Bioéthique : "Aucun autre pays n'a un tel corpus de lois"

Publicité

Bioéthique : "Aucun autre pays n'a un tel corpus de lois"

Par
Micro-injection par pipette d'un spermatozoïde dans un ovocyte. Novembre 2000. Rennes
Micro-injection par pipette d'un spermatozoïde dans un ovocyte. Novembre 2000. Rennes
© AFP - MARCEL MOCHET

Entretien . Les Etats généraux de la bioéthique vont mobiliser la société française pendant six mois, à travers une série de débats en région et une centaine d'auditions menées par le Comité consultatif national d'éthique. Tous les enjeux de la bioéthique seront explorés. Passage en revue avec Didier Sicard.

Quel monde voulons nous pour demain ? Voilà en substance la question ambitieuse à laquelle devront répondre les Etats généraux de la bioéthique qui s'ouvrent pour six mois. Le professeur de médecine Didier Sicard nous livre sa vision de cet exercice démocratique si difficile à organiser. Lui même a présidé le CCNE - le Comité consultatif d'éthique pendant neuf ans, de 1999 à 2008, et a du organiser des moments de réflexion similaires. Cette fois, le CCNE se fixe comme mission de réfléchir aux interrogations posées par l'évolution de la recherche scientifique : cellules souches, recherche sur les embryons, manipulation du génome, transplantation d'organes, intelligence artificielle, neurosciences, big datas. Le Comité d'éthique se penchera aussi sur deux questions d'ordre politique : quel avenir pour l'euthanasie en France ? Doit-on élargir la PMA aux couples de femmes et aux femmes célibataires ? Ces débats feront l'objet d'une synthèse disponible en juin 2018.  Cet exercice citoyen a pour objet d'éclairer le législateur qui sera amené à réviser la loi de bioéthique début 2019.

Entretien avec Didier Sicard, mené par Tara Schlegel. 

Publicité

Dans quel contexte vont se dérouler ces Etats généraux de la bioéthique ?

Il y a d’abord une première spécificité française, c’est de confier à la loi les changements sociaux. Aucun autre pays n’a un tel corpus de lois concernant la bioéthique, donc c’est extrêmement intéressant et il faut savoir s’y adapter. 

Le problème est : comment prendre conscience de la diversité de jugement des citoyens pour que le législateur prenne en compte le bien commun ? Je suis frappé de voir comment des questions aussi difficiles que l’euthanasie, que la procréation assistée, que le problème des gènes, le problème de la vérité sur les maladies génétiques, ne peuvent pas être réduites à quelques secondes de jugement dans une réponse : "oui" ou "non". Et la tentation avec les réseaux sociaux de dire "j’aime ou "j’aime pas" finit par se décliner en une sorte de prosélytisme permanent de l’Etat dans son rapport au citoyen. L’Etat dit : "votre réponse m’intéresse, mais c’est une réponse simpliste". La grande difficulté c’est comment arriver à ce que cette réponse simpliste se transforme en une véritable prise de conscience par les citoyens. 

Le professeur Sicard remet son rapport à François Hollande sur la fin de vie, en décembre 2012.
Le professeur Sicard remet son rapport à François Hollande sur la fin de vie, en décembre 2012.
© AFP - Bertrand Guay

Pourquoi pensez vous que les Etats généraux vont nécessairement ressembler à cela ? Nous pourrions imaginer des assemblées citoyennes qui prennent le temps de réfléchir aux vraies questions ? 

Je pense que cela existera … mais d’après ce que je vois, on va confier d’abord les débats à des instances, à des espaces régionaux d’éthique qui eux même auront travaillé. Mais est-ce qu’ils vont vraiment solliciter les citoyens dans leur co-construction ? C’est-à-dire, comment faire pour que les Etats généraux soient appropriés par les personnes elles-mêmes, plutôt que d’être en situation d’être interrogées et d’avoir à répondre ? C’est ça la grande difficulté.

Du Grain à moudre
40 min

De mon côté, j’ai toujours vu que les conférences de citoyens comme un peu biaisées. Dans la mesure où ce sont des citoyens qui sont à la tribune - il y en a une vingtaine qui ont été formés et ils sont très intimidés. Ils ont l’impression qu’il y a les bonnes et les mauvaises réponses. Le problème ce n’est pas qu’il y a les bonnes et les mauvaises réponses, c’est d’aller chercher dans la complexité de la conscience de chacun ce qu’il croit vraiment, ce qu’il demande à la vie, à la relation à l’autre. Plutôt que de transformer ces Etats généraux en une sorte de référendum permanent où, comme les Romains, on met le pouce en bas ou le pouce en l’air.
Et mon expérience, lors du rapport que j’avais rendu au Président Hollande sur la fin de vie, c’est que j’avais fait travailler les citoyens pendant trois heures le matin, et puis l’après-midi, ils restituaient leur sentiment. Mais je n’intervenais pas, c’étaient eux qui posaient les questions, discutaient entre eux et leur parole circulait. 

