Interview

Didier Fassin : «Sauver des vies est devenu illégitime et condamnable»

Dans son dernier livre, «la Vie, mode d’emploi critique», l’anthropologue démontre que même si les Occidentaux affirment que toutes les existences sont sacrées, ils n’accordent pas la même valeur à chacune, comme le montre notamment le traitement infligé aux migrants.
par Sonya Faure, Recueilli par
publié le 2 février 2018 à 17h06

La vie n'a pas de prix. Mais les vies ne se valent pas toutes. Il y a huit ans, Didier Fassin tirait de sa double expérience de médecin et d'anthropologue une hypothèse : les sentiments moraux et la compassion, le fait de sauver des vies, étaient devenus, depuis les années 70, un ressort essentiel des politiques contemporaines. C'était le cœur de son essai la Raison humanitaire (Seuil), qui ressort ces jours-ci augmenté d'une postface inédite. Mais peut-on en dire autant aujourd'hui, quand l'Europe laisse à la Turquie le soin de gérer l'afflux de migrants à ses portes et que le gouvernement français hésite à leur offrir des points d'eau dans le Calaisis ? Dans son dernier livre, la Vie, mode d'emploi critique (Seuil), issu de conférences données à l'Institut de recherche sociale de Francfort, le professeur de sciences sociales à l'Institut d'étude avancée de Princeton revient sur un paradoxe : jamais la vie n'a été aussi sacralisée dans nos sociétés occidentales. Mais rarement les vies n'ont paru si inégales.

Qu’appelez-vous la «raison humanitaire», qui a sous-tendu selon vous nombre de politiques menées en Occident ces dernières décennies ?

A partir des années 70, les victimes - de pauvreté, de conflits, d'épidémies… - deviennent une «cause». Médecins sans frontières est créée en 1971, les puissances internationales interviennent dans des pays tiers au nom de la survie des populations locales comme en Somalie en 1993, et le principe de responsibility to protect [«responsabilité de protéger»] est voté par les Nations unies en 2005. Cette «raison humanitaire», ces actions déployées au nom de sentiments moraux et particulièrement de la compassion, formait un langage que tout le monde pouvait s'approprier, des ONG aux Etats, des gouvernements conservateurs aux partis progressistes. Elle est devenue consensuelle, au point d'être utilisée par certains de manière cynique, comme lors des interventions en Afghanistan ou en Libye, et de pouvoir justifier des opérations qualifiées de militaro-humanitaires, au Kosovo ou en Irak. On peut en effet difficilement s'opposer à l'idée de sauver des vies. Mais cette logique prévalait aussi sur le territoire national, en France notamment, à l'égard des personnes sans emploi ou des étrangers en situation irrégulière.

Est-ce encore d’actualité quand on voit l’attitude de l’Europe face aux migrants ?

La raison humanitaire reste présente dans notre société, mais sur un mode mineur et intermittent. Mineur parce qu'elle est débordée par d'autres raisons - à commencer par la raison sécuritaire. Intermittente car il subsiste des moments qui vont susciter des émotions et des protestations sincères mais éphémères, quand on découvre le corps d'un enfant mort sur une plage de Turquie par exemple. Mais c'est vrai, si la fin du XXe siècle était le moment de la raison humanitaire, le début du XXIe marque l'heure de la raison sécuritaire : celle du contrôle des flux, de la brutalité à l'encontre des exilés, et même de la répression des acteurs de l'humanitaire. On stigmatise les organisations qui viennent en aide aux exilés en Méditerranée, on sanctionne les citoyens qui hébergent des étrangers en perdition comme dans les Alpes. Sauver des vies devient illégitime et condamnable.

Ce revirement spectaculaire est au cœur de la tension que vous analysez dans la Vie : comment une société qui place la vie au-dessus de tout peut-elle accepter que certaines vies ne valent rien, ou pas grand-chose ?

J’ai laissé de côté la question classique en philosophie - qu’est-ce qu’une vie «bonne» ? - pour m’intéresser à une question plus rarement posée : qu’est ce qui a fait que la vie est devenue, assez récemment d’ailleurs, la valeur suprême de nos sociétés ? Le christianisme a joué un rôle central dans la sacralisation de la vie, mais, fait relativement nouveau, cette dimension sacrée s’est déplacée vers la vie physique ou biologique.

C’est-à-dire ?

