation bourgeoise, le rapport au confort, et notamment au confort des relations, la politesse, la confiance. Je pense que tu as une plus grande capacité à gérer des rapports agressifs quand tu viens des classes populaires. Ici se croisent des gens qui viennent de différents milieux. C’est aussi ce qui fait notre force en nous rendant insaisissables. Ça nous rend ingouvernables. Ce qui est souvent vécu au quotidien comme une faiblesse, parce qu’on n’avance pas comme on aimerait, est aussi ce qui nous rend forts. »

Chantier collectif visant à reboucher des nids-de-poule sur une route.

Faire des liens

Chopi : « Sur la ZAD peuvent vivre des personnes rejetées par la société. En rupture familiale, qui sortent d’hôpital psy, qui prennent des drogues, picolent. Les anciens taulards, les militaires de carrière. Ils sont welcome. « Pose-toi, on voit comme tu vis, tu vois comment on vit et on verra comment ça se passe. » Tout le monde peut venir. C’est ce qui nous a permis de ne pas nous faire virer pendant l’opération César en 2012. Je ne retrouve pas la ZAD d’avant César. Ça nous a pulvérisés. Plein de gens sont partis, d’autres sont arrivés. Des gens se prennent la grosse tête. Il y a des pratiques politiciennes à l’opposé de ce en quoi je crois. Le monde que je veux défendre est marqué par le bien vivre. Je m’enrichis, même si parfois c’est dur. »

Pour vivre sur la ZAD, il faut être très fort et confiant en soi.

Camille : « On ne se porte pas assez d’attention les un-es aux autres. On ne se dit pas assez qu’on s’estime. Produire, fabriquer, faire des manifs et des actions, élaborer des stratégies de lutte, c’est visible, c’est valorisé. Mais c’est beaucoup plus dur de donner de la place et de l’importance à la production immatérielle : le travail de cohésion, aller causer avec des gens qui vont pas trop bien, foutre le pied dans les embrouilles pour trouver des solutions. La part de l’affectif, la gestion des conflits, le care, l’attention, le soin, les trucs médicaux, l’accueil, c’est inquantifiable. Sans ça, il n’y aurait pas de gens pour penser la stratégie ni pour conduire les projets agricoles. Mais ce sont des rôles moins valorisés. »

Jet : « Le conflit est important. Mais j’ai peur que les seules personnes qui puissent lancer des projets sur la ZAD soient celles qui ont une peau de crocodile. Pour beaucoup de gens, c’est dur de prendre la critique. Ils n’ont pas assez confiance en eux. Pour vivre sur la ZAD, il faut être très fort et confiant en soi. Quand on arrive déjà cassé et blessé par le système patriarcal, capitaliste, familial, judéo-chrétien, ce n’est pas évident. Dans notre collectif, on commence toujours nos réunions par le partage de notre ressenti. »

 

Chapitre 2

Mettre en œuvre les communs

Sur la ZAD, de nombreux lieux de production et de transformation ont vu le jour : moulin de Saint-Jean, jardin maraîcher collectif des Rouge et Noir, champs de céréales, élevage bovin et production laitière, fabrication de pain, gestion forestière et production de bois, conserverie, bibliothèque. L’enjeu est autant d’occuper le territoire que de démontrer qu’il est possible et souhaitable de produire des biens matériels en dehors des cadres de l’État et du marché.

Penser une filière du bois

Un chantier charpente.

Marion : « Nous voulons prendre en main les parcelles boisées sur la ZAD. On les arrache à l’industrie et à la logique Natura 2000 de préservation. Le bois que l’on produit, c’est pour nos besoins. L’auberge du Liminbout a été refaite avec le bois de la forêt de la ZAD. J’ai envie de construire de beaux et grands espaces communs. Dans la forêt de Rohanne, il y a des parcelles d’épicéas, tous plantés en même temps il y a 52 ans. Le problème, c’est qu’ils empêchent d’autres espèces de pousser. Avec le groupe Abracadabois, on essaie d’enlever des épicéas pour laisser d’autres essences pousser naturellement : des chênes de Douglas, châtaigniers, saules, quelques pins maritimes. On réfléchit à la forêt à long terme : à une dizaine et même à une centaine d’années. »

On essaie de faire tout, de l’arbre à la poutre.

« Le monde en général est très cloisonné, et cela nous dépossède de plein de choses. Les bûcherons se distinguent des débardeurs, des charpentiers, de la scierie… Nous, on essaie de faire tout, de l’arbre à la poutre. Avoir cette vision d’ensemble te permet de reprendre possession de sphères de ta vie. C’est très stimulant de savoir à quoi va servir le bois que tu coupes. »

Une question communiste

Fayance : « Produire n’est pas juste une posture. C’est la volonté de reprendre sa vie en main. Pour nous, il y a des terres. Elles sont communes. Qu’est-ce qu’on en fait ? On se pose la question de la production, mais sans avoir l’objectif d’en tirer des revenus et pour mettre en partage ce qui est produit. C’est une question communiste. La production agricole est doublement importante, car elle permet d’être en prise sur ses besoins et de tenir une stratégie d’occupation des terres. Aujourd’hui, 220 hectares de terres ont été arrachés à la chambre d’agriculture. Elles ont été communisées. Prendre des terres et les mettre en commun, c’est une question révolutionnaire basique. »

Tous les vendredis, les produits de la ZAD sont mis à disposition des habitant-es et des riverain-es à prix libre – chacun laisse l’argent qu’il veut ou peut, ou rien du tout, pendant le non-marché. Les caisses de ce marché non marchand – le seul endroit de la ZAD où tout le monde est à l’heure, entend-on parfois – abondent « Sème ta Zad ». Cette structure collective, créée pour discuter de l’usage des terres reprises par le mouvement, sert à coordonner les projets agricoles.

L'argent récolté est destiné à la lutte collective, et non à la vie quotidienne des habitant-es. Environ 20 000 euros y rentrent et sortent chaque année, selon une personne qui s’en occupe. Ils financent les achats de farine, gasoil, foin, pièces de rechange du matériel. La ZAD vit grâce aux gros événements – caisses de soutien à prix libre, tracto-vélo, info Tour, bar lors des grands événements – ainsi qu'aux dons, qui affluent sur le compte de l’association Vivre sans aéroport.

Chacun avec sa conscience

Camille : « Sur la ZAD, tu produis, et tu proposes ce que tu produis à prix libre à des gens qui ne sont pas que des potes. Par exemple, le non-marché du vendredi est ouvert à tous les gens qui vivent sur la ZAD. On y trouve les légumes du jardin des Rouge et Noir, et du pain. À la boulangerie de Bellevue, quand le pain est prêt, on le laisse en cagette sur la table, disponible à prix libre. La porte est ouverte. Si je vois un billet, je le range. Mais y a jamais personne derrière la cagette à zieuter qui met ou pas. Parfois, je reste là par plaisir de voir les gens. Tu repères des gueules qui ne sont jamais sur les chantiers. Chacun s’arrange avec sa conscience. »

Devenir paysans sur la ZAD

Gibier et Anne-Claire : « Depuis plusieurs années, nous voulions devenir paysans et vivre de ce travail comme maraîchers. Nous avons eu la possibilité de le faire ailleurs, mais avons décidé de nous fixer sur la ZAD pour apporter notre participation à l’expérience collective.  Nous avons envie de vivre comme paysans dans un cadre généreux, ouvert, mutualiste. Pour nous, il s’agit de déployer notre projet sur le long terme, avec un bail rural de neuf ans par exemple. Nous animerons des cultures destinées directement à l’approvisionnement de la ZAD : oignons, choux, poireaux, qui seront envoyés au non-marché ou fourniront les cantines et les tablées des luttes auxquelles la ZAD prend part. Nous vendrons aussi des produits à l’extérieur. Ce projet nous a attiré des critiques : ce serait participer à un ordre marchand, au capitalisme. Mais nous ne nous reconnaissons pas dans ces critiques car nous pensons que nous pouvons composer assez clairement entre projet individuel et attention au commun pour enrichir la lutte. »

Fête des battages.

