Vu de Tel-Aviv

Israël : les supérettes ouvertes durant shabbat divisent la coalition de Nétanyahou

Une nouvelle loi visant à restreindre l'ouverture des commerces pendant shabbat divise la coalition d'ultra-droite au pouvoir, mettant en conflit le ministre de la Défense, laïc, face à son collègue de l'Intérieur, ultra-orthodoxe.
par Guillaume Gendron, Correspondant à Tel-Aviv
publié le 21 janvier 2018 à 17h22

«J'en ai fini avec Lieberman. Il a piétiné le shabbat [jour de repos juif, ndlr] et outrepassé toutes les lignes rouges.» Avec ses faux airs de Robert De Niro en kippa, Arié Dery, le ministre de l'Intérieur israélien, surjoue la colère face à la dernière «provocation» de son collègue et (ex) allié, le ministre de la Défense Avigdor Lieberman. Pour le leader des mizrahim («juifs orientaux») ultra-orthodoxes, «il y a des choses plus importantes que l'amitié». Comme ce gobelet de café acheté ostensiblement par Lieberman samedi matin, en plein shabbat, dans un centre commercial d'Ashdod, ville portuaire entre Tel-Aviv et Gaza, où les commerçants manifestaient cette semaine contre ce que la presse israélienne a surnommé «la loi des supérettes».

Depuis deux mois, cette loi tient le pays en haleine et occupe régulièrement la une des quotidiens, même lorsque le monde entier avait les yeux braqués sur le statut de Jérusalem. Dans ses premières moutures, le but affiché de cette nouvelle législation était de redonner au ministre de l'Intérieur (un poste généralement réservé à un religieux depuis les années 80) le pouvoir d'autoriser, et donc d'interdire, l'ouverture des commerces durant le shabbat, prérogative jusqu'ici réservée aux municipalités. Initié par le parti de Dery, le Shas – l'un des trois partis religieux présents à la Knesset –, ce feuilleton législatif haut en rebondissements symbolise autant les vives tensions entre laïques et religieux au sein de l'Etat hébreu que l'appétit jamais rassasié pour les gros titres des membres de la coalition Nétanyahou. Au sein de cette alliance aussi droitière qu'hétéroclite, et donc fragile, se joue depuis plusieurs mois une sorte de concours de la proposition de loi la plus populiste, sulfureuse ou clivante. Souvent les trois à la fois. A ce sujet, Lieberman n'est pas en reste, lui qui a récemment proposé d'instaurer la peine de mort pour les «terroristes palestiniens», malgré les réticences de tout l'appareil sécuritaire israélien.

Un grand moment de théâtre électoraliste

Ces dix dernières années, les supérettes ouvertes de jour comme de nuit et de façon continue pendant le shabbat ont pullulé en Israël. Dans les grandes villes libérales côtières ou du sud, ce qui était une exception est devenu la norme. De quoi mettre en péril, aux yeux des ultra-orthodoxes, le «statu quo». C'est cet accord passé entre les religieux et les laïcs, lors de la création d'Israël, qui dispense par exemple les étudiants des yechivah de service militaire, mais permet d'un autre côté une grande souplesse dans l'application des impératifs religieux en «terre sainte».

En difficulté dans les sondages, Dery a donc décidé, à l’orée de l’hiver, de revêtir le manteau de «sauveur du shabbat» que lui avait piqué un autre ministre religieux, un mois plutôt. En charge du portefeuille de la Santé, Yaakov Litzman, un des chefs de file du parti Judaïsme unifié de la Torah, avait temporairement démissionné pour protester contre les travaux de maintenance du réseau ferré pendant le shabbat. Un épisode vu par les médias israéliens comme un grand moment de théâtre électoraliste.

Le 9 janvier, la «loi des supérettes» est passée in extremis (à 58 voix contre 57) à la Knesset au bout d'une nuit entière de débats, même après avoir été largement vidée de son contenu, lecture après lecture. Pour y arriver, Dery a tout osé. Il a par exemple demandé à un rabbin d'autoriser un député ultra-orthodoxe du Likoud à sécher la shiva (semaine de deuil) de sa femme pour venir voter. Refus du rabbin, scandale politique. Lieberman s'est, lui, érigé en pourfendeur de la loi, et a interdit aux députés de son parti, Israel Beytenou, de la voter. Le rugueux natif de Moldavie est le porte-voix de l'importante communauté russophone arrivée après la chute de l'URSS, à la fois farouchement nationaliste mais peu portée sur la pratique religieuse. Nombre des commerces menacés de fermeture hebdomadaire sont d'ailleurs tenus par ce que la société israélienne appelle encore «les Russes». En plein bras de fer législatif, Dery ne s'était pas gêné pour rappeler à Lieberman le cliché de «mauvais juifs» qui leur collent aux basques : «S'il voulait manger du porc pendant shabbat, il n'avait qu'à rester chez les soviets», lui avait balancé le ministre de l'Intérieur. La coalition Nétanyahou était alors au bord de l'explosion.

«A la Knesset, la montagne accouche quasiment à coup sûr d’une souris»

Finalement, un compromis a été trouvé. Les épiceries attenantes aux stations-service ont été exemptées de fermeture et l'autorisation du ministère de l'Intérieur ne concerne que les supérettes qui voudraient s'établir, pas les existantes. Pour finir, la loi ne prévoit pas de nouvelles contraintes pénales autres que les amendes municipales déjà existantes, que la plupart des commerçants contrevenants payent de toute façon sans rechigner. Une semaine après le vote de la loi, Dery osait même déclarer dans la presse qu'il n'avait aucune intention de la faire appliquer, expliquant soudainement ne pas croire en la «coercition religieuse». Une position cynique épinglée par la presse, habituée à la rouerie et aux contorsions de ce politicien controversé aux mille vies.

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«Tout cela est assez caractéristique du système parlementaire israélien, explique le politologue franco-israélien Denis Charbit. Qu'importent les grandes déclarations publiques, à la Knesset, la montagne accouche quasiment à coup sûr d'une souris. Pour les petits partis de la coalition, ce qui compte, c'est l'effet d'annonce, les gros titres.» Ce qui ne met pas fin à la course à l'échalote de l'indignation chez les religieux. Un député ultra-orthodoxe a ainsi récemment suggéré au gouvernement d'employer des non-juifs pour veiller à ce que les juifs ne travaillent pas pendant shabbat – kafkaïen.

Pour le professeur de l'Université ouverte d'Israël, à Tel-Aviv, «toute législation religieuse a un vice initial : elle n'a aucun intérêt pour le public qui la réclame, vu que les religieux respectent shabbat quoiqu'il arrive. Ces lois sont donc vécues comme des intrusions dans la vie des laïcs, qui restent majoritaires dans le pays». Et d'ajouter : «Il y a trente ans, il n'y avait pas de grandes chaînes de supermarché. Tous les petits épiciers faisaient shabbat, c'était comme ça. Maintenant, les Israéliens ont pris l'habitude d'acheter une bouteille de vin le soir du shabbat en allant à leur dîner. On ne pourra plus nous enlever cette habitude : on a goûté au fruit défendu !»

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