Intervenantes et employées de la Maison des Femmes pendant une "plateforme".

Intervenantes et employées de la Maison des Femmes pendant une "plateforme".

Emilie Tôn

"Mariama, ça aurait pu être moi..." Accoudée à une table de l'espace salon de la Maison des Femmes Thérèse Clerc (MdF) à Montreuil, Dounia* retient ses larmes. Il y a quelques années, son mari a tenté de l'assassiner. Elle lui a échappé de peu, mais garde les stigmates des violences subies. Bien qu'handicapée, elle met à présent son expérience au profit d'autres femmes en danger.

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Comme toutes celles qui se trouvent dans les locaux de cette permanence de Seine-Saint-Denis, ce jeudi de janvier, Dounia est hantée par le fantôme de la récente victime de violences conjugales de la ville. Sur la devanture de ce local associatif qui accueille près d'un millier de femmes chaque année, le nom de Mariama, poignardée et défenestrée du 4e étage le 30 décembre 2017, côtoie ceux d'Aline, tuée et brûlée en 2010, Moussoukoro, dite "Poupette", frappée à mort en 2014 et Aïcha, étranglée en 2016.

Pour que la liste ne s'allonge pas, les membres de cette association ont mis en place une "plateforme collective d'accompagnement intersectorielle", qui repose sur le partage de conseils aux victimes des violences masculines -qui sont principalement le fait de leur conjoint.

"Mes enfants me reprochent de ne pas avoir agi avant"

Depuis 2012, tous les jeudis, les intervenantes accueillent huit à dix femmes qui souhaitent rompre avec l'enfer de leur domicile. Certaines sont déjà connues de l'équipe. D'autres viennent pour la première fois. A leurs côtés, Martine Bystriansky, conseillère conjugale formée à la victimologie, et Maguy Borras, juriste et informatrice spécialisée dans les droits des femmes. Habituellement, elles sont accompagnées d'une avocate bénévole et membre du Réseau contre les violences faites aux femmes du barreau de Bobigny. Mais cette semaine-là, elle est exceptionnellement absente.

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Camille*, la trentaine et les cheveux blonds coupés au carré, pousse la porte de la MdF Thérèse Clerc pour la première fois ce jeudi-là. La jeune artiste cherche à mettre un terme au harcèlement de son ancien conjoint. "Il m'a envoyé 200 SMS d'insultes en une journée, je ne sais plus quoi faire", raconte-t-elle à la petite assemblée. Elle aimerait rapporter ces faits aux autorités, mais culpabilise de "porter plainte contre le père de [sa] fille". "Elle ne t'en voudra pas", interviennent ses voisines. "Ta fille doit comprendre que ce comportement n'est pas normal." "Mes enfants, qui ont aujourd'hui 21 ans, me reprochent de ne pas avoir agi avant", l'avertit une participante d'une quarantaine d'années.

"Le dépôt de plainte actionne tout"

Malgré leurs différences d'âge, de classe sociale et d'origine, toutes se reconnaissent dans les récits déroulés autour de cette table, où l'on rit autant que l'on pleure en grignotant des gâteaux et en buvant du café. "C'est exactement la dynamique que nous avons souhaité créer avec la plateforme", explique Isabelle Colet, directrice de la MdF, qui l'a mise au point en s'inspirant d'un dispositif similaire élaboré à l'Université de Montréal. "Les femmes se conseillent et se déculpabilisent les unes les autres. Celles qui sont sorties des violences encouragent celles qui y sont encore et les différentes professionnelles croisent leurs compétences. De cette synergie, des solutions émergent et dynamisent les femmes dans leur parcours"

Maguy Borras explique l'enjeu à Camille: "Ce n'est pas parce que tu portes plainte contre ton ex qu'il va automatiquement être convoqué ou condamné. Mais au moins, tu donneras du poids à tes arguments face au juge des affaires familiales". Elle lui montre l'affiche, placardée au mur, à côté de la "bibliothèque féministe": "Un homme violent avec sa femme n'est pas un bon père", rappelle le poster.

Maison des Femmes Montreuil

En 2016, 807 femmes ont été accueillies sur la problématique des violences en première demande à la Maison des Femmes de Montreuil. Un chiffre estimé en hausse en 2017.

© / Emilie Tôn

Camille a déjà déposé plusieurs mains courantes mais comme dans la plupart des situations de violence conjugale, seule la plainte permet d'obtenir des avancées. "Le dépôt de plainte actionne tout. Selon la loi, elle n'est pas nécessaire pour demander une ordonnance de protection. Mais dans les faits, c'est quasiment impossible de faire sans!", s'énerve Isabelle Colet, qui se définit comme "une professionnelle, féministe militante et non une travailleuse sociale".

Pour peser face au juge, réclamer la garde exclusive, une ordonnance de protection pour éloigner le conjoint violent et même obtenir un logement d'urgence, déposer plainte se révèle en effet indispensable, selon les membres de la MdF.

"Tu peux t'enfuir en pyjama"

Malia* le sait. Elle est une habituée des lieux. Son large sourire et sa délicate robe noire tranche avec la situation dramatique qu'elle décrit. Sa belle-mère, avec qui elle s'entend très bien, quitte la France demain. "J'ai peur que dès son départ, mon mari recommence à me battre."