« Auprès des services administratifs, je suis déclaré depuis déjà un an officiellement en tant que paysan sur la ZAD. Cette déclaration d’activité sur des terres expropriées est une petite victoire non seulement contre Vinci et l’État, mais aussi au regard de ce qu’est aujourd’hui le parcours d’installation agricole tel qu’on veut le faire emprunter aux candidats à la paysannerie moderne. Même s’il a fallu se justifier aussi vis-à-vis de la ZAD, nous tenions à refuser le chantage à la subvention à l’installation, des prêts bonifiés… qui permettent à notre sens aux organismes tutélaires comme la chambre d’agriculture de contrôler le monde paysan. »

Repenser les besoins

Activités collectives et espaces privés coexistent sur la zone. Tout n’est pas à tout le monde. Certains perçoivent des revenus, sociaux ou plus rarement salariés. D’autres non. Certains bénéficient de redistribution, et d’autres non.

Ici, il n’y a pas de propriété

Camille : « Les tracteurs ont été offerts à la lutte. Ils n’appartiennent pas à quelqu’un. Tous les printemps, il y a une formation à la conduite. Une machine utilisée collectivement tombe beaucoup plus en panne. La mécanique, c’est rude physiquement. Tu te bousilles le dos, tu es dans les huiles, tu t’abîmes les mains. Je suis contente et fière qu’on arrive à faire ça. »

L’argent de la ZAD

Quand tu lances un projet agricole ici, tu n’as pas d’enjeu de rentabilité.

Camille : « Le pognon entre et sort. On ne compte rien par projet agricole. Quand on a mis en place le non-marché, on a créé une seule caisse, commune, pour ne pas compter quelle activité rapporte, qui rapporte quoi. Comme ça, quand tu lances un projet agricole ici, tu n’as pas d’enjeu de rentabilité. Tu peux te planter. Que la caisse soit à flot est une préoccupation commune. Régulièrement, on fait des fêtes pour la renflouer. »

Les vaches de la lutte

Camille : « Le groupe Vaches s’occupe du troupeau d’une vingtaine de vaches dont quatre laitières, assure la transformation du lait pour faire du fromage, de la crème, des yaourts, du beurre, de la mozzarella parfois. Tout est mis à disposition au frigo, avec une caisse de soutien à côté et le reste part au non-marché. La traite a lieu deux fois par jour. On tient un planning pour le partage des traites. Des bouteilles de lait partent vers des squats de migrants. Le choix est très clair de ne rien vendre. Ce sont les vaches de la lutte. Des gens ont prêté des vaches pour que les terres soient occupées. On s’est retrouvé avec des tracteurs, des vaches, des champs, et personne n’y connaissait rien. Personne ne venait du monde agricole. Tous les jours, on appelait un paysan quand on rencontrait des problèmes. Ils nous ont formés. »

Sylvain Fresneau. © Yann Lévy/Hans Lucas

Sébastien : « Quand je suis arrivé en 2012, on se regardait en chiens de faïence avec les paysans. On n’avait aucune connaissance en ce que faisaient les uns et les autres. Faire du lait avec des vaches prêtées par des paysans, ça m’a ouvert une porte. On a commencé à avoir un langage commun : parler de vaches et de cochons avec des éleveurs. La défiance a décru. Ici, c’est une lutte contre l’aménagement du territoire et la bétonisation des terres agricoles. Le lien social avec les paysans est primordial. »

« On a toujours été plusieurs à s’occuper des vaches. Le groupe tourne mais pas beaucoup. Même si on est pour l’horizontalité, on est tous un peu autoritaires pour le soin des vaches et le rangement. Bosser ensemble, c’est vital et parfois c’est dur. On a plein de désaccords. On se réunit une fois par semaine pour faire le planning : qui fait quoi, qui veut partir en vacances. Ça permet d’avoir un peu de vie. On parle autant de politique que de vaches, que de nous. Il y a un côté psy : je raconte mes rêves. Si des potes vont en manif’, je prends leurs traites. Mais “ne vous faites pas arrêter car sinon ça va être chiant !” ».

Même si elles ne viennent pas aux réunions, les vaches font partie du groupe.

« Même si elles ne viennent pas aux réunions, les vaches font partie du groupe. Elles ont des noms et des sensibilités différentes. Il y a la cheffe, la gloutonne, la princesse. Pas une de la même race. Comme on est là pour apprendre, c’est hyper important cette diversité. À un moment, des gens des comités nous ont suggéré de faire du beurre pour le vendre et ramener des sous à la ZAD. Mais non. C’est à partager avec les gens du coin. On ne veut pas être payés. »

Favoriser les réseaux de coopération

« Notre-Dame-des-Landes pour les nuls » © La Parisienne Libérée

Lancé par les paysans et les habitants des environs de Notre-Dame-des-Landes dès 1972, en plein mouvement du Larzac, avec la création de l’Association de défense des exploitations concernées par le projet d’aéroport (Adeca), le mouvement contre l’aéroport du Grand Ouest est composite. Autour des paysans dits historiques, qui y élèvent des vaches laitières, et leurs voisins, se sont rassemblés au fil des ans : des riverains au sein de l’Association citoyenne intercommunale des populations concernées par le projet d’aéroport (Acipa), les élus du Collectif doutant de la pertinence de l’aéroport (Cédépa), des agriculteurs militant pour la défense des terres agricoles (COPAINS), les naturalistes en lutte qui ont recensé les nombreuses espèces animales et végétales protégées sur la zone, les comités de soutien partout en France à partir de 2012 et la tentative d’évacuation par les gendarmes, un atelier citoyen de contre-expertise défendant l’amélioration de l’actuel aéroport plutôt que la construction d’un nouveau, des avocats et des juristes, et depuis peu, un collectif intersyndical. Cet écosystème militant soutient l’occupation de la ZAD malgré les différentes approches politiques qui parfois les opposent.

Les miracles de la ZAD

Jet : « Je n’ai jamais vécu ça. J’ai pu travailler dans des mouvements dotés d’une force énorme. Ici, c’est dix fois plus. Quand on a lancé le projet de construire un phare sur la zone, pour accueillir les gens et servir d’outil de défense, j’ai rencontré un paysan qui avait un pylône d’électricité dans son champ. Il me dit : “Tu le veux ?” Dans le monde normal, pour faire un projet artistique comme ça, tu mets un an et c’est très cher. Deux semaines plus tard, le pylône arrive tiré sur 30 kilomètres par un tracteur sur deux plateaux. Pareil pour la passerelle en métal qu’on a récupérée ailleurs. »

Quand tu donnes une certaine énergie à un territoire, il y a un réseau énergétique qui nous lie.

