Ovidie : "On ne dit pas aux femmes comment s'épanouir sexuellement"

Publié le Vendredi 19 Janvier 2018
Charlotte Arce
Par Charlotte Arce Journaliste
Journaliste en charge des rubriques Société et Work
Ovidie en 2017
Ovidie en 2017
À l'automne, la réalisatrice Ovidie s'est associée à l'illustratrice Diglee pour signer "Libres !", un manifeste féministe et décomplexant pour prendre conscience des injonctions qui brident notre sexualité. Pour enfin nous aimer telles que nous sommes et jouir sans gêne ni contrainte.
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À quoi ressemble la vie sexuelle d'une femme en 2018 ? À en croire les magazines féminins ou les romans érotiques à la Fifty Shades of Grey, c'est une sexualité forcément hétéro, intense et débridée, toujours envisagée dans le prisme de la performance et du plaisir du partenaire masculin. Ce n'est guère plus encourageant dans la publicité, le porno ou les clips, où des jeunes femmes gaulées comme des mannequins et sans une once de cellulite étrennent des jambes interminables et des seins qui ne tombent pas dans un seul but : exciter l'autre, à savoir l'homme.

Mais où est passé le plaisir féminin là-dedans ? À quel moment parle-t-on à des femmes normales – avec des poils et des bourrelets – pour qu'elles aussi puissent jouir de parties de jambes en l'air joyeuses et décomplexées, où il n'est pas simplement question de performance, mais aussi de plaisir et d'émancipation ?

On a trouvé : dans Libres !. Dans ce "Manifeste pour s'affranchir des diktats sexuels" sorti en octobre dernier, la réalisatrice Ovidie s'est associée à l'illustratrice Diglee pour donner une autre vision du sexe. De la question de l'amour pendant la règles à celle de la pratique de la sodomie, en passant par l'injonction à l'épilation ou le débat sur l'existence du fameux "point G", les deux autrices proposent un autre discours sur la sexualité et offrent, en l'espace de quinze chapitres, une déconstruction bienvenue des stéréotypes.

Comment est née l'idée de Libres ! ?

Ovidie : L'idée est née il y a déjà trois ans, au moment où je terminais le documentaire À quoi rêvent les jeunes filles ? À l'époque, il m'est apparu absolument criant qu'il y avait un décalage énorme entre le simulacre de liberté sexuelle qu'on prétendait vivre et ce que me disaient les jeunes femmes que je rencontrais. Alors que le sexe était présent partout – sur Internet, dans les magazines, sur les abribus-, ces jeunes femmes ne me semblaient absolument pas dans une optique de libération, mais plutôt dans celle d'une obligation à répondre à toutes les injonctions qui entourent la sexualité.

J'ai commencé par avoir l'idée de faire un anti-guide du sexe, puis progressivement, je me suis rendue compte qu'on allait au-delà des pratiques sexuelles, qu'on évoquait les questions plus générales du rapport au corps. Que ce soit les règles, le poids, la façon de se vêtir, le harcèlement. En fin de compte, ça a davantage pris la forme d'un manifeste.

Diglee signe les illustrations de Libres ! Comment vous êtes-vous rencontrées ?

À l'époque, j'avais donc le projet de faire ce manifeste avec mon éditrice chez Delcourt. J'avais listé un certain nombre de chapitres, quelques textes, une introduction. S'est ensuite posée la question des illustrations. Il s'avère que quelques mois plus tôt, j'avais rencontré Diglee au salon de la BD à Angoulême. J'avais gardé en tête ses dessins et très vite s'est imposée l'idée de mener ce projet avec elle.

Comment s'est déroulée votre collaboration ?

Quand on s'est rencontrées, on s'est rendues compte qu'on était raccord sur certains points de féminisme. C'était important qu'on aille à peu près dans la même direction car il y a beaucoup de sujets très clivants dans le féminisme. Au début on a fait plusieurs réunions de travail toutes les deux, on y a déterminé ensemble les personnages principaux, on a évoqué quelques scenarii de planches possibles qui ont évolué avec le temps. Comme elle habite à Lyon, moi à Paris, je lui envoyais les textes, elle rebondissait dessus en griffonnant sa planche. On échangeait comme ça, principalement par mail. Il y a peut-être eu une ou deux planches où le processus était inverse : elle faisait sa planche et je rebondissais dessus.

