LE PARISIEN MAGAZINE. A l’école des femmes lumière

En Inde, dans un lieu unique au monde, des villageoises venues de tous les pays apprennent à installer des panneaux solaires pour en faire profiter leur communauté.

Pendant six mois, les élèves du Barefoot College, au Rajasthan, se forment au photovoltaïque.
Pendant six mois, les élèves du Barefoot College, au Rajasthan, se forment au photovoltaïque. Jordi Pizarro

    De ses doigts habiles, Béatrice, une quadra sénégalaise, tord les fils d'une résistance électrique mince comme une agrafe. A côté d'elle, un filet de fumée s'échappe du fer à souder de Magdalena, une Guatémaltèque si concentrée sur sa tâche qu'elle en fronce les sourcils. Au bout de l'établi, Ledua, 63 ans, venue des îles Fidji (Océanie), contemple, toute fière, le résultat : un régulateur de charge fabriqué de ses mains pour relier une batterie à un panneau solaire. Le fruit de six mois d'apprentissage dans une école unique au monde, le Barefoot College. Cette « université des pieds nus » (en français) est installée à Tilonia, un village semi-désertique du Rajasthan, dans le nord de l'Inde. Difficile pourtant de se croire en Asie, à voir les visages des 44 élèves et leurs tenues : robes en wax d'Afrique et broderies latino-américaines sont plus nombreuses que les saris. La classe, un bâtiment de plain-pied blanchi à la chaux, bruisse de dizaines de langues : anglais, français, espagnol, swahili…

    Des femmes du monde entier s'y forment à la technologie photovoltaïque. Au bout de six mois, elles regagnent leurs villages pour y apporter la lumière. A Tilonia, on les surnomme les solar mamas. A l'origine du Barefoot College, Bunker Roy, un militant associatif indien de 71 ans. Cet ingénieur diplômé d'une université chic de New Delhi est arrivé dans le village il y a plus de quarante ans dans le cadre d'une mission. Tilonia, bourgade paisible où paissent les buffles et les chèvres, est devenu son laboratoire.

    Enseigner les techniques sans manuel

    Inspiré par Gandhi, ce fervent partisan du développement des communautés rurales pense que les villageois peuvent résoudre par eux-mêmes la plupart de leurs problèmes, comme l'accès à l'eau et à l'énergie. Il suffit de simplifier les techniques pour les rendre accessibles à un public souvent analphabète. En 1972, le Barefoot College a mis cette philosophie en pratique sur place. Dès la fin des années 1980, l'école a commencé à former des experts du solaire. Penchée sur une gerbe d'étincelles, Norti, une Indienne, assemble un four écologique dans un atelier du village. Des miroirs réfléchissent le soleil vers un bac où cuisent les aliments. Un designer allemand a conçu le prototype, qu'une coopérative de femmes fabrique et commercialise. Pas besoin de manuels compliqués : les plans des pièces sont peints sur le sol. Les solar mamas n'ont souvent aucune langue en commun. Pas de problème, à en croire Kumar, leur professeur, qui ne parle quasiment que l'hindi : « Je leur enseigne le nom des couleurs en anglais. Puis j'utilise des schémas et des vidéos pour leur montrer comment positionner les résistances. »

    « On veut offrir une chance aux femmes, pour une fois »

    Depuis 2007, le Barefoot College va aussi chercher ses étudiantes en Afrique, en Amérique du Sud, en Asie et en Océanie. Presque 1 000, venues de 81 pays, sont déjà passées par le campus – 100 % de femmes. « Dans les villages, les hommes occupent la majorité des métiers. On veut que, pour une fois, les chances soient données aux femmes », plaide Bunker Roy. Former des « mamas », des mères âgées de 30 à 65 ans environ, permet de s'assurer que les savoir-faire profitent aux zones rurales. « Les hommes sont tentés de partir vendre leurs compétences en ville », avance-t-il. L'autre condition, c'est que les étudiantes viennent des régions les plus reculées de la planète, non raccordées à un réseau électrique et sans aucune chance de l'être. Selon l'ONU, 1,4 milliard de personnes dans le monde n'auraient pas accès à l'électricité. Le gouvernement indien finance le voyage et le séjour, soit 100 000 euros pour chacune des deux sessions annuelles. L'ONU, l'Unesco ou des entreprises achètent les panneaux que les femmes installent dans les villages, l'équivalent de 270 euros par foyer à éclairer.

    Leur motivation traverse les frontières

    Rejoindre la formation est une épopée. Le voyage commence souvent à des milliers de kilomètres de l'Inde. Bus, bateau, avion avec une escale à Hong Kong, puis à nouveau train et bus : Ledua a mis trois jours pour arriver à Tilonia depuis son île du Pacifique. Elle y a laissé son mari, huit enfants et 42 petits-enfants. « Heureusement qu'ils sont grands, je suis à nouveau libre ! » s'esclaffe-t-elle. Elle garde un souvenir cuisant des premières semaines de formation. Au printemps, la température du Rajasthan frôle les 50 degrés : « Je ne supportais ni la chaleur ni la nourriture épicée. » Mais le plaisir d'apprendre a vite chassé le mal du pays. « Dès que les femmes assemblent leur premier circuit électrique, leur visage s'illumine », assure Bhagwat Nandan, responsable du cursus. Béatrice, qui vit à 400 kilomètres de Dakar, au Sénégal, a encore trois enfants à charge. Son mari, maçon, s'occupe d'eux en son absence. Il n'a pas eu son mot à dire. « Le conseil du village m'a choisie quand l'association est venue présenter le programme », dit-elle en souriant.

    Une étape vers une nouvelle vie

    Les communautés les plus conservatrices rechignent parfois à laisser partir les femmes à l'autre bout du monde. Au Barefoot, tous se souviennent de Rafea, la première élève jordanienne. Son mari avait accepté son départ à condition que son frère l'accompagne… avant de faire marche arrière : Rafea a dû regagner son pays en urgence, car l'époux menaçait de divorcer en la privant de ses enfants. Elle a fini par convaincre sa famille de la laisser finir la formation. « Les femmes reviennent avec des compétences qu'elles sont seules à maîtriser et qui sont source de progrès, observe Lucie Argeliès, directrice de programme au Barefoot College. Les communautés n'ont plus d'autre choix que de les écouter. »

    En remplissant leurs valises de composants électriques et de souvenirs, avant de quitter l'Inde pour leurs pays respectifs, les élèves imaginent leur nouvelle vie. « Je serai chargée d'installer des panneaux solaires dans 50 maisons. Cela va me donner un rôle important et un peu d'argent », précise Béatrice. Elle touchera 30 % de l'abonnement payé par les foyers en échange de l'électricité. Ce prix varie d'un à dix dollars par mois, selon le niveau de vie local. Les 70 % restants sont mis de côté pour financer les réparations. C'est un salaire encore modeste, mais une première étape pour Béatrice, qui a quitté l'école en CM2 et n'a jamais eu d'argent à elle. Le solaire va aussi changer le quotidien de sa famille. Ses enfants font aujourd'hui leurs devoirs à la bougie ou éclairés par une lampe-tempête. Quatre mois après son retour au Sénégal, Béatrice attend le matériel, acheminé par bateau, pour mettre ses compétences en application. A terme, elle aimerait former ses voisines. Pour, à son tour, mettre en lumière le potentiel des femmes du village.

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