« Et ça arrive tout le temps. Quand tu donnes une certaine énergie à un territoire, il y a un réseau énergétique qui nous lie. Comme en acupuncture. Si tu as une diversité de gens, et des interconnexions entre eux, ça crée beaucoup plus de liens. Beaucoup de gens veulent résister mais ne savent pas comment. Comme la ZAD est un territoire matériel, ils peuvent réfléchir à contribuer matériellement. »

« J’avais besoin d’un laser pour prendre les niveaux du sol. Ça coûte très cher. Un soir à l’apéro, un mec arrive. Je ne sais pas qui c’est. Il vient d’un comité local. Il explique qu’avant sa retraite, il faisait des niveaux. “Ah tu fais des niveaux ? Je cherche un laser, tu pourrais venir le faire ici un jour ? ” “Oui, tout de suite, j’en ai un dans ma voiture.” »

« Les gens qui construisent le hangar de l’avenir étaient réunis pour dessiner les plans afin de le couvrir avec des ardoises. Coût estimé : 3 000 euros. Dans le parking, un mec en costume passe. “Belle charpente ! Je cherche les gens du hangar. Je travaille dans une boîte d’ardoises, on a deux conteneurs, vous les voulez ?” »

Gab : « Le week-end des appels d’offres, fin janvier 2016* Un week-end de chantiers collectifs pour développer les structures de l’occupation et non l’aéroport., une soixantaine de personnes étaient là. Certaines disaient : Je devrais être en train de retaper ma baraque, j’ai un crédit. Mais elles étaient là en train de creuser des trous dans le fossé. On imaginait construire un atelier en charpente. Un mec débarque un lundi. Je suis charpentier, j’apporte du bois sur mon toit de voiture. Je suis disponible trois jours. Et avec lui on a fait le truc qu’on imaginait. Un autre jour, un mec arrive avec une quinzaine de poules. Ça vous intéresse?On venait de finir le poulailler. Un dimanche, il y avait une balade qui s’organisait sur la ZAD, du monde était attendu, on s’est rendu compte qu’il n’y avait plus de café. À peine une heure après, on voit un camion de torréfacteur se garer devant la maison. Il venait du coin. Avec une demi-palette de café. Lui : C’est pour vous ! Et vous m’appelez si vous en voulez encore. Cent vingt kilos de café environ. On a fourni les lieux d’accueil et le non-marché. Un jour, j’étais dans une ressourcerie à Nantes pour chercher du carrelage. On me demande si j’en veux beaucoup et pour faire quoi. Je réponds que c’est pour un projet de conserverie. La personne a capté que c’était pour la ZAD, du coup, c’était gratos. »

Si l’aéroport ne se fait pas

Si l’aéroport ne se construit pas, le devenir des terres devient un enjeu stratégique majeur. Il fait l’objet de forts désaccords entre les agriculteurs qui proposent de créer une réserve foncière pour les gérer collectivement, sur le modèle de ce qui s’est mis en place sur le plateau du Larzac, et ceux qui rejettent tout accord avec l’État par principe et par peur de la normalisation qu’il entraînerait.

Ne pas être un ghetto

Je veux bien faire sécession mais mettre des frontières, bof...

Ben : « La question du territoire est forte chez les habitants du coin. Avant 2012, ils venaient sur la ZAD car ils considéraient que c’était chez eux. Maintenant, ils considèrent que c’est chez nous. Pour eux, c’est l’étranger. Il y a un truc à jouer pour que la ZAD ne se ghettoïse pas. Ce serait catastrophique. Je veux bien faire sécession mais mettre des frontières, bof… La D281, la route des chicanes, trace une frontière de fait. C’est la pire des frontières. Elle fait peur. La préfecture a fait fermer cette route. Ils ont mis des rochers et strié le sol. Et l’ont virée des cartes. Nous l’avons rouverte. On a un accord avec les habitants de La Pâquelais, le village voisin : des chicanes devant les lieux de vie sur la route mais c’est tout, pour que les voitures puissent passer. Mais des gens ont voulu la refermer car ils ont une vision de Fort Knox. Aujourd’hui, elle est carrossable mais la discussion revient sans cesse. »

L'écrivain Alain Damasio en discussion à la bibliothèque de la ZAD, le Taslu.

Le Taslu : « À la bibliothèque du Taslu, on réfléchit à mettre les livres en commun mais aussi à la façon dont le livre peut faire circuler la ZAD. On organise des rencontres avec des auteurs. Nos permanences sont ouvertes aux personnes extérieures. Pas besoin de carte de bibli pour emprunter, il suffit de laisser un mail et un contact. Plein de gens différents, de Nantes et d’ailleurs, viennent y apporter des livres. Des habitués du coin viennent tous les dimanches pour papoter. On a gardé tous les livres dédicacés que les gens nous ont apportés le jour de la manifestation des bâtons, le 8 octobre 2016. C’est une bibliothèque en construction. On prend le parti qu’elle ne sera jamais close. C’est la métaphore du mouvement. »

Transmettre à sa famille

Simon : « Je ne fais pas ça que pour moi. Je viens d’une famille prolo. Je n’ai pas d’éducation universitaire. Ma grand-mère faisait des ménages. Les gens sont volontaires dans ma famille. Ils sont bosseurs. Mais ils ont des problèmes de boulot. Le système nous maintient dans la place du pauvre. Depuis que je suis sur la ZAD, ma mère n’a plus peur de la rue et des huissiers. À son boulot, elle s’est débarrassée d’une cheffe qui les faisait chier. C’est ce fatalisme que j’ai réussi à rompre en étant ici. C’est ici que pour la première fois j’ai vu ma tante faire du vélo. Mon grand-père me pose plein de questions sur la ZAD. Mon cousin était en déscolarisation, suivi par un éducateur. Je l’ai fait venir ici, il y a passé du temps, participé à des chantiers collectifs. Il respecte plus sa mère et sa tutelle a été levée. Ça fait partie de ce qui nous nourrit ici. »

Chapitre 3

Tenir tête

En 1974, un arrêté préfectoral crée la « zone d’aménagement différé » de Notre-Dame-des-Landes. En 2008, « des habitants qui résistent » lancent un appel à occuper la zone pour empêcher le démarrage des travaux. Camp action climat de 2009, camp de 2011, actions de résistance contre l’opération César, manifestation de réoccupation en 2012 : au fil des ans, quelques centaines de personnes s’y installent et la ZAD est désormais connue comme la « zone à défendre » ou encore la « zone d’autonomie définitive ».

Se masquer

Camille : « À la base, le mot “zadiste” était revendiqué par certains occupants et il s’est répandu à partir de 2012. Au moment où a fleuri le slogan « ZAD partout ». C’est un truc d’identification qui donne de la force. Mais assez vite, on se dit que ça peut aussi être piégeux. Après la mort de Rémi Fraisse, tout le monde parle de la ZAD. Se crée alors une identité figée du “zadiste”. La force de la composition du mouvement contre l’aéroport, c’est de bouleverser les identités de chaque composante : paysans, riverains, squatteurs et de les mélanger. À des moments, l’identification est une force d’affirmation et à d’autres, elle te fige dans un folklore. Au moment où il se diffuse le plus largement, l’usage par les médias et les politiques du mot “zadiste” devient plus hostile. »

On n’est pas des activistes parachutés sur un territoire. On y vit vraiment.

« La mise en avant du côté freaks sert aussi à maintenir une séparation avec le reste de la population, l’idée d’un groupe social qui serait purement étranger. Sur la ZAD, on commence à être plus nombreux à dire qu’on se considère comme des habitants. On n’est pas des activistes parachutés sur un territoire. On y vit vraiment. C’est une bataille de langage. Qui dit “habitants”, dit “enracinement”. On est devenu des habitants. »


Un concert du ZSR (Zad Social Rap).

