Nous sommes en 1967, Barbara termine son album mais elle n’est pas satisfaite. Elle le trouve incomplet. La chanteuse brune se décide alors à fouiller dans ses tiroirs à la recherche de la pièce manquante ; là, elle tombe sur un vieux titre, tout chiffonné, écrit des années plus tôt. Barbara s’en souvient parfaitement, ces mots, elle les a retranscrits à son réveil, après une nuit particulièrement agitée. Sur la page brunie par le temps, Barbara relate son rêve : allongée près d’une source d’eau, elle est plongée dans un sommeil paisible. Survint alors un aigle, noir comme une nuit sans lune, bien décidé à troubler son repos. Des années plus tard, Barbara se met au piano et laisse ses doigts glisser sur les touches noires et blanches, s’inspirant d’une sonate de Beethoven. « Un beau jour, ou était-ce une nuit / Près d'un lac je m'étais endormie… » L’aigle noir de la chanson est-il le souvenir d’une histoire amour fougueuse ou celui d’instants douloureux ? Est-ce un récit ésotérique ou une histoire hallucinogène ? Le monde s’interroge. Il faudra attendre bien des années plus tard et la publication de mémoires posthumes inachevées de Barbara, Il était un piano noir, pour déceler le secret qui se cache derrière les yeux rouges du rapace : « J'ai de plus en plus peur de mon père. Il le sent. Il le sait. J'ai tellement besoin de ma mère, mais comment faire pour lui parler ? Et que lui dire ? Que je trouve le comportement de mon père bizarre ? Je me tais. Un soir, à Tarbes, mon univers bascule dans l'horreur. J'ai dix ans et demi. Les enfants se taisent parce qu'on refuse de les croire. Parce qu'on les soupçonne d'affabuler. Parce qu'ils ont honte et qu'ils se sentent coupables. Parce qu'ils ont peur. Parce qu'ils croient qu'ils sont les seuls au monde avec leur terrible secret. » Par pudeur, le comportement incestueux de son père sera remplacé par le vol angoissant de l’oiseau. Par pudeur, Barbara ne contera son horreur qu’à petites doses soigneusement mesurées, tout au long de sa carrière. Le malheur, dit mais pas avoué, de L’Aigle noir, se fait l’écho dans une autre de ses mélodies, écrite trois ans auparavant, Nantes, veillée mortuaire musicale, douce et poignante, qui ramène l’auditeur dans le passé torturé de la chanteuse. Un jour, Barbara a reçu un courrier, le message est bref mais il suffira à la bouleverser. Son père se meurt au 25 rue de – l’autrefois imaginaire –la Grange-au-loup et désire la revoir. Elle répondra à son appel mais sait pertinemment que ce ne sera pas la grande Barbara qui se rendra à son chevet mais Monique Serf, petite fille juive qui a passé le plus clair de son temps à fuir la guerre, les rafles, les ennuis et la violence. Monique n’a plus vu Jacques Serf depuis sa fuite, des décennies auparavant, et sa célébrité n’y a rien changé. Pourtant cet homme, devenu inconnu par les années et la distance, n’a jamais quitté ses pensées et elle ressent un besoin vital d’aller à sa rencontre et de faire table rase à son chevet. « Mais il mourut à la nuit même / Sans un adieu, sans un "je t'aime" » dira la chanson… Il s’éteindra avant qu’elle n’ait eu le temps de lui dire tout ce qu’elle avait sur le cœur : « Je te pardonne... Je m'en suis sortie puisque je chante ! » Ses mots d’amour et de réconfort que son père ne pourra jamais entendre resteront son plus grand regret.