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De la Maison-Blanche aux bas-fonds de Washington, splendeur et misère de l'Amérique

Environ 40 millions d'Américains vivent encore dans l'extrême pauvreté, malgré la bonne santé économique du pays. Plongée dans les bas-fonds de Washington.

Karen Lajon , envoyée spéciale à Washington
Des sans-abri, le 29 décembre, sur K Street, l'une des avenues les plus célèbres de Washington.
Des sans-abri, le 29 décembre, sur K Street, l'une des avenues les plus célèbres de Washington. © Michael S.Williamson/The Washington Post via Ghetty Images

Douze dollars de l'heure la place de parking. Entre 40 et 50 pour la nuit, si vous laissez votre véhicule aux bons soins d'un valet d'hôtel de Washington. La capitale administrative des États-Unis d'Amérique n'est pas à la portée de toutes les bourses. Loin s'en faut. Un homme, et pas n'importe lequel, Philip Alston, rapporteur spécial des Nations unies sur l'extrême pauvreté, y a tout de même fait un petit stop en décembre afin de faire le point avec des représentants gouvernementaux. Il rentrait d'un séjour de quinze jours au pays de l'Oncle Sam, après avoir traversé quatre États, afin de voir de ses yeux l'extrême pauvreté dans laquelle 40 millions d'Américains vivent aujourd'hui.

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"Je me suis rendu en Californie, en Alabama, en Virginie-Occidentale et à Porto Rico, incontestablement la région la plus pauvre, explique Philip Alston au JDD. Ce qui m'a frappé c'est qu'en général, lorsque je me rends dans un pays, on invoque la limite budgétaire pour justifier la misère et son expansion. Or, ma visite aux États-Unis a coïncidé avec l'adoption par le Congrès américain de la réforme fiscale, largement favorable aux plus riches. Ce pays est ainsi devenu le plus inégalitaire au monde. On peut dire que cela a apporté une dimension surprenante et tragique à ce séjour." Le pays connaît pourtant croissance (2,3% en 2017) et presque plein-emploi (4,1% de chômage). "Ici, poursuit Philip Alston, 14% de la population [40 millions] vit au-dessous du seuil de pauvreté, mais ce qui est aussi frappant c'est que parmi ces 14 % il existe un nombre significatif de personnes qui entrent dans le marché du travail et en sortent ou qui occupent deux emplois sans pouvoir s'en sortir. Ils restent ainsi tributaires des aides sociales." Comment le pays de tous les possibles en est-il arrivé là ? Comment le rêve américain peut-il à ce point dérailler?

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L'image d'une Amérique raciste et inégalitaire perdure à Washington

Revenons à Washington. L'homme le plus puissant de la planète, Donald Trump, y habite et tweete furieusement chaque jour dans la plus célèbre demeure au monde, la Maison-Blanche. Le loyer moyen d'un studio atteint ici les 3.000 dollars mensuels. La richesse de la ville fait mal aux yeux. Tout comme sa misère. Puissante, démesurée, comme toujours dans ce pays des extrêmes. Philip Alston a fait une autre découverte. Aux États-Unis, il existe 8 millions de Blancs plus pauvres que les Noirs.

Mais dans la capitale, à majorité noire, l'image de cette Amérique raciste et inégalitaire perdure de façon criante. Comme si le rêve de Martin Luther King s'y était fracassé. Les sans-abri, à majorité noirs, donc, font régulièrement la une des journaux. On les voit un peu partout. Au bas de gigantesques immeubles au sol de marbre beige, derrière Union Station, à quelques encablures de CNN. Les plus audacieux y ont installé leur tente et leur barda. Mais ce sont les quartiers au sud-est et au nord-est de la rivière Anacostia qui concentrent toute la misère. Un récent rapport du Fiscal Policy Institute montre que le taux de pauvreté de cette partie de l'agglomération, peuplée à 90 % de Noirs, est trois fois supérieur au reste de Washington.