Contre les logiques de pouvoir

Miam & Miam : « Je n’ai aucune envie de voir ma gueule dans les journaux. Se masquer est une très bonne défense contre plein de récups et de pièges de personnification des mouvements. Ça nous protège contre l’idée d’une figure symbolique, une incarnation personnalisée alors que le mouvement est hyper diversifié. Ne pas avoir de visage, ça met en avant les idées. On ne peut pas s’approprier le visage de quelqu’un-e d’autre. Par contre, une jolie cagoule, ça va bien à tout le monde. Une fois, pour un rassemblement, on avait installé une fabrique artisanale de masques de lapinous au pied du palais de justice. Quand on porte des masques avec des têtes d’animaux, c’est aussi pour se moquer de nous-mêmes. On a aussi des costumes d’arbres et de menhirs. La frivolité tactique commence à débarquer sur la zone. Il y en a qui choisissent de montrer leurs visages aux médias, mais c’est bien que des lapinous passent par-derrière. »

Anonymiser nos actions permet de sortir de ce truc primaire de chef de meute.

« Ça me pose question depuis longtemps, la figure du chef, ce sujet de la tête en haut de la pyramide. Dans capitalisme il y a capo, caput : la tête ; et capitalis (“relatif à la tête”, qui entraîne la mort, mortel, fatal…). Anonymiser nos actions permet de sortir de ce truc primaire de chef de meute. La réponse des zapatistes à ce problème, c’est d’être tou-te-s cagoulé-es. Au moins elles et ils ont joué le truc de faire masse, sans discrimination. »

« On a fait une action chez les avocats de Vinci. On était en cagoule de lapinous. J’ai dit à l’avocat qui ne voulait pas nous dire s’ils avaient demandé des ordonnances d’expulsions contre nous : “C’est discriminatoire contre les lapinous !” C’était jubilatoire de les voir perdre leurs moyens face à des lapins. »

Camille : « L’anonymat, c’est contre ce discours dégueu qui dit que si tu réussis, c’est grâce à toi et si t’es au chômage, c’est de ta faute. Faire tout peser sur l’individu, c’est un pilier du monde libéral. Ici, il y a une hostilité à tous les trucs en provenance de ce monde. »

Ôter son masque

La cabane-vigie « Bison Futé », en construction.

Camille : « Quand l’image construite de la ZAD sans visage est anxiogène, ça peut redevenir subversif de choisir par moments d’être à visage découvert. Au moment où tu te démasques, tu n’es plus une figure étrangère sur laquelle peuvent facilement se reporter tous les fantasmes négatifs. L’important est de ne pas avoir de position figée là-dessus et de rester imprévisible. En montrant tes yeux, ta bouche, tu arrives à des moments à transmettre autre chose. Par ailleurs, il y a plein de manières de se masquer, tu peux aussi mettre un masque carotte. Mais si tu fais systématiquement ça, tu peux aussi devenir un clown, une marionnette. Il y a des messages que tu ne feras pas passer avec un masque de légume. »

« Certains d’entre nous ont peur que, pour passer dans les médias, on n’adopte un discours trop policé. Qu’on perde en tranchant, qu’on ne soit pas assez radicaux. Provoquer de l’adhésion et de l’enthousiasme, mais ne pas faire trop bonne figure. Montrer qu’on est vraiment forts face au gouvernement, mais que notre horizon politique est aussi fait de plein de doutes et de questions. C’est toute une élaboration tactique de faire reprendre tes idées par des médias et plus généralement d’être lu par d’autres gens que les convaincus. Tu as plus de chances d’y arriver si ce que tu écris ne ressemble pas au langage militant prévisible du tract anar classique, par exemple. Il faut être créatif et en même temps ne pas délayer le contenu. Dans notre communication, on développe un discours sur ce qui se construit sur la ZAD tout en assumant ouvertement de se défendre avec des barricades et des projectiles et de mettre nos corps en jeu. »

Dans cette unité de lieu cohabitent des cultures politiques variées et souvent en conflit les unes avec les autres. Certains veulent se battre pour la ZAD et la protéger de l’influence destructrice du système. À leurs yeux, la zone d’occupation est un espace à défendre en soi contre le système aliénant du reste de la société. D’autres, au contraire, la veulent ouverte afin d’en faire un creuset de luttes multiples : contre la loi sur le travail, la fermeture des frontières, la nucléarisation du territoire, les violences policières.

Saboter

Lila : « “Vinci dégage : résistance et sabotage”, c’est un slogan historique de la ZAD. Quand les moyens légaux sont inefficaces, le sabotage est le seul moyen qui reste. S’attaquer à l’intégrité physique des biens, c’est une nécessité pour résister. Saboter une machine, ce n’est pas de la violence. On ne s’attaque pas à une personne humaine mais à des outils. C’est implicitement accepté par une grande partie du mouvement en cas d’intervention. Ce qui est grave, c’est l’état d’urgence de l’eau, de la terre, de l’air. Ça justifie le recours au sabotage. »

Collectif intersyndical contre l’aéroport

Mardoché : « En manif à Nantes dans les nuages de lacrymos après une baston, on voit une grosse camionnette CGT AGO* AGO, Aéroport du Grand Ouest, la filiale de Vinci concessionnaire des aéroports nantais. avec du gros son. Ils nous disent : “Nous aussi, on est contre l’aéroport. Venez demain avec nous pour une action solidaire avec un sous-traitant.” Le lendemain, on y va. C’est tôt le matin. On ramène du pain et du fromage blanc de la ZAD. Tu vois le décalage avec l’ambiance bière-saucisse. On se dit que ce serait bien de se voir et de causer action commune. On les invite chez nous. Ils avaient le sentiment de débarquer dans une zone interdite. Ils ne savaient pas quoi offrir, alors ils sont venus avec 1 kilo de lentilles vertes bio. Et là se passe une vraie rencontre. Ensuite, on a eu plein de discussions, ils sont venus aux AG du mouvement contre l’aéroport. Plusieurs autres syndicats rencontrés pendant le mouvement contre la loi sur le travail voulaient aussi trouver leur place dans la lutte. Et cela a conduit à la création du collectif intersyndical contre l’aéroport. »

Je m’en foutais de la question de l’actuel aéroport de Nantes Atlantique.

« Avant de rencontrer la CGT-AGO, je m’en foutais de la question de l’actuel aéroport de Nantes Atlantique. Maintenant, ça me touche. Ces salariés vont se faire délocaliser alors que certains viennent de finir leur maison, leurs enfants vont devoir changer d’école. Bloquer l’aéroport, ce n’est pas pareil pour eux et pour nous. Ils sont en porte-à-faux par rapport à leur employeur et au système qui les emploie. Je vois d’autres manières de lutter. »

Le Taslu : « En cas d’évacuation, on envisage la bibliothèque comme un lieu de résistance acharnée. Si l’État arrive, comment se comportera-t-il face aux livres ? Est-ce qu’ils tirent des lacrymos à l’intérieur ? Passent le bulldozer dessus ? Est-ce qu’ils y mettent le feu ? Est-ce que les auteurs de ces livres se sentiront impliqués pour venir défendre la ZAD ? Il y a un côté romantique dans la résistance d’une bibliothèque. Faire tomber les livres pour bloquer le passage des gendarmes. »

Nourrir les migrants 

Parmi toutes les activités qui naissent sur la ZAD, des cuisines collectives se sont mises en place. À tour de rôle, celles et ceux qui y participent préparent des repas pour les moments de rassemblement (manifs à l’extérieur de la zone, chantiers collectifs, week-ends thématiques, fêtes) et en soutien d’autres mouvements, comme lors des manifestations contre la loi sur le travail en 2016 ou la marche de la dignité à Paris en 2017, et des migrants à Calais et Vintimille.