Ecoutez Didier Sicard

"Il ne faut pas transformer les Etats généraux en référendum permanent."

8 min

J’ai été frappé, à ce moment-là, de voir comment la richesse citoyenne s’exprime, avec des idées tout à fait nouvelles, qui ne sont pas capturées par quelques sachants, quelques professionnels, médecins, légistes, juristes etc... Et donc dans le public, quand sur une tribune il y a quatre ou cinq personnes et on dit : est-ce que quelqu’un veut prendre la parole ? Alors il y a quelqu’un lève la main et : soit il raconte sa propre histoire, et cela n’a pas grand intérêt, soit il y a une sorte de sondage, et on va arriver à 90%, 10% - et il n’y a rien de pire que la transformation d’une opinion par un sondage. Parce que c’est un réducteur de complexité. Je suis toujours un peu sceptique sur la façon dont l’Etat, un gouvernement, va légiférer à partir d’un sondage. Je me souviens d’avoir discuté avec une Ministre de la santé lors de la mission que j’avais eu sur l’euthanasie avec le Président François Hollande. Elle me disait : "il  n’y a pas de débat puisque vous avez vu dans les journaux, 95% des Français sont pour l’euthanasie donc pourquoi vous faites un rapport ? Cela n’a pas de sens, le problème est réglé. Je lui avais dit : "non madame la Ministre, justement 95% c’est inquiétant, cette réponse est simpliste !". On ne va pas répondre à cette question par des propos qui sont proches du café du commerce. Il ne s’agit pas d’être comme l’âne de Buridan : "Ah je ne peux pas choisir, je ne sais pas". 

Il s’agit d’avoir en fin de compte la capacité de choisir entre le mal et le pire, mais pas forcément entre le bien et le mal. Et d’accepter que le monde change et que ce qu’on va laisser à nos enfants sera différent de ce qu’on a reçu des parents.

Mais de ne pas avoir cette vision qui m’a toujours paru un peu glaçante qu’on a sur un plateau de télévision ou un journal : "est-ce que vous êtes pour ou est-ce que vous êtes contre l’euthanasie ? Est-ce que vous êtes pour l’avortement ou contre l’avortement ? Pour que les femmes homosexuelles puissent avoir un enfant ? Au fond quelle est votre réponse ?  Nous avons dix secondes pour répondre", c’est absurde ! 

L'Invité des Matins
18 min

Mais comment fait-on pour sortir de ce piège que serait un avis trop simpliste ? Il faudra quand même dégager un point de vue ou une synthèse de tous ces travaux ? 

Oui, je pense que c’est d’ailleurs le rôle du gouvernement et du Parlement - puisqu’on a accepté le principe de lois bioéthiques - de prendre une décision.

Le problème c’est de ne pas être vulnérable à des groupes de pression, qui sont les plus sonores et qui finissent par l’emporter devant des citoyens un peu timides, qui ont peur.  

Au fond, c’est d’arriver à ce que des paroles multiples coexistent. Or les groupes plutôt extrêmes – qu’ils soient ou très conservateurs ou très progressistes – ne supportent pas l’échange. Et la chose la plus riche dans une société, c’est d’arriver, avant que la loi soit votée, à ce qu’il y ait eu de véritables échanges, et non pas des affrontements d’ego qui monopolisent le débat.
Je suis non pas un peu inquiet, parce que je ne veux pas être toujours l’oiseau de mauvais augure, mais j’avais proposé qu’on recommence comme ce que j’avais fait. On m’a dit que c’était trop compliqué. Mais c’est peut-être que ce que j’avais fait est utopiste et irréaliste. D’ailleurs ce n’est pas forcément la meilleure méthode. 

Est-ce la plus démocratique ? 

