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Tunisie : Un député poursuivi pour insulte à l’armée

Les tribunaux militaires ne devraient pas juger des civils

Des membres des forces de l’ordre tunisiennes devant une barrière les séparant de personnes venues manifester leur soutien au blogueur Yassine Ayari lors de son audience d'appel devant un tribunal militaire à Tunis, le 3 mars 2015.  © 2015 Getty Images

(Tunis) – Un blogueur tunisien qui a récemment été élu député est poursuivi par deux tribunaux militaires pour avoir critiqué l’armée et ses hauts gradés sur les médias sociaux, a rapporté Human Rights Watch aujourd’hui.

Le procureur a mis en examen Yassine Ayari après sa victoire aux élections en tant que candidat indépendant, en décembre 2017. Ayari avait déjà fait deux fois l’objet de poursuites par des tribunaux militaires, en 2015 et 2016, et avait passé quatre mois et demi en prison.

« Une fois de plus, la justice militaire s’en est à pris Yassine Ayari pour sa critique non violente de l’armée », a déclaré Amna Guellali, directrice du bureau Tunisie de Human Rights Watch. « Sept ans après l’éviction du président Zine el-Abidine Ben Ali, les autorités tunisiennes devraient abroger toutes les lois qui pénalisent la diffamation d’institutions ou de représentants de l’État et mettre fin à la compétence des tribunaux militaires pour juger les civils. » 

Ayari a remporté son siège au parlement lors d’élections partielles destinées à remplacer un député représentant les Tunisiens vivant en Allemagne. Apprenant de manière officieuse que de nouvelles poursuites étaient en cours contre lui, Ayari, qui vit en France, a mandaté un avocat, Malek Ben Amor, pour se renseigner. Se rendant au tribunal militaire de première instance de Tunis, Ben Amor a découvert le 8 janvier qu’Ayari apparaissait dans deux affaires en cours, dont l’une devait être entendue ce jour-là, a-t-il rapporté à Human Rights Watch. L’autre procès s’était ouvert le 2 janvier et l’audience avait été reportée au 6 mars.

Ayari a déclaré qu’il n’avait reçu aucun avis officiel concernant ces deux procédures, ni aucune assignation à comparaître. Ben Amor a déclaré qu’il avait assisté à l’audience du 8 janvier, lors de laquelle le juge avait reporté le procès au 26 mars.

Ben Amor a précisé que pour le procès qui avait démarré le 2 janvier, les avocats n’avaient pu consulter que les accusations, et non pas parcourir le dossier ou les éléments fondant les chefs d’inculpation. Il a déclaré que les inculpations étaient en lien avec l’article 91 du code de justice militaire, qui pénalise l’insulte à l’armée, et l’article 67 du code pénal, qui pénalise l’« offense contre le chef de l'État ».

Quant au procès qui s’est ouvert le 8 janvier, Human Rights Watch a pu consulter le dossier du tribunal. Une lettre du bureau du procureur du tribunal militaire de première instance au procureur général militaire, datée du 4 janvier, annonçait que le procureur avait décidé de poursuivre Ayari en vertu de l’article 91 du code militaire. Cet article punit de jusqu’à trois ans de prison quiconque « se rend coupable [...] d'outrages au drapeau ou à l'armée, d'atteinte à la dignité, à la renommée, au moral de l'armée, d'actes de nature à affaiblir, dans l'armée, la discipline militaire, l'obéissance et le respect dus aux supérieurs ou de critiques sur l'action du commandement supérieur ou des responsables de l'armée portant atteinte à leur dignité ».

Le même jour, le procureur émettait à l’encontre d’Ayari une ordonnance d’arrestation et de détention. Pour justifier la mise en examen, le dossier contenait une capture d’écran d’une publication Facebook du 27 février 2017. Ce texte, que Human Rights Watch a consulté, commentait la promotion du général de brigade Ismaïl Fathalli, un commandant militaire, au rang de chef d’état-major de l’armée de terre. Dans sa publication, Ayari faisait allusion à sa propre condamnation de 2015 par le tribunal militaire, écrivant : « À l’époque, Fathalli déclarait devant la cour militaire que mes écrits avaient porté atteinte à son moral et au moral de l’armée. Vu que cet homme est doté d’une telle sensibilité, il risque de mourir de bonheur, maintenant qu’on l’a promu à un poste pareil. »

Le 2 mars 2015, la cour d’appel militaire avait condamné Ayari à six mois de prison, selon l’article 91, pour insulte au commandement supérieur de l’armée dans une publication Facebook. Dans cette affaire, il avait dans un premier temps été reconnu coupable par contumace et condamné à trois ans de prison le 18 novembre 2014 par le tribunal de première instance, alors qu’il était toujours en France, puis avait reçu une peine d’un an lorsqu’il avait été rejugé en personne le 8 janvier 2015. Ayari a passé quatre mois et demi en prison avant d’être libéré le 16 avril 2015.

Yassine Ayari a quitté la Tunisie en juillet 2015 après avoir appris que la cour militaire avait ouvert une nouvelle instruction contre lui, cette fois pour « atteinte à la sûreté extérieure de l'État », un crime passible de la peine capitale en vertu de l’article 61 du code pénal. Le 29 avril 2016, un juge d’instruction du tribunal militaire de première instance renonçait à le poursuivre.

De telles poursuites judiciaires pour diffamation de l’armée ou d’autres institutions de l’État sont incompatibles avec les obligations de la Tunisie découlant de l’article 19 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques (PIDCP). En 2011, le Comité des droits de l’homme des Nations Unies (CCPR) a publié un accompagnement, destiné aux États parties, sur leurs obligations énoncées dans l’article 19. Ce texte souligne l’importance que le Pacte accorde à une expression sans entraves « dans le cadre du débat public concernant des personnalités publiques du domaine politique et des institutions publiques », ajoutant que « les États parties ne doivent pas interdire la critique à l’égard d’institutions telles que l’armée ou l’administration ».

La Constitution tunisienne de 2014, dans l’article 31, protège le droit à la liberté d’expression. En outre, son article 49 affirme que toute restriction relative aux droits humains garantis par la Constitution ne doit pas « porter atteinte à leur substance » et ne peut être établie « que pour répondre aux exigences d’un État civil et démocratique, et en vue de sauvegarder les droits d’autrui ou les impératifs de la sûreté publique, de la défense nationale, de la santé publique ou de la moralité publique tout en respectant la proportionnalité entre ces restrictions et leurs justifications ».

Par ailleurs, le fait de juger Ayari, un civil, devant une cour militaire viole la norme du droit international selon laquelle les tribunaux militaires ne sont pas compétents pour poursuivre des civils, a déclaré Human Rights Watch. Ainsi les Directives et principes sur le droit à un procès équitable et à l'assistance judiciaire en Afrique, publiées par la Commission africaine des droits de l’homme et des peuples, affirment que « les tribunaux militaires ne peuvent, en aucune circonstance, juger des civils ».

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