Inquiète, elle triture nerveusement sa tresse. Avec Martine, Maguy et ses soeurs de galère, Malia anticipe le week-end à venir. "Tu nous avais dit que tu t'entends bien avec ta voisine. Tu peux préparer un sac et le déposer chez elle, au cas où. Sinon, tu n'es pas obligé d'attendre qu'il soit violent, tu peux aller en hébergement d'urgence tout de suite", propose Maguy Borras, qui dispose des coordonnées nécessaires à la mise en place d'une telle mesure. "En cas de problème, tu peux même faire comme moi et t'enfuir en pyjama!" renchérit Dounia. Fou rire général. "Même si les plateformes sont parfois 'sportives', on essaie toujours de garder le moral", explique la directrice de l'établissement.

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Et quand il s'agit de porter plainte, elles peuvent compter sur celles qui sont passées par là, il y a quelques années. Pendant cette "étape compliquée à franchir", elle constate souvent "un manque de compassion et de la culpabilisation de la part des agents de police". "La violence est double: il y a celle du conjoint, puis celle des autorités", affirme la rescapée, handicapée à cause des coups de son ex-mari. "Ce qui me touche, c'est le manque de confiance des institutions. C'est très violent. Je pleure parfois en pensant aux autres femmes", souffle-t-elle.

"Pour sortir des violences, il faut en moyenne trois ans"

"Le système de prise en charge des victimes de violences conjugales est une vraie nébuleuse en France. Naviguer entre les dispositifs peut être un vrai cauchemar. En venant ici, les femmes trouvent, au même endroit, les différentes informations et l'énergie dont elles ont besoin", avance Maguy Borras.

Les lunettes sur le nez, Isabelle Colet confirme tout en faisant défiler sur son ordinateur les centaines de dossiers, classés par nom et par année. "Pour sortir des violences, il faut en moyenne trois ans. Mais si on anticipe sur le parcours, comme nous le faisons ici, ça va deux fois plus vite", explique la directrice. Avec Roselyne Rollier, la présidente de l'association, et les deux juristes, elle a rédigé de très nombreuses attestations de suivi, pour appuyer les propos des victimes face aux tribunaux et se souvient de l'histoire de chacune d'elles.

Maison des Femmes Montreuil

Isabelle Colet, directrice de la Maison des Femmes, dans son bureau.

© / Emilie Tôn

"Quand on est victime, c'est toute la vie quotidienne qu'il faut revoir", affirme la directrice de la Maison des Femmes. Régulièrement, elle fait domicilier les courriers des victimes à d'autres adresses ou conservent des documents, pour que Monsieur n'apprenne pas que Madame a entamé des démarches ou qu'il ne confisque la convocation du tribunal. Elle leur donne les coordonnées d'assistantes sociales afin qu'elles trouvent un endroit où se mettre à l'abri et qu'elles dégotent les revenus nécessaires pour faire vivre leur famille. La MdF envoie aussi régulièrement les victimes et leurs enfants vers des avocats, psychologues, victimologues et aide à organiser les visites des pères en présence d'un tiers "car c'est lors de ces moments que des femmes sont régulièrement tuées".

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"Parfois, il y a aussi la question des papiers. C'est un moyen de pression des conjoints. Lorsque leur femme est en situation irrégulière, ils leur font croire qu'elles n'ont aucun droit, donc elles n'osent pas les dénoncer. Pour elles, c'est la double peine."

123 femmes tuées par leur conjoint ou ex en 2016

Parce que la reconstruction passe aussi par la convivialité, l'équipe de la Maison des Femme a organisé une petite fête pour inaugurer la nouvelle année avec une tasse de thé ou un verre de vin. Tout en préparant la salle, Isabelle Colet fait le compte: "En 2016, 123 femmes ont été tuées par leur conjoint ou ex-conjoint. Et les chiffres ne comptabilisent pas celles qui sont décédées après de longs mois de coma et celles qui se sont suicidées." Elle déplore une situation alarmante, "des chiffres en hausse et un énorme manque de moyens" pour les associations comme la sienne.

La situation l'irrite d'autant plus que le récent décès de Mariama Kallo, pour qui une marche a été organisée le 10 janvier, est un cas d'école en matière de dysfonctionnements de prise en charge. "Il semble que Mariama avait déposé plainte. Sa déposition aurait dû être envoyée au parquet", refait Isabelle Colet, qui a rencontré la famille de la jeune femme en début de semaine.

"De nombreux témoignages semblent indiquer qu'elle avait été également hospitalisée en urgence, mais malgré tous les signes de dangerosité de son mari, et en dépit de toutes ces alertes, personne ne s'est rendu compte du danger, personne n'a utilisé les dispositifs, pourtant faciles à activer." Selon Isabelle Colet, l'enquête devrait pouvoir révéler "les freins et dysfonctionnements". "C'est malheureusement le constat que nous faisons régulièrement ici, au travers de nombreux témoignages de femmes victimes de violences."

Consciente du chemin parcouru par les centaines de femmes qui ont aujourd'hui rompu avec ces violences, elle s'interroge: "Combien de femmes auraient subi le même sort si elles n'étaient pas passées ici?"

*Pour la sécurité des victimes, les prénoms ont été modifiés

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