Oui, c’est la plus démocratique parce qu’elle permet que les gens les plus modestes, les plus timides, par petits groupes, les jeunes, les vieux, s’écoutent. Et le fassent avant de brandir le poing ou de crier des slogans "on a gagné" ou "on a perdu". Sur ces sujets de société de bioéthique  -contrairement aux sujets économiques, aux sujets sur l’armée ou l’éducation (encore que l’éducation … ) – le ressenti individuel est absolument fondamental.
Par exemple,  je suis frappé de voir que dans une société multiculturelle comme la France, ce qui a été l’une des visions les plus riches pour moi, c’est celle des retraités d’Afrique du nord, Algériens, qui regardaient les débats avec un mélange d’angoisse. C’est-à-dire qu’ils considéraient que s’il y avait une loi sur l’euthanasie, eux seraient une variable d’ajustement, parce qu’ils n’avaient pas beaucoup de retraite et qu’ils allaient être tués ! Même si je leur disais qu’il n’y avait aucune chance pour que ça se passe comme ça. Mais dans leur imaginaire, ils pensaient que leur incapacité à se défendre faisait qu’ils allaient passer à la trappe. Donc cela montrait que les fantasmes dans une société, ça existe.
On ne peut pas faire une loi qui prenne en compte tous les fantasmes du monde, mais c’était intéressant à faire ré-émerger, au fond, plutôt qu’un unanimisme. C’est vrai que c’est la difficulté du législateur de rassembler les hétérogénéités pour une faire une loi. Mais c’est sa responsabilité. 

Didier Sicard, parmi les principales questions qui vont se poser, il y a la PMA, la procréation médicalement assistée. Sur ce sujet, les Français ont l’air d’être globalement pour l’extension de la PMA. Qu’en pensez-vous ? 

Cela me paraît tout à fait normal, la liberté d’une femme ou d’un couple de femmes d’avoir des enfants. Il n’y a aucune discussion sur un plan moral. Le problème c’est qu’il faut aller un peu plus loin que le bout de son nez. Il faut voir comment cette possibilité d’accès - des femmes homosexuelles ou des femmes seules à la PMA - est une liberté qui serait acquise, mais qui en même temps modifie radicalement la liberté des autres couples hétérosexuels. Je m’explique : à partir du moment où un couple hétérosexuel, pour des raisons de stérilité, a accès à une PMA – cela se passe dans le secret de la famille, et l’enfant apprendra à l’âge de dix ans, ou de cinq ans (cela dépend un peu de ses parents) qu’il est le fruit d’un père "biologique". Mais cet enfant à l’école a un père : ce père c’est le père "social ". Alors que l’enfant d’un couple homosexuel ou d’une femmes seules, ses petits camarades vont lui dire : mais alors qui est ton père ? "Ah mon père, je ne sais pas très bien." Donc forcément il va y avoir une demande d’ouverture par ces enfants, nés de femmes seules ou de couples de femmes. Ils vont demander à identifier très rapidement quel est leur père "biologique".
Et on ne pourra pas faire une discrimination entre les couples hétérosexuels et les couples homosexuels, autrement dit : le maintien de l’anonymat va disparaître. 

Ecoutez Didier Sicard 

"La modification de la loi dépasse largement la question tout à fait légitime de l'accès des femmes à une procréation."

7 min

De la même façon, quand un homme est malade et qu’il a confié ses gamètes à une banque de sperme pour que - s'il guérit, mais qu’il est devenu stérile - il puisse avec sa compagne, sa femme, avoir un enfant. Actuellement c’est interdit. S’il meurt, l’accès à ses gamètes ou à l’embryon qui étaient au congélateur est impossible pour la femme. Je ne vois pas au nom de quoi on pourra maintenir cette interdiction, dans la mesure où l’interdiction était fondée sur : "on ne veut pas faire de procréation sans père". 

Egalement sur le plan financier : actuellement la procréation assistée, payée par l’assurance maladie, c’est gratuit. Et le coût augmentera de façon assez importante, c’est quand même 7 000 euros par personne. On a dit qu’il faudrait trouver un autre financement  …. Or je ne vois pas au nom de quoi on devrait trouver un financement spécifique pour les couples homosexuels et les couples hétérosexuels ! On créerait des discriminations !    Donc il faut quand même anticiper ces conséquences. On voit très bien comment, un peu comme pour un jeu d’échec ou un jeu de domino, une modification de la loi a des répercussions qui dépassent largement l’accès - tout à fait légitime -  des femmes à une procréation.

Egalement sur le plan financier : actuellement la procréation assistée, payée par l’assurance maladie, c’est gratuit. Et le coût augmentera de façon assez importante, c’est quand même 7000 euros par personne. On a dit qu’il faudrait trouver un autre financement  …. Or je ne vois pas au nom de quoi on devrait trouver un financement spécifique pour les couples homosexuels et les couples hétérosexuels ! On créerait des discriminations !  
Donc il faut quand même anticiper ces conséquences. On voit très bien comment, un peu comme pour un jeu d’échec ou un jeu de domino, une modification de la loi a des répercussions qui dépassent largement l’accès - tout à fait légitime -  des femmes à une procréation.      

