La bipédie n’est pas le propre de l’homme
Le 6 décembre a été présenté le squelette de Little Foot, un australopithèque, vieux de 4 millions d’années et pourtant capable de se tenir sur ses pieds. Une remise en question du récit de nos origines ?
Il a fallu vingt ans pour extraire cet ancêtre vieux de 3,67 millions d’années de sa gangue de pierre et le reconstituer à 90 %. C’est surtout un détail qui a frappé les scientifiques : la longueur de ses jambes par rapport à ses bras, qui indique la bipédie. « Ce que Little Foot nous montre, c’est que l’image représentée dans nos livres de nos ancêtres marchant à quatre pattes puis se relevant progressivement est totalement fausse », explique Ronald C. Clarke, le paléontologue à l’origine de cette découverte. Ce dernier trait confirme une hypothèse mûrie depuis des dizaines d’années chez les paléontologues, dont nous avions déjà envisagé les conséquences philosophiques et anthropologiques en 2010 (lire Philosophie magazine n° 35).
Étant donné que Little Foot est un ancêtre commun aux grands singes et à l’espèce Homo et qu’il était essentiellement bipède, cette bipédie ne peut plus être ce à partir de quoi nous définissons l’humanité. Si nous tenons autant à l’exclusivité de la bipédie, c’est qu’elle charrie avec elle des significations métaphysiques fortes, et ce depuis l’Antiquité. Déjà Aristote avançait que « l’homme est le seul des animaux à se tenir droit, car sa nature et son essence sont divines ». Dans les Parties des animaux, le philosophe fait de la bipédie le signe de l’élan vertical de l’âme vers la perfection et le divin, la tête étant ainsi « en rapport avec l’axe du monde ». Et pour Hegel, la station droite « exprime déjà une signification spirituelle ». La verticalité se conquiert par la volonté, comme on l’observe chez les enfants qui, après de nombreuses chutes, se mettent à marcher d’un pas peu assuré. L’homme qui marche sur ses deux jambes, c’est l’homme qui fait triompher l’esprit sur la matière, la liberté sur l’inertie naturelle.
La théorie de l’évolution de Darwin, si elle bouleverse nombre de nos représentations, n’a pas entamé l’idée que la bipédie est un attribut exclusif de l’homme. Ainsi, nous avons tous appris à l’école ce schéma un peu caricatural. À gauche, le singe qui peu à peu se redresse. À droite, campé sur ses deux jambes, nous : le nec plus ultra de l’évolution. À cette image correspond le grand récit d’une espèce qui, un beau jour, serait sortie de la forêt arboricole pour rejoindre la savane, où elle se serait dressée sur ses jambes. Le préhistorien et paléontologue André Leroi-Gourhan, dans Le Geste et la Parole (1964), émet l’hypothèse que si l’homme n’est pas bipède par essence, sa bipédie est la condition de possibilité de toutes les caractéristiques qui font son humanité. La station verticale aurait libéré les mains de l’Homo et ainsi rendu possible l’élaboration d’outils et l’apparition d’un cerveau plus volumineux pour s’en servir et d’un langage pour en partager les techniques de fabrication.
La découverte de Little Foot confirme que la station debout n’est pas le moment déterminant de notre humanité. Au contraire, elle a engendré à la fois l’homme, qui l’a perfectionnée, et les grands singes, qui l’ont abandonnée. Plus encore : c’est de nous que cet ancêtre lointain est le plus proche par sa posture, non des grands singes. Par la bipédie, nous sommes plus primaires que les primates. On ne peut plus dire avec Hegel qu’« aussitôt que la conscience commence à s’éveiller, l’homme rompt le lien animal qui l’attache au sol » (Esthétique). La verticalité n’est pas l’effort suprême, par lequel l’Homo s’extrait de ses origines animales en quittant le sol. Ce sont au contraire les quadrumanes qui se sont extraits de la bipédie, en choisissant de vivre dans les arbres – alors que les australopithèques comme Little Foot n’y montaient que ponctuellement.
Le passage à la station debout n’est donc plus le tournant critique qui départage l’Homo de ses cousins proches. Mais un tel tournant existe-t-il seulement ? Peut-être le temps est-il venu de penser l’émergence de l’humanité en se passant de telles ruptures symboliques. Non, l’évolution n’est décidément pas un récit dont nous sommes les (seuls) héros.
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