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Ils forment une armée d'invisibles qui sort à la nuit tombée pour rejoindre les abris que propose encore Washington dans un semblant d'humanité. Un endroit est particulièrement sinistre. Le General Hospital du District of Columbia, le seul hôpital public de Washington, fermé en 2001 et reconverti en gigantesque et lugubre abri pour sans domicile fixe. La maire de la ville, Muriel Bowser, a décidé de le raser en mai. "C'est une bonne chose, souligne Melanie S. Hatter, du Homeless Children's Playtime Project, une association qui officie au General Hospital. Mais il faut que cela s'accompagne d'une politique du logement. Parce qu'il faudra bien répartir ces gens ailleurs. Il est décevant de voir que, dans une ville où coule la richesse, les gouvernants et les habitants ne sont pas davantage tournés vers les autres. Nous traversons une période tellement perturbante avec un président si instable."

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Ce pays est devenu le plus inégalitaire au monde

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À gauche, un grand bâtiment héberge les familles, femmes et enfants. À droite, ce sont les femmes seules. Certaines arrivent à pied, en traînant leur chariot. D'autres, moins miséreuses, ont réussi à prendre le bus, qui les lâche à quelques mètres. Comme ­Eunice, la quarantaine encore assez fraîche. Elle en est à sa deuxième nuit ici. Difficile de comprendre sa descente aux enfers. Elle parle de drogue, de mari sorti de prison, du fait qu'elle vient d'une bonne famille. Elle sort une cigarette, une dernière avant de rejoindre sa couchette. Elle en vend aussi deux à Brenda, qui vit ici depuis deux ans. La pauvreté, cette sexagénaire est née dedans et n'en est jamais sortie. Elle n'est même plus en colère contre l'État : "Ça fait bien longtemps que je ne compte plus dessus…"

Deux salaires, deux emplois mais seulement 28 dollars 

Contourner les deux bâtisses de l'hôpital, c'est en découvrir une autre. La face cachée d'une misère qu'on ne supporte plus de voir. Un crime odieux y a été commis en 2014. Une petite fille assassinée par un gardien. Les fenêtres on été murées, les portes condamnées, une impression de fin du monde. Des sans-abri y passent devant, telles des ombres. À quelques kilomètres de là, Donald Trump, dit-on, s'ennuie, et erre dans les innombrables pièces de la Maison-Blanche. Et se fait livrer en douce des cheeseburgers achetés dans un fast-food de la ville qui dort.

Tammy aurait pu, elle aussi, échouer au General Hospital, avec ses dix-huit ans d'addiction et de rue. Aujourd'hui, elle jongle entre deux boulots et un canapé double, pour elle et sa fille. Grâce à Catholic Charities, une association qui dépend de l'archidiocèse de Washington, Tammy, pétillante et battante, a cumulé les qualifications. À 55 ans, elle peine pourtant à sortir la tête de l'eau. Un travail à 12 dollars de l'heure et un autre à 35. Une voiture, mais pas de ­logement. "La gentrification nous mène la vie dure, dit-elle dans un grand éclat de rire. Cela pousse les plus démunis de plus en plus loin du centre parce qu'il devient impossible de payer un loyer." Angel, 35 ans, bénéficie aussi de l'aide de l'association. Elle ne peut faire autrement. Deux salaires, deux emplois et 28 dollars en banque. "Ma fille devait aller faire une sortie. Il me reste maintenant 8 dollars, mais elle l'a eue, sa sortie. Comme les autres."

Pas une seule fois le rêve américain ne sera évoqué. Donald Trump non plus, sauf pour dire le désespoir et l'incompréhension qu'il suscite. Il reste un aspect plus troublant dans cette misère quasi orchestrée, la volonté politique de tenir à l'écart les plus démunis du système politique américain. "Lors de mon périple, conclut Philip Alston, je me suis entretenu avec un cacique de la politique qui m'expliquait que les cadres du Parti démocrate ne se donnaient plus la peine d'aller faire campagne auprès des plus pauvres, sachant qu'ils n'iraient pas voter. Et s'ils ne votent pas, c'est aussi parce qu'il existe tout un tas d'astuces pour compliquer le processus de vote et permettre ainsi à une minorité de contrôler le pays. Je suis frappé par le manque de compassion d'une grande majorité d'Américains qui semble trouver normal que le gouvernement ait cessé de s'occuper des plus démunis."

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