Pourquoi il faut sanctuariser le droit à l’anonymat

La reconnaissance faciale s’apprête à envahir notre quotidien. Une bonne raison pour ouvrir au plus vite des États généraux de la biométrie et de la vie privée.
Pourquoi il faut sanctuariser le droit à l'anonymat

Introduite par Apple dans son iPhone X, la reconnaissance faciale s’apprête à envahir notre quotidien. Qu’il s’agisse d’identifier des gens sur les réseaux sociaux ou bien de payer avec son sourire plutôt qu’avec sa carte bleue, l’ascension de cette technologie semble irrésistible, du fait de son potentiel commercial évident. Mais faut-il vraiment se résigner à vivre dans un monde de surveillance totale et de publicités toujours plus ciblées ? Dans cette tribune, le journaliste Fabien Benoit, collaborateur régulier d’Usbek & Rica, plaide pour la « sanctuarisation du droit à l’anonymat » et appelle à l’ouverture d’« États généraux de la biométrie et de la vie privée », sur le modèle du grand débat national sur la bioéthique qui vient de s’ouvrir.

Peut-être vous souvenez-vous de cette scène du film Minority Report, dans laquelle Tom Cruise, à peine rentré dans un magasin de prêt-à-porter Gap, voit sa rétine scannée et un hologramme le saluer aussitôt et lui proposer les produits les plus adaptés à ses goûts. Dans cette dystopie visionnaire, inspirée d’une nouvelle de Philip K. Dick, les individus sont contrôlés et identifiés partout. Dans les grands magasins, dans les transports en commun, dans la rue, dans leur voiture, au travail, chez eux.

Tout cela peut nous paraître encore un peu lointain. Pourtant, les technologies de reconnaissance faciale et le recours à la biométrie avancent à grand pas et commencent à s’immiscer dans notre vie quotidienne. Apple propose déjà aujourd’hui aux heureux propriétaires de son très accessible iPhone X – vendu 1300 euros pièce – de déverrouiller leur téléphone grâce à son système de reconnaissance faciale, baptisé Face ID, ou de valider des paiements grâce à leur visage. « C’est incroyable tout ce que votre visage peut faire » lance, espiègle, la marque à la pomme, dans un de ses spots publicitaires hyper friendly dont elle a l’habitude. Facebook a également investi ce champ en mettant en place un algorithme, dénommé DeepFace, capable de nous identifier sur n’importe quelle photo publiée sur le réseau social, au motif d’améliorer la sécurité de ses utilisateurs et d’éviter les piratages de comptes. Google, de son côté, dispose de FaceNet, utilisé pour les versions non européennes de Google Photos, capable de reconnaître des visages avec une précision de 99,63 %.

 

La China Construction Bank, une des banques d’Etat chinoise, permet quant à elle de retirer de l’argent grâce à la reconnaissance faciale. AliPay, filiale du géant chinois de l’Internet AliBaba, teste le système dans ses supermarchés afin de régler ses achats, alors que l’enseigne de fast-food américaine KFC a déployé le même dispositif dans un de ses restaurants à Hangzhou.

« Vous pouvez encore aujourd’hui laisser votre téléphone à la maison, mais votre visage ce sera plus difficile »

Nul doute que ce type d’expérimentations va aller s’accélérant. Exit la carte bleue : demain, vous paierez avec votre visage. Exit les mots de passe, votre visage sera votre sésame. Exit vos clés pour rentrer chez vous ou démarrer votre voiture, la clé, ça sera… vous. Le fantasme suprême, c’est in fine bel et bien celui de Minority Report. Pouvoir vous identifier partout, vous suivre en temps réel, pousser la logique introduite par les smartphones encore plus loin, et faire évidemment le lien avec vos activités en ligne. Votre profil Facebook, votre compte Instagram, vos derniers achats, ce que vous aimez, les sites web que vous visitez… Bref, tout connaître de vous et pouvoir en permanence moduler une offre commerciale adaptée à vos goûts. Vous pouvez encore aujourd’hui laisser votre téléphone à la maison, mais votre visage ce sera plus difficile… Cqfd.

une femme regarde son smartphone sur un fond noir
Image extraite de la présentation de l’option Face ID de l’iPhone X d’Apple.

La question devient encore plus épineuse lorsque ces technologies de reconnaissance faciale investissent l’espace public ou, du moins, des espaces fréquentés par le public, et flirtent avec la surveillance. En Chine, la reconnaissance faciale est ainsi déjà largement déployée dans les villes, pour assurer la « sécurité » de ses citoyens (sic) et lutter contre les incivilités. Elle a été introduite dans les entreprises et les universités pour contrôler l’accès à des bâtiments.