Miam & Miam : « Avec une cuisine de la ZAD on s’est rendus à Calais. On voulait soutenir les migrant-es. On s’est mis sur le chemin entre la “jungle” et le lieu où elles et ils essayaient de passer vers l’Angleterre. Pendant une semaine, on leur a distribué de la bouffe à emporter. On a servi environ 300 repas par soir. On était quatre, ils étaient beaucoup plus. Ça a créé un espace pour se rencontrer. Une fois, on s’est fait tout dévaliser en dix minutes. Il y avait des gens qui partaient vers les camions de fret, d’autres qui en revenaient après avoir essayé de passer. Ils s’étaient fait gazer. Beaucoup de jeunes ressemblaient à des étudiants bien sapés. Tous avec des smartphones. C’est toujours bizarre. Ils et elles viennent rejoindre un monde qu’on veut plutôt fuir. T’essaies de ne pas tomber dans le truc humanitaire. En même temps, ils ont besoin d’aide. Par plein d’aspects, en tant que Français blancs, on est des bourgeois qui se donnent bonne conscience. On ne pouvait pas faire grand-chose pour eux, si ce n'est échanger un peu d'humanité. »

Par rapport aux réfugiés, on se sent pas mal impuissants.

Gab : « Par rapport aux réfugiés, on se sent pas mal impuissants. Les politiques de répression sont si fortes. On est allés à dix à Vintimille faire à manger aux migrants lors d’un camp No border organisé au début de l’été ; il a été vite criminalisé pour empêcher toute forme de solidarité avec les réseaux du coin. Chaque initiative de soutien auprès des migrants était réprimée. Cela ne nous a pas empêchés d’agir. Il y a eu quand même une soixantaine d’interdictions de territoire, de nombreuses arrestations souvent arbitraires, des perquisitions et des menaces d’expulsions de lieu. Des Soudanais passaient faire la cuisine avec nous. On n’avait pas le droit de faire quoi que ce soit sous peine de délit de solidarité. »

Établir un rapport de force avec les médias

À l’automne 2016, un texte intitulé Adresse aux journalistes depuis Notre-Dame-des-Landes, commence par « Salut à toi petite merde » et menace les reporters qui viendraient sur la zone de s’en prendre à eux. Écrit par des auteurs anonymes, il rompt avec le mandat du groupe presse de la zone qui répond aux interviews et publie des communiqués. La détestation des médias prospère dans de nombreux mouvements politiques. Elle n’est pas partagée par tous les habitants de la ZAD. Mais la critique des discours journalistiques vus comme des fabriques de consentement et de disqualification des opinions dissidentes y est forte.

Camille : « Après la manifestation du 22 février 2014* Le 22 février 2014, la manifestation contre l’aéroport de Notre-Dame-des-Landes avait rassemblé entre 20 000 et 50 000 personnes. Aux abords du cortège, un commissariat, deux agences de voyages, une antenne du conseil général, un abribus et une agence de Vinci, le concessionnaire de Notre-Dame-des-Landes, avaient été mis à sac., tout le mouvement se donne la consigne de ne pas réagir auprès des journalistes avant notre déclaration commune. On publie le soir même un communiqué qui assume qu’une certaine colère s’est exprimée dans la rue ce jour-là. Sur le moment, tout le monde, de l’Acipa aux agriculteurs à la ZAD, est plutôt satisfait. Mais dès le lendemain la pression médiatique et politique monte. Les images de la station de tram en feu passent en boucle à la télé. La région menace de retirer ses subventions aux organisations paysannes anti-aéroport. L’Acipa se fait traiter de vitrine légale d’un mouvement armé. »

Les médias sont puissants et peuvent te diaboliser.

« Quand en boucle on dit “les gens te détestent” à cause des destructions en ville, ça a des effets sur beaucoup des gens avec qui on lutte. Les médias sont puissants et peuvent te diaboliser. On a fait une nouvelle conférence de presse quelques jours après en se tenant tous par les bras et en assumant qu’on résisterait bien toujours ensemble s’ils venaient expulser la ZAD. Deux habitants de la ZAD portaient un masque de triton. C’est le moment où on reprend pied face à la manière dont ça nous a bouffé le cerveau. »

Écrire son histoire

Eulalie : « Écrire notre histoire dans des livres, c’est une manière de la faire exister de manière plus publique. Ça n’apparaîtra probablement pas dans les manuels d’histoire. Je n’ai pas cette prétention. Mais c’est une manière de lutter. Quand tu commences une lutte, tu as besoin de savoir comment les gens ont fait avant. On ne va pas forcément se nourrir que de concepts passés, mais ça dessine des lignes. Il ne suffit pas d’établir un programme politique. Il faut lui donner des couleurs. Écrire et chanter des chansons sur notre lutte, cela fait exister des moments. Ce sont des souvenirs qui se partagent à plus large. »

Des morceaux enregistrés dans le cadre des ateliers d'écriture de la ZAD.

L'atelier rap

Loïc : « L’atelier rap est un outil pour faire des choses ensemble. Il est ouvert à toute personne qui vient. C’est un rendez-vous toutes les semaines. Sans conditions. C’est un prétexte. On oublie nos différences. Ça suscite plein de liens. Ici, tout le monde n’est pas ton allié mais il est difficile de mesurer à qui faire confiance ou pas. Je suis venu ici pour créer des liens de confiance avec des gens, lutter contre la solitude et l’isolement. C’est l’un des maux de notre société. Si tu dis des propos sexistes, je ne te dis pas que je n’enregistre pas. Je laisse faire. Petit à petit, on en discute. Je ne cherche pas le miracle instantané. Ça se transforme. Ça prend du temps. »

Cartographier la ZAD

Groupe cartographie (Éva, Florence, Léo et Virginie) : « Les cartes sont des outils pour l’occupation et la défense des terres par le mouvement. Les premières ont été faites pour montrer les positions policières pendant l’opération César, avec les check-points positionnés sur un fond IGN. À partir de 2013 se pose pour la première fois la question du foncier et de son devenir. Quel est le statut des terres ? Qu’est-ce qui appartient à Vinci ? Ces informations n’étaient pas du tout partagées. Sur le terrain, rien ne te dit ce qui appartient à qui. On a fait le point avec les paysans et les gens du coin, on s’est invités à une réunion de la chambre d’agriculture sur la redistribution des terres. Les cartes pourraient servir aussi à garder la trace de ce qui est cultivé pour ne pas recommencer à zéro à chaque fois : patates, oignons, céréales, ce qui est laissé en pâturage. »

La carte de la ZAD, telle que disponible sur le site zad.nadir.org. © Groupe carto

« C’est aussi pour ceux qui débarquent sur la zone, notamment pour résister aux expulsions. On saisit beaucoup de données et on s’est formés à un logiciel de cartographie grâce à l’une d’entre nous qui travaille dessus dans une collectivité. On a eu de grands débats car beaucoup de gens voulaient des cartes qui ressemblent à celles de l’IGN auxquelles ils sont habitués. Il existe aussi une carte dessinée de la ZAD, qui est très belle mais ne permet pas de se repérer car elle ne cherche pas à être précise. Elle est accrochée au mur du commissariat de Waldeck, à Nantes. »

Chapitre 4

Vivre sans police

Le rejet de la police, de l’institution judiciaire et de la psychiatrie constitue un des principes fondamentaux de la ZAD. Ce n’est pourtant pas une zone chaotique où chacun fait ce qu’il veut. Il y a des règles de vie, des codes et des processus de résolution de conflit. Des formes d’institutions, au sens d’espaces communs jouant un rôle dans l’organisation du territoire, ont vu le jour : la réunion hebdomadaire des habitants, le non-marché le vendredi, le journal ZAD News, le processus de Sème ta ZAD et de la Curcuma pour la gestion des moyens de production agricole, la radio piratée sur les ondes d’Autoroute FM, Radio Klaxon, et le groupe des douze pour tenter de résoudre les conflits.