Qu'apportent selon vous les illustrations de Diglee à vos textes ?

D'abord, ses dessins sont l'illustration concrète de ce que j'écris. Ce sont des situations que Diglee ou que certaines de ses copines ont vécu. Tout comme les personnages qui sont dessinés : ce sont globalement des femmes que Diglee connaît aussi. Je trouve intéressant qu'il y ait une application concrète et qu'on voit bien le lien entre les situations qu'on a presque toutes vécues et ce que j'écris dans le texte.


Après, ce que je trouve vraiment important dans son travail d'illustration, c'est la diversité des corps représentés. Diglee a fait en sorte qu'on soit les plus inclusives possibles. Ses illustrations sont en plus très réalistes. Souvent, quand on dessine une nana ronde, on lui fait des grosses hanches et la taille fine. C'est une représentation qui est en parfait décalage avec la réalité. Car quand on est ronde, on a aussi de gros bras, des chevilles rondes, etc.. Je trouve vraiment important le fait que la diversité des corps soit représentée car plus on voit cette diversité, plus on s'y habitue. Il y a des choses auxquelles on n'est pas encore habituées et qui nous font flipper parce qu'elles nous complexent, nous. C'est le cas de la cellulite ou des poils : ils nous font peur car on n'est pas habituées à les voir dans notre environnement culturel, c'est assez sous-représenté. Ça participe à ce combat-là, de représenter des corps tels qu'ils sont vraiment, sans forcer le trait.

La publication Libres ! coïncide avec une prise de conscience des injonctions auxquelles on se soumet. Avez-vous l'impression qu'on se libère progressivement des diktats ?

Je pense que si Libres ! arrive maintenant, en même temps que d'autres livres sur le féminisme, c'est qu'il y a en ce moment une convergence des luttes. On assiste à l'émergence d'une nouvelle vague de féminisme née avec Internet, avec les réseaux sociaux. Internet permet de partager une réflexion féministe, de communiquer entre nous.

Dans Libres !, vous expliquez que notre rapport au corps et au sexe est façonné par la pub, les médias, le porno, les romans érotiques. En quoi nuisent-ils à une sexualité épanouie ?

Dans Libres !, tout le monde en prend un peu pour son grade : la pornographie, la publicité, la musique, les clips... C'est vraiment l'ensemble de notre environnement culturel qui est visé. Je pense que ça aurait été trop facile de prendre la pornographie comme seul bouc émissaire car ces injonctions, on le retrouve aussi dans la littérature, la presse féminine... Moi la sensation que j'ai souvent, c'est que dès qu'on parle de sexualité dans la presse féminine, on en parle dans des termes qui sont presque ceux d'un "marketing du sexe". On nous encourage à réussir notre vie sexuelle, un peu comme on nous encourage à réussir un entretien d'embauche, à commencer un super régime ou à faire des squats tous les jours. Il faut être la super amante, la super maman, la super working girl, la super meuf bonne. C'est vraiment épuisant et ça ne donne pas du tout envie de baiser !

Ces discours véhiculés dans la presse féminine sont plus des injonctions à garder l'autre, à le satisfaire, à être "super cotée sur le marché de la meuf bonne", mais finalement pas à prendre son pied. Il y a aussi cette idée sous-jacente selon laquelle il reviendrait aux femmes de casser la routine pour assurer la cohésion du couple, que ça passe par le sexe ou par autre chose.

Quant à au mommy porn, globalement, il véhicule souvent des schémas hyper réacs. Camille Emmanuelle le dit très bien dans son livre (Lettre à celle qui lit mes romances érotiques, et qui devrait arrêter tout de suite, Éd. Les Échappées, ndlr) : l'héroïne est toujours une jeune femme qui a besoin d'être initiée, puis qui va rencontrer un homme expérimenté. Celui-ci va alors endosser le rôle de Pygmalion et lui apprendre la vie. On est toujours dans des schémas totalement dépassés mais qui pourtant perdurent. Et puis, il y a aussi l'idée aussi que cet homme ne peut pas être un prolo ou un intello. C'est juste un autre mec blanc qui a de l'argent et un bel hélicoptère.