En Russie, l’application FindFace permet, à partir d’une photo, de retrouver le profil de quelqu’un sur Vkontakte, l’équivalent russe de Facebook. Une sorte de Shazam mais pour les êtres humains. Il est instructif d’entendre ses concepteurs s’exprimer, notamment lorsqu’ils déclarent que l’anonymat est définitivement mort, et que la sécurité devra toujours prévaloir sur les questions de vie privée. Ils confient également qu’ils seront ravis d’accéder aux demandes du FSB, le service de sécurité russe. Déjà, leur géniale application a été utilisée pour identifier les participants à un rassemblement anti-corruption à Moscou et les « outer » sur le net. L’entreprise à l’origine de FindFace, NtechLab, a également démarré une collaboration avec le gouvernement et plusieurs villes dont Moscou, afin de parer les caméras de surveillance de leur puissant algorithme. La rhétorique reste toujours peu ou proue la même : si vous n’avez rien à vous reprocher, pourquoi refuser cette technologie, ce progrès ? L’anonymat, c’est pour les gens qui ont des choses à cacher.

capture d'écran présentant une fenêtre, avoir trois femmes blondes à l'arrière-plan
Capture d’écran présentant le service de reconaissance faciale FindFace.

Pourtant, la promesse originelle d’Internet, avant sa crasse récupération par le marché et les GAFAM (Google, Apple, Facebook, Amazon, Microsoft), était diamétralement opposée. Rompre avec le monde réel. Laisser derrière nous nos pesantes identités. Plonger dans un nouveau monde qui pourrait enfin briser le poids des préjugés et autres discriminations. Non contents de vouloir imposer la règle de l’identité réelle sur le web – pour des raisons assez évidentes, si on peut vous identifier, on peut vous profiler et ainsi extraire des données qui ont une valeur commerciale – les géants d’Internet aimeraient aussi faire en sorte que vous soyez à chaque instant identifiables dans le monde réel. Traçables en permanence. À ce titre, il est intéressant de constater qu’au-delà des GAFAM, les pays en tête de pont de ce mouvement sont des régimes pour le moins autoritaires : la Chine et la Russie. Car outre le potentiel commercial de la reconnaissance faciale, son intérêt est essentiellement d’ordre sécuritaire. Il confine à la surveillance totale, au flicage.

« Une certaine idée du romantisme, celui de l’exploration, de l’anonymat, du hasard, sera littéralement mise à mort »

À quoi ressemblera la vie à l’heure de la reconnaissance faciale partout, tout le temps ? Le podcast new-yorkais FlashForward a tenté de l’imaginer. Se balader incognito dans une ville deviendra impossible. L’accès aux bâtiments et autres magasins pourra nous être refusé en s’appuyant sur nos activités en ligne, notre historique, nos fréquentations, nos opinions politiques, les lieux où nous nous sommes rendus précédemment, ou encore l’état de notre compte en banque. Nous pourrons scanner le visage des gens avant de leur parler, histoire de vérifier leurs antécédents. 

En somme, se perdre au hasard des rues sera désormais impossible. Une certaine idée du romantisme, celui de l’exploration, de l’anonymat, du hasard, sera littéralement mise à mort. Le bénéfice du doute lors d’une rencontre s’évanouira. Nous pourrons ainsi nous retrouver dans la situation imaginée par le romancier américain Gary Stheyngart dans son livre Super triste histoire d’amour où, avant même d’engager la conversation avec quelqu’un, chacun prend soin de le scanner pour vérifier ses états de service.

une couverture de livre avec le visage d'une femme et le titre
La couverture de l’édition américaine du livre Super triste histoire d’amour (2012), de Gary Shteyngart.

Aujourd’hui, en France et en Europe, l’utilisation de nos données biométriques est strictement réglementée. L’algorithme de Facebook, DeepFace, ne peut pour le moment être utilisé dans l’hexagone, tout comme celui de Google, FaceNet. La CNIL veille. Il n’existe pas encore d’équivalent à l’application russe FindFace. Mais en sera-t-il toujours ainsi quand les avantages ou les bénéfices « vendus » par les géants du Net et les start-up du secteur deviendront trop séduisants ? Qu’en sera-t-il quand la biométrie nous sera présentée comme le seul rempart face au terrorisme ou le seul recours pour assurer notre sécurité ?

Pourquoi ne pas envisager également la création et la préservation d’un « droit à la vie offline », c’est-à-dire la garantie de pouvoir mener une vie « normale » hors des réseaux ?

Ce que nous pouvons appeler de nos voeux, c’est la sanctuarisation de notre droit à rester anonymes, de notre droit à nous perdre dans les villes, à ne pas être à chaque instant tracés, suivis, reconnus. Un droit, en somme, au romantisme. Cette sanctuarisation pourrait faire l’objet, à l’échelle nationale, d’une loi. Nos députés doivent plancher sur ce sujet. Il serait tout aussi souhaitable d’engager au préalable un débat public le plus large possible sur cette question, et pourquoi pas d’organiser des « États généraux de la biométrie et de la vie privée », à l’image de ce qui a déjà été initié début 2018 sur la bioéthique. Pourquoi ne pas envisager également à la création et la préservation d’un « droit à la vie offline », c’est-à-dire la garantie de pouvoir mener une vie « normale » hors des réseaux ? Avoir le droit, en somme, de mener une existence déconnectée. Garantir la possibilité d’accéder aux services publics et à tous les services nécessaires à une vie en société, même sans connexion. Ce « droit à la vie offline » confinerait, au final, simplement au droit d’avoir le choix. Celui de s’inscrire, ou non, dans le monde numérique.

 

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