Poser des limites

Lucie : « On s’imagine parfois que vivre sans police serait plus aisé sur la ZAD qu’en dehors, car nous ne serions qu’entre “militants raisonnables” – ce qui est absolument faux. La ZAD rassemble des gens de tous horizons : des militants, des jeunes paysans en recherche de terres, des anarchistes convaincus, des habitants historiques, des gens de la rue, des gens venus par hasard… et ça n’exclut pas la bêtise, ni des gens issus de mondes où règne la culture du plus fort ; et comme partout ailleurs les problèmes d’alcool ou les problèmes psy existent aussi sur la ZAD, avec tous les problèmes que ça peut entraîner. L’expérience de vie sans police sur la ZAD est donc une expérience en conditions assez réelles, avec seulement cette particularité que nous avons en commun d’être menacés par un même projet d’aéroport. Rien ne me permettrait d’affirmer que les problèmes d’agression ou de violence y seraient plus rares ni plus fréquents qu’ailleurs. »

Au détour d'un chemin, un écriteau à l'adresse de l'ancien premier ministre de François Hollande.

« Au début on gérait les problèmes au coup par coup. Il y avait régulièrement des vols de camarades, des menaces, des attaques d’animaux d’élevage par des chiens non tenus… Le mélange entre des personnes issues de milieux différents, certains plus aisés que d’autres en apparence, suscitait aussi des tensions. Chaque acte perçu comme grave pour les uns était justifié ou relativisé par d’autres. C’était épuisant. On en est venus à ressentir la nécessité de trouver ensemble quelles étaient nos limites collectives, qu’on ne voulait plus voir dépassées. Au terme d’un long processus de réunions qui rassemblaient jusqu’à quatre-vingts personnes, avec des groupes de travail thématiques et des retours en assemblée, on en est arrivés à s’accorder sur un certain nombre de règles, qu’on préfère appeler limites – parce qu’il s’agit de nos limites subjectives dont on n’est plus prêts à subir le franchissement, et non pas de règles morales. Ça ne veut pas dire qu’il n’y a plus de problèmes aujourd’hui, mais on sait mieux ce qui importe aux uns et aux autres et l’on a une base qui nous permet de mieux réagir collectivement. »

Expulser une personne de la ZAD est difficilement envisageable tant ça met à mal la cohésion entre nous.

« Même si ça a déjà été fait et assumé, expulser une personne de la ZAD est difficilement envisageable tant ça met à mal la cohésion entre nous. On cherche d’autres façons de résoudre les conflits. On essaie de s’émanciper des logiques individualisantes, morales et punitives, pour leur préférer celle de la défense des communs, tels nos limites collectives ou les six points pour l’avenir de la ZAD. »

« Et aussi, pour s’assurer que des problèmes interindividuels soient pris en charge avant qu’ils ne s’enveniment jusqu’à prendre des ampleurs folles, a été pensé et mis en place un groupe chargé de tenter de résoudre les conflits pour lesquels il est appelé (et seulement ceux-là). C’est un groupe de douze personnes tirées au sort, pour éviter les effets de bande, et renouvelé par moitié toutes les deux semaines, afin d’assurer une transmission. Ça ne marche pas toujours très bien, mais ça assainit des choses quand même. Voilà, on tâtonne, on expérimente… et l’on n’a pas fini de construire le vivre ensemble ! »

Tyfanie de la B612 : « Certaines “limites” ont été posées : les chiens, les armes, et le fait que c’est l’agressé-e qui définit le franchissement de la/des limites. Les lieux de vie, eux aussi, expriment leurs limites : lieux végans, lieux sans addictions, lieux où les chiens doivent être tenus en laisse… Des conflits sur la ZAD, il y en a : végans et anti-chasse contre chasseurs, végans contre éleveurs, agriculteurs contre partisans de laisser la nature à l’état sauvage. Malgré tout, personne ne s’est encore entretué, ce qui peut s’expliquer par le fait qu’il devrait exister chez nous – peut-être – un accord tacite visant à ne pas donner une seule raison à l’État d’intervenir. »

Ben : « Ce n’est pas vrai de dire qu’ici c’est un lieu sans justice. Tu es jugé par tes pairs, par la réunion des habitants. Il n’y a pas de système judiciaire mais le tribunal populaire existe. Il y a des règles tacites, des codes, des usages. Il n’y a pas un méchant système, mais juste une somme d’individuelles lâchetés. Ici, les gens sont censés régler leurs problèmes eux-mêmes. La justice n’est pas un mot sale. »

Antispécistes contre éleveurs

L’un des conflits les plus visibles de la zone oppose les antispécistes, militant contre l’exploitation animale, aux éleveurs. Ils se disputent l’usage des terres arrachées à l’État. Certaines voies d’accès à des champs ont été à plusieurs reprises trouées ou bouchées pour les rendre impraticables. Des chasseurs ont parfois menacé des occupants de la ZAD, à leurs yeux illégitimes car non répertoriés au cadastre.

« Cette nature se défend », forêt de Rohanne.

Jasmin : « Pour les militants historiques contre l’aéroport, le crime suprême est de laisser les terres en friche alors que pour les gens qui vivent à l’est de la ZAD, le crime suprême est de transformer la terre. Ce conflit est un truc typique de la ZAD. Tu ne peux pas y avoir vécu sans en avoir entendu parler. C’est à partir de 2013 qu’une zone à l’est de la ZAD a été considérée comme non motorisée : sans moteur, sans électricité, sans eau courante. C’est petit à petit devenu une forme d’identité : “les gens de l’est”. Ils peuvent sembler paumés, largués par rapport à ceux de l’ouest qui sont plus à l’aise en réunion, ont plus de confort et un plus haut niveau de vie. »

Ce qu’on essaie d’obtenir, c’est qu’il n’y ait pas de nouvelle installation d’élevage sur la zone.

Camille : « Ce qu’on essaie d’obtenir, c’est qu’il n’y ait pas de nouvelle installation d’élevage sur la zone et qu’on préserve des zones plus sauvages sans trop d’intervention humaine et sans utilisation de la mécanisation. »

Camille et Dominique : « Pour nous, c’est une zone en libération. Tu ne peux pas nourrir l’humanité avec l’élevage sans agriculture intensive. Élevage et agriculture intensive sont des faillites entraînant tout l’écosystème dans leur chute. Avec 1 hectare, tu nourris 50 végétaliens ou deux carnistes. Il faut 7 calories “végétales” pour fabriquer une calorie “animale”. Notre vision c’est qu’ici, ça reste un territoire en tension et libéré de l’économie exploiteuse et meurtrière. La lutte contre l’élevage dépasse le cadre de la ZAD et la question du spécisme se pose à l’échelle mondiale. »

Vincent : « La vie ici reste un peu compliquée. COPAINS est un collectif d’agriculteurs très présent sur la ferme de Bellevue sur la ZAD. On joue un rôle de facilitateurs entre les paysans historiques et les occupants. Avec certains antispécistes et antimachines, c’est très compliqué. Certains ont une vision : “on est ici, on est chez nous, on emmerde les autres”. On avance par le dialogue et des opérations coup de poing. D’autres sont ouverts et savent que s’ils coupent les barbelés, ils peuvent mettre les bêtes en danger. Collectivement, on a décidé qu’ils avaient une quinzaine d’hectares pour eux sur les 220 cultivés par le mouvement d’occupation. On souhaite défendre un espace de gouvernance collective. Si c’est une décision collective, d’accord pour que des espaces restent à l’état “sauvage”. Mais si quelqu’un demande 300 ha sans tracteurs, c’est inenvisageable pour nous. »

