Reportage

En Israël, l’extrême précarité des rescapés de la Shoah

Près d’un quart des 189 000 survivants installés dans l’Etat hébreu vit sous le seuil de pauvreté. Alors que se tient ce samedi la Journée internationale dédiée à la mémoire des victimes de l’Holocauste, la situation choque beaucoup d’Israéliens.
par Guillaume Gendron, correspondant à Tel-Aviv
publié le 26 janvier 2018 à 20h36

Une virée dans un supermarché quelconque adossé à un centre commercial quelconque de Ramat Gan. Sortie d'une affligeante banalité pour les habitants de cette banlieue de Tel-Aviv, mais luxe absolu pour la petite dizaine de rescapés de la Shoah rassemblés ce mercredi après-midi. Tous bénéficiaires de l'Association pour l'assistance immédiate des survivants de l'Holocauste, ils voient leur «rêve» s'accomplir, explique Tamara More, présidente bénévole de la petite ONG. Soit pouvoir piocher à leur guise dans les rayons et remplir leur chariot à ras bord, sans se soucier des prix.

L'idée d'une telle opération, dont ont déjà bénéficié plus d'un millier de personnes, est venue des survivants, assure More. «Il y a dix ans, quand j'ai lancé cette association, j'ai demandé aux gens que j'aidais ce qui leur ferait le plus plaisir. La réponse la plus courante était : "Pouvoir faire mes courses sans compter les centimes."»

Israël est régulièrement pointé par l’OCDE comme l’un des pays les plus inégaux du monde. Environ 20 % de la population y vit sous le seuil de pauvreté, et le coût de la vie, particulièrement l’alimentation et les loyers, y est comparable aux grandes capitales occidentales. Dans ce contexte, les rescapés de la Shoah sont une population particulièrement vulnérable, et l’indigence de nombre d’entre eux est un symbole dérangeant pour l’Etat hébreu. Selon une étude gouvernementale de 2015, 45 000 des 189 000 survivants installés en Israël vivent avec moins de 3 000 shekels par mois (720 euros), soit le seuil de pauvreté. Et encore, la situation s’est améliorée. Depuis 2014, le gouvernement israélien leur verse une allocation mensuelle de 2 200 shekels (530 euros).

Chips

Dans les rayons, chaque rescapé est accompagné d'un bénévole. Pour porter les courses, mais aussi pour les encourager. La capuche de sa parka sur la tête, Joseph (1), 81 ans, rejette la plupart des produits qu'on lui propose. «Trop chers ! Qui va payer pour tout ça ?» marmonne cet ancien jardinier. Dans son chariot, des chips, du café soluble, un gâteau, du savon. Arrivé de Pologne orphelin, après avoir été caché enfant dans la forêt pendant la guerre, il ne touche pas de retraite car il n'a jamais cotisé. « Joseph a le profil type, explique Tamara More. Il est arrivé ici sans famille, a dû travailler très tôt dans des emplois non qualifiés. Si ces gens n'ont pas d'enfants, ils n'ont plus rien.»

Les rescapés originaires du bloc soviétique, arrivés en Israël tardivement après l'effondrement de l'URSS, sont parmi les plus touchés. En quittant leur pays, ils ont pour la plupart fait une croix sur leur retraite et leurs économies. A l'instar de Mark, affable septuagénaire qui se contente de piocher dans le stand de fruits secs. «Je ne veux pas abuser, déjà qu'ils me logent», explique-t-il. SDF, il a été recueilli dans le refuge de l'association, qui aide au quotidien près de 5 000 personnes âgées.

Cognac

La virée s'éternise. Le petit groupe se prend au jeu. Deux heures après leur entrée dans le magasin, la plupart des chariots sont pleins. Les produits choisis n'ont rien de fastueux. «J'ai pu acheter du halva, du miel, des fraises. Et du saumon !» se félicite Lina, 82 ans. Une autre a fait un stock de paillassons et de croquettes pour chat. Un dernier se réjouit de son cognac.

«Que des victimes de la Shoah se retrouvent dans cette situation, c'est choquant, soupire Nir, un volontaire de 33 ans. Mais le problème est plus large que ça, la pauvreté touche beaucoup de gens âgés ou vulnérables. Ce pays est devenu trop capitaliste.» Les bénévoles présents ce jour-là représentent toutes les nuances de la société israélienne, de la jeune hipster avec piercing au religieux en kippa, flingue à la ceinture. «Ces gens devraient être la priorité de tout Israélien», remarque Tamar, étudiante. Amir, autre bénévole, la coupe : «J'aimerais bien que le gouvernement soit aussi ému», grince-t-il. C'est l'un des combats de l'association : que les autorités débloquent les sommes qu'elle estime dues aux rescapés.

En 2008, un audit mené par une ex-juge de la Cour suprême a évalué qu'au moins deux tiers des réparations payées par l'Allemagne à Israël pour dédommager les victimes de la Shoah ne leur ont pas été versées. Les fondateurs du jeune Etat avaient d'autres priorités. «Même si c'était pour construire des hôpitaux ou des HLM, cela reste du vol, tempête Tamara More. Aujourd'hui, il est urgent d'agir. Ils ne seront plus parmi nous encore très longtemps, on ne peut pas les laisser dans cette situation.»

(1) Les bénéficiaires de l'association ont demandé à ne pas voir leur nom apparaître.

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