Le dernier point c’est qu’à partir du moment où les femmes homosexuelles auront accès à la procréation, les hommes homosexuels diront : mais pourquoi est-ce que nous, grâce à la Gestation pour autrui (la GPA) – n’aurions pas ce même droit ?
Donc même si les Français disent : au fond ce n’est pas si mal, la GPA change radicalement par sa diffusion, le statut même de la procréation - qui est une délégation. 

Et on sait très bien que, quelles que soient les grandes intentions généreuses, c’est quand même une exploitation de femmes plutôt pauvres par des femmes plutôt aisées. 

Il y a  donc une part d’hypocrisie qui mérite au fond d’être posée d’emblée dans sa complexité. Plutôt que de dire : Ah je suis pour, ou contre ! On ne peut pas être contre la procréation pour les femmes seules, je ne vois pas l’obstacle philosophique, religieux, non ! Simplement, ça change complètement l’ensemble de la filiation en France. Et donc cela veut dire que c’est un changement dont les conséquences générales sont infiniment plus importantes que simplement cette ouverture. 

Nous venons de parler de la procréation médicalement assistée, la PMA – mais il y a d’autres grandes questions qui se posent, par exemple l’euthanasie. Vous avez beaucoup travaillé sur ce thème. Dans quelle mesure le débat est-il susceptible de s’ouvrir plus que ce que vous aviez pu montrer à l’époque ?

L’euthanasie est une question typique de la liberté individuelle : j’ai le droit de disposer de mon corps, il m’appartient, j’en fais ce que je veux. Là encore, on ne voit pas très bien au nom de quoi on peut s’y opposer. On peut toujours trouver des valeurs de transcendance mais nous sommes en France dans une société qui est très différente des sociétés belges et hollandaises, qui sont des petites sociétés où tout le monde se connaît. La société française devient très individualiste. Elle a un rapport avec ses personnes âgées, ses personnes handicapées, ses personnes en situation de précarité, qui n’est pas d’une grande générosité. On peut faire l’hypothèse que l’euthanasie va apparaître comme une menace pour les plus vulnérables.
Moi j’ai été particulièrement bouleversé, quand j’avais fait mon rapport, en allant voir les grands handicapés mentaux, qui ont de la peine à s’exprimer et qui me disaient : "nous, on ne se pose pas de questions sur votre bonheur d’existence. Mais vous vous posez une question sur nous !" Et ils disaient : au fond, nous sommes aussi heureux que vous de vivre. Et parce que nous avons de la peine à pouvoir nous exprimer, on peut considérer que vous considérez que la mort est préférable à la vie. 

La question est donc : comment l’euthanasie comme liberté, au fond, menace la liberté des plus vulnérables.

Choix de la rédaction
4 min

Parce qu’on prendrait des décisions à leur place ? 

Même si la loi disait que non, mais dans l’imaginaire des malades âgés, débutant un Alzheimer, ils auraient l’impression que, pour ne pas encombrer l’espace public peut être que la solution…
Il y a quelque chose qui se glisse subrepticement Même si tout cela est dans l’imaginaire.

Ce qui est important dans une société ce n’est pas simplement le réel, c’est le côté fictionnel, le côté imaginaire. Donc je crois qu’il faut s’approcher de ces questions avec infiniment de prudence. Sans vouloir copier les modèles belges ou hollandais qui sont des sociétés radicalement différentes. Où les personnes âgées sont en petit nombre, vivent au centre des villes. Il n’y a pas cet abandon que moi j’ai constaté, qui est une véritable tragédie et que personne ne veut voir. Parce qu’elle est considérée comme sans solution. Et donc, comme toujours, la question n’est pas d’être contre ou pour l’euthanasie, parce que ce serait grotesque. Mais de réfléchir, pas forcément en termes progressistes/ conservateurs, ni même en termes de société en progrès - comme si il y avait un futur glorieux et que le passé devait être abandonné. C’est plus complexe que cela. Il ne faut pas s’accrocher aux vieilles lunes, en se disant, ce qui était avant était très bien.
Ce qui me paraît fondamental – et c’est la chose la plus difficile du monde – c’est de penser le changement et de le penser non pas en fonction de son intérêt, mais en fonction de l’intérêt des autres. Et je pense que :

C'est pour moi le message central d’une société, c’est qu’elle pense un peu plus à l’autre qu’à soi-même.