Chapitre 5

Déconstruire les dominations

Le rejet du sexisme, la critique du patriarcat et le refus de l’homophobie sont très présents sur la zone. Cabane, maison et chantiers non mixtes s’y expérimentent. Des habitants souhaitent aussi utiliser la visibilité de la ZAD pour soutenir les personnes victimes de violences policières et dénoncer le racisme institutionnel qu’ils subissent. Des dizaines de zadistes ont défilé à Rennes en décembre 2016 pour réclamer justice pour Babacar Gueye, jeune homme tué par la police, et en mars dernier à Paris lors de la marche pour la justice et la dignité. La réalisatrice Amandine Gay est venue sur la zone présenter son film Ouvrir la voix sur des témoignages de femmes noires et a mis en garde son auditoire : « Si dans trois ans, c’est pareil et que vous êtes toujours entre Blancs, je ne reviens pas. »

Ripostes contre le sexisme

Riposte féministe.

Tyfanie de la B612 : « Le système dans lequel nous vivons est patriarcal. Dans le langage, le masculin l’emporte toujours sur le féminin (je dis souvent LE grammaire…). Le sexisme (tout comme le racisme ou l’autoritarisme) y est structurel. Nos espaces non mixtes nous permettent, entre autres, de nous ressourcer, d’y vivre entre rires et coups de gueule, entre réflexions politiques et vomis (les vomis, ce sont de courts textes où on se lâche…), loin des lieux de prédation où une meuf est d’entrée de jeu jaugée à son âge, son minois, ses fesses, et de trouver ainsi, ensemble, les mots qui nous ressemblent… Entre nous, on se parle, on sait quand et où il y a des mecs violents, des comportements sexistes, dragueurs ; on peut réagir, on l’a déjà fait. »

On est nombreuses à avoir de moins en moins de tolérance.

Lila : « On est nombreuses à avoir de moins en moins de tolérance vis-à-vis des comportements sexistes. L’année dernière, une quarantaine de meufs ont décidé de virer un mec avec boucliers et bâtons, notamment à cause de ses violences contre sa copine. On lui a dit : tu as deux heures pour prendre tes affaires et dégager. Il est parti. Virer quelqu’un de la ZAD, c’est presque contre nature, mais là, il a fallu poser un acte fort. »

Déconstruire son privilège de Blanc

Olympe : « Être en soutien des personnes racisées victimes de violences policières depuis la ZAD ne peut pas se limiter à la participation à des mobilisations qui ne nous concernent pas directement car nous sommes majoritairement des Blanc-he-s sur la zone. L’enjeu n’est pas tant d’aller aux marches que d’utiliser ce moment pour avancer par rapport à la blanchité de nos pratiques. Il y a un niveau politique de conversation aujourd’hui sur ces questions qu’on n’aurait pas eu avant. Dans ZAD news, il y a des textes toutes les semaines là-dessus. Je suis épatée de la vitesse à laquelle ça avance. »

Vivre avec les non-humains

Sur la « route des chicanes ».

Camille : « Je respecte la liberté des chiens en les laissant faire une grande partie de leur vie quotidienne comme ils le choisissent… Ils ont leurs endroits où ils aiment passer leur temps avec d’autres animaux, des humains ou des non-humains, ils font moins de bêtises que les chiens assez souvent restreints dans leur liberté sociale. Ils sont plus intelligents, et plus attachés à la vie sociale. Ils comprennent plus les codes. Un de nos compagnons à quatre pattes dit à sa manière bonjour à chaque humain-e comme les humain-e-s se font la bise. Quand il y a une réunion, il se met à côté des humains dans le cercle et se pose. Il y a eu une période où il s’asseyait sur une chaise à table. C’est une notion sociale acquise à travers cette liberté. Si tu les laisses participer, ils vont plus comprendre comment ça fonctionne. »

Repenser les rapports entre soignant et soigné 

Christophe : « Au début, le groupe médic était lié à l’expulsion et aux manifs. Mais il n’y a pas juste besoin d’auto-soins à cause des flics. Ça nous tenait à cœur d’apprendre des choses sur nos corps : se soigner, casser la délégation à des spécialistes par rapport à ce qui se passe en toi. On a une liste de matériels de base pour urgences. Il y a des enjeux de gêne, de honte, de jugement. Le groupe médic participe à la solidarité sur la zone. Tu fais du pain pour moi, tu montes un endroit accueillant, je te soigne. On n’est pas forcément potes, on est solidaires entre nous. Mais on n’est pas un service. Je fais ça avec amour et solidarité mais je ne suis pas payé pour faire ça. On assume ce côté politique. On ne se sent pas obligés de soigner nos ennemis. »

J’ai envie que les gens soient autonomes et connaissent leur corps.

Sarah : « Le projet du jardin médicinal, c’est de soigner les gens. On cultive et sèche des plantes, on les transforme et on en distribue au non-marché. En sauvage ici, on trouve la ronce, le bouleau, le noyer, l’aubépine, l’ortie, la mélisse. On cultive la calendula, la consoude, la menthe, le thym, la verveine, l’hysope, la scutellaire, l’échinacée. Le mieux pour les plantes médicinales c’est de pousser naturellement. Sinon, elles n’ont pas les mêmes capacités thérapeutiques car elles n’ont pas les mêmes concentrations de molécules. »

« Ici, on voudrait faire des permanences de soins collectifs. Quelqu’un dit : j’ai ça comme symptôme. Comment faire ? C’est pour casser le rapport soignant-soigné. Tout le monde se questionne et tout le monde apprend. J’ai envie que les gens soient autonomes et connaissent leur corps. La médecine est une science. Mais on peut donner des clés de compréhension. Toutes les femmes devraient savoir comment fonctionne un vagin. »

Fabrication de fours à pizza en tôle.

Vivre sans électricité

Novitch : « Sans électricité, tu es beaucoup plus connecté au soleil. L’hiver, tu t’endors à 17 heures. J’ai du mal à lire à la bougie. Ça t’apprend à passer des soirées dans le noir avec beaucoup de gens, juste avec des sons. Parfois, on n’a plus de bougies, il y a juste la lumière du feu. On discute. On joue pas mal de musique. On n’a pas d’interrupteurs, c’est trop immédiat. Tu ne sais pas ce qu’il se passe entre bouton et allumage. Là, c’est l’appel de la lenteur. Tu veux faire à manger : il faut aller chercher du bois, le couper à la hache, allumer le feu, ce n’est pas si facile qu’avec le gaz. Au début, tu mets une demi-heure à allumer le feu. On ne regarde pas l’heure, ça fait du bien. Mettre des chiffres dans ta vie, ça éloigne du soleil. »

« J’ai essayé d’instaurer des journées de silence. Une fois par semaine, on essaie de communiquer sans parler. Par les regards et les gestes. C’est très dé-stressant. Quand tu passes une journée sans parole, le corps est content. Il se détend. Jouer de la musique après une journée sans parler, c’est beaucoup mieux. On apprend à s’écouter. Des gens vont assez loin dans l’isolement ici, comme des ermites. »