Et le porno ?

Le porno est le reflet exacerbé de notre société. Les rapports hommes-femmes dans le porno sont juste une version exagérée, un peu cartoon, de ce qui se joue au quotidien, dans la rue, au travail, dans le couple. Nous vivons dans une société violente et, de fait, le porno est de plus en plus violent. Souvent, quand on parle de l'évolution des pratiques sexuelles ou de l'hypersexualisation – un terme que je n'emploie pas moi-même car il concerne uniquement les filles - dans les discours des politiques, le premier désigné comme coupable, c'est le porno.

Le problème avec le porno, c'est qu'il n'y a que deux discours qui dominent : celui qui prétend que tous les fléaux du monde viennent du porno et celui qui prétend que le porno n'influence pas notre sexualité. Or, le porno fait juste partie d'un tout, de notre environnement culturel au même titre que la publicité, les séries etc. C'est évident qu'il façonne notre imaginaire érotique, ça ne peut pas être sans impact. Mais c'est aussi complètement con de dire que ce tous les maux de notre société sont de la faute du porno. Le porno n'est pas là ex-nihilo : il s'imprègne de notre société et notre société s'imprègne du porno. C'est d'ailleurs pour ça que le porno d'aujourd'hui n'est pas le même que celui des années 70, qu'on ne fait pas le même porno en France qu'au Danemark ou au Japon.

Dans Libres !, vous consacrez un chapitre à la "burqa de chair", une notion développée par l'écrivaine québécoise Nelly Arcan. De quoi s'agit-il exactement ?

Ce que Nelly Arcan appelle la burqa de chair, c'est ce voile de contraintes que revêtent les femmes occidentales. Elle a fait le constat que vivre sans arrêt à travers l'axe du désir de l'autre, le fait de s'oublier soi-même et de tout le temps essayer de correspondre à des normes, c'est aussi aliénant qu'une burqa. Ce qui est intéressant, c'est que Nelly Arcan était pleinement dans cette servitude volontaire, elle ne donne donc pas des leçons aux autres femmes. Mais elle avait conscience de se plier à des injonctions, de ne pas être spécialement plus libérée que d'autres femmes. Elle fait preuve d'une certaine bienveillance. Il y a quelque chose que j'aime beaucoup dans cette notion : c'est un voile extrêmement emprisonnant qui implique plein de choses, notamment la compétition entre femmes. Quand on vit uniquement dans l'axe du désir de l'autre, cela bride toute possibilité de sororité car on passe son temps à se comparer aux autres femmes, à les juger : est-ce qu'elle est mieux habillée que moi, est-ce qu'elle est plus belle que moi, est-ce qu'elle est plus jeune que moi, plus mince que moi ? On n'arrive pas à se réjouir pour les autres car on est dans cette angoisse permanente de compétition.

Pensez-vous qu'il soit un jour possible de déconstruire ces stéréotypes qui empêchent d'avoir une sexualité épanouie ?

Je pense que c'est bien de commencer à y réfléchir. Si on a fait le livre avec Diglee, c'est pour amorcer un début de réflexion. Je pense qu'on ne peut pas se déconstruire en un claquement de doigts. Ce n'est pas parce qu'on a conscience de l'existence de mécanismes de domination qu'on réussit à s'en affranchir. Libres ! n'est pas un manifeste pour imposer aux femmes de se déconstruire via nos préceptes, ou pour les juger. Mais prendre conscience de ces mécanismes-là est déjà un premier pas. Et si ça peut permettre, petit à petit, de se débarrasser de ce voile qui nous entrave et nous empêche de jouir sans contrainte, ce sera déjà pas mal.

Libres ! d'Ovidie et Diglee
Libres ! d'Ovidie et Diglee

Ovidie, Diglee, Libres !, Manifeste pour s'affranchir des diktats sexuels, Éd. Tapas