Être libre au travail

P’tit Claude : « Avec ma femme on a bourlingué. On a été à la rue. On n’avait rien à cause des crédits de consommation. J’étais en faillite personnelle. On a réussi à tout rembourser. La vie que j’ai aujourd’hui sur la ZAD, c’est celle dont on a toujours rêvé. On est autonomes. J’ai appris à des zadistes l’importance de la propriété privée. Ma gamelle est à moi. Quand t’as rien, tout est partagé. Eux m’ont appris à être autonome par rapport à la société. À être rebelle. La solidarité. À me démerder. Tu peux construire ta maison. Si j’ai besoin de réparer ma voiture, avant je l’amenais au garage. Maintenant je demande d’abord : t’as pas ça ? Pour un steak, j’allais à la boucherie. Maintenant dans le réseau sur la ZAD, je récupère un filet de poulet. J’aime bien comme je vis ici. Ça m’a permis de réaliser mon rêve : être dans la restauration et ne rien devoir à l’État. Les zadistes, je leur ai appris à ne pas mettre les doigts dans la sauce quand on cuisine. Le plus dur, c’est le pâté. Et à se laver les mains au vinaigre. Je les guette. »

Une assemblée générale à Notre-Dame-des-Landes. © French Skippy

Créer des coutumes

Fayance : « Le commun en partie est déjà là, dans les assemblées, la prise de décision ensemble, la construction d’infrastructures communes : la menuiserie, la fromagerie… Mais on n’a pas encore eu le temps de construire des coutumes, c’est-à-dire ce qui remplace le droit. La capacité d’édicter ensemble des règles qui font sens commun. Il ne s’agit pas de retourner à des coutumes “traditionnelles” mais d’une coutume qu’il faut inventer. »

La commune n’est pas une communauté où tout le monde se ressemble, comme dans un squat.

« La commune n’est pas une communauté où tout le monde se ressemble, comme dans un squat. Ce sont des gens sur un territoire : Claude l’aubergiste, les chasseurs, les squatteurs, les antispécistes… avec tous, tu crées un truc commun qui dépasse chacun. À la fin du XIXe siècle, toutes les terres de Notre-Dame-des-Landes étaient des communaux. On part de ce qui constitue le territoire. »

Jean-Joseph : « Ici, on essaie de vivre d’après la coutume et pas la loi. Tu es obligé de discuter. T’as pas le truc froid de la règle. Tu es obligé d’écouter les autres, de tenir compte de ce qu’on te dit. La coutume, ça se discute. Tout le monde la construit et tout le monde la comprend. Elle peut évoluer de façon assez rapide. Si tu veux t’installer quelque part, il faut faire le tour de tes voisins. Tu ne peux pas acheter un terrain et débarquer. Si ton voisin te dit non, c’est tempéré par la réunion des habitants. 90 % de la commune se fait hors des instances : dans les discussions, pendant les repas. Elle se construit jour après jour. »

S’auto-organiser

Camille : « Ce qui m’importe, c’est l’auto-organisation. Pourquoi pas un ciné, un salon de coiffure ? C’est illimité, ce qu’on a entre les mains. On le fait car on tripe, on apprend, on est ensemble. Ce n’est pas de la vie en surgelé. Être en prise sur ce qu’on fait de nos vies. Ça fait réfléchir en permanence. On peut faire basculer ce projet d’aéroport. On peut reconstruire 10 000 trucs à la place. On est à fabriquer nos vies comme on le veut en permanence. Le plus gros risque ici, c’est le burn-out. Tout le monde, à un moment, n’en peut plus. T’as plein de petits projets informels. Plein de réseaux différents, plein de groupes, plein d’intermédiaires et de liens. C’est imbriqué. C’est indescriptible. Tu es toujours confronté à des problèmes. Ce qui me plaît ici, c’est que la situation est super complexe. Il y a des centaines de gens avec des visions, des rapports politiques au pouvoir différents. Nous sommes une communauté qui s’auto-déterritorialise. Bien sûr, je suis liée au terrain et j’aime là où je vis. Mais ce que j’ai à défendre, c’est ce qui se passe entre humains. »

Nul ne sait combien de temps encore durera l’occupation de la ZAD. Il est probable que la puissance publique ne tentera pas de l’expulser avant l’automne prochain, une fois passées les élections présidentielle et législatives, le rassemblement annuel des opposants en juillet et les périodes de reproduction des espèces protégées.

À quelques jours du premier tour de la présidentielle, peu de candidats parlent de la ZAD – ils prennent position en revanche sur l’aéroport – et quand ils le font, c’est le plus souvent pour en réclamer l’évacuation. La campagne a néanmoins surgi sur la zone. Mi-mars, une réunion de militants de La France insoumise à la Vacherit, lieu de réunion à la ferme de Sylvain Fresneau, un paysan historique, a été perturbée par des zadistes qui ont jeté des excréments sur la porte et sur la voiture d’une journaliste de France Bleu Loire Océan. L’incident a provoqué la colère de l’Acipa, qui a mis la salle de réunion en grève. Critiqué par une partie des collectifs de la zone, ce nouvel épisode rappelle combien l’unité territoriale du lieu abrite des visions stratégiques diverses et parfois contradictoires.

Récit et entretiens : Jade Lindgaard
Photographies, sauf mention contraire : Isabelle Rimbert
Réalisation web : Donatien Huet

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Biblio- et webographie

Des habitant-es de la ZAD s’expriment régulièrement sur le site zad.nadir.org. On y trouve des textes politiques, des témoignages, des photos, des appels à soutien, des dessins… On peut aussi écouter leur webradio, Radio Klaxon.

Sur la ZAD, par des personnes qui y vivent ou la défendent : Défendre la ZAD et Contrées, par le collectif Mauvaise Troupe ; Chronique de la zone libre. Des ZAD au maquis : fragments de l’imaginaire autonome, de Cosma Salé (Le passager clandestin, 2016).

Sur une généalogie des liens entre les mouvements punks et la critique de la civilisation industrielle : Écopunk. Les punks, de la cause animale à l’écologie radicale, de Fabien Hein et Dom Blake (Le passager clandestin, 2016).

Sur l’histoire de l’autonomie italienne, une référence importante pour certain-es occupant-es : La Horde d’or. Italie 1968-1977, de Nanni Balestrini et Primo Moroni (Édition de l'éclat, 2017).

Sur le mouvement de paysans en Angleterre au XVIIe siècle, qui luttèrent pour préserver un usage commun de la forêt contre son appropriation par les pouvoirs politiques et ecclésiastiques : La Guerre des forêts, d'Edward P. Thompson (La Découverte, 2014).

Sur l'importance des luttes de territoire : À nos amis, du Comité invisible (La Fabrique, 2015).

Boîte noire

Pour comprendre ce qu'il se passe à la ZAD, « tu prends tes palmes et ton tuba, et tu plonges », m’a décrit un jour une jeune femme tout en sciant des branches de bois pour un chantier de construction. Pendant quatre mois, je me suis régulièrement rendue sur la zone pour y passer du temps. Parfois à jardiner, faire le pain, faire la cuisine, partager un repas, pédaler à travers la zone, participer à des réunions, manifester, mais d’abord pour écouter. Au total, j’ai conduit quarante-cinq entretiens, dont vingt-deux avec des femmes cisgenres, nées de sexe féminin, ou trans. Certaines personnes ont choisi de garder leur nom, la plupart d’en changer. Plusieurs ont choisi d’apparaître en tant que Camille.

Ce reportage long format est composé de longs propos rapportés pour montrer la diversité des approches et des sensibilités. La citation permet de ne pas figer des expériences et des émotions dans des mots extérieurs et définitifs.