Le philosophe anglais Locke avait bien noté que n'importe qui se sentirait insulté si on lui demandait s'il sait ce qu'est la vie. Et pourtant, tenter de la définir est une impasse. Notamment parce qu'il y a ce grand écart entre la vie biologique - la vie d'une cellule, la vie telle qu'elle s'exprime dans le génome - et la vie biographique - celle qu'on peut raconter, la vie sociale. Hannah Arendt le dit bien : on a d'un côté ce qui va de la naissance à la mort et qui est commun à tous les êtres humains (la vie biologique) et de l'autre, ce qu'on peut raconter des événements qui se sont déroulés dans cette période (la vie biographique). Pendant deux millénaires, d'Aristote à Hegel en passant par Descartes, des théories ont essayé de tenir ces deux bouts. Puis au XXe siècle, les travaux scientifiques, qu'ils cherchent des traces de vie infiniment loin dans l'univers ou qu'ils pistent les origines de la vie infiniment loin dans le temps, se sont de plus en plus approchés d'une vie molécularisée. L'exploration de la vie comme phénomène biologique a considérablement éloigné les deux formes de vie, celle du scientifique et celle du romancier. A la fin du XXe siècle, c'est la vie physique, corporelle, qui a été sacralisée.

Vous prenez l’exemple des migrants…

Dans les années 90, alors que les portes des pays européens s’étaient progressivement refermées face aux migrants économiques comme face aux réfugiés politiques, on fit une exception. En France, on ajouta un nouveau critère de régularisation : un étranger en situation irrégulière dont la vie est menacée par une maladie qui ne peut être soignée dans son pays d’origine peut obtenir un droit de séjour et une prise en charge médicale. Cette «raison humanitaire» a connu un succès très rapide, au point de dépasser significativement, dans les années 2000, le nombre de personnes bénéficiant du statut de réfugié. Les choses sont plus compliquées aujourd’hui car même cette raison médicale est à son tour devenue suspecte aux yeux de l’Etat, tandis qu’un léger ressaut s’est produit dans le traitement des demandes d’asile. On voit bien, malgré tout, le glissement qui s’est opéré dans l’éthique de la vie : on vient plus naturellement en aide aux personnes exposées à des pathologies qu’à celles menacées par des persécutions. Le certificat médical devient plus crédible que le récit des demandeurs, de plus en plus souvent remis en cause. On retrouve la même logique avec les mineurs isolés étrangers, qu’on soumet à des tests osseux pour vérifier qu’ils sont bien mineurs. Cette prééminence du biologique sur le biographique est dans ces différents cas d’autant plus remarquable que le premier n’est guère plus fiable que le second.

C’est ce que vous appelez l’avènement d’une «citoyenneté biologique» ?

En effet, c’est la reconnaissance d’une place légitime dans la société sur la base de critères biologiques - une affection ou un test osseux. Prenons un autre cas. Le saturnisme infantile, c’est-à-dire l’intoxication au plomb par ingestion ou inhalation de vieilles peintures, touche essentiellement des enfants de familles migrantes. Il a fallu qu’on découvre cette maladie dans les années 80 pour qu’on pose enfin dans l’espace public la question du logement particulièrement insalubre de ces populations et qu’on cherche des solutions pratiques. Pour mobiliser les autorités, les associations ont dû traduire des inégalités sociales dans le langage de la maladie, de la souffrance, de la biologie.

Vouloir sauver des vies est un progrès. Pourquoi estimez-vous que c’est aussi un risque ?

Il n’y a pas lieu de contester la légitimité de l’action humanitaire. Mais elle se fait au détriment d’autres approches. Prenons le cas des Territoires palestiniens. Pour alerter sur la souffrance des jeunes hommes menant l’intifada, les ONG les ont présentés comme des victimes, des êtres traumatisés par l’occupation. Ils le sont sans doute, mais les considérer uniquement ainsi fait perdre la signification politique de leur geste. On risque de les priver de leur parole, qui est celle d’une révolte, et de leur histoire, qui est celle d’une oppression : ce ne sont pas seulement des gens qui souffrent, ce sont des hommes spoliés et humiliés qui refusent leur condition. Walter Benjamin avait déjà pointé ce risque d’une vie réduite au seul fait de vivre, comme il le dit. La citoyenneté biologique restreint l’espace des droits sociaux. L’urgence humanitaire réduit la force de la demande de justice sociale.

Comment expliquer ce paradoxe : la vie est devenue à nos yeux inestimable, mais on le voit tous les jours, toutes les vies n’ont pas le même prix…

L'idée que la vie humaine pouvait avoir un équivalent monétaire a fini par s'imposer au XIXe siècle, avec l'essor des assurances vie et l'indemnisation des accidents du travail. Mais toutes les vies n'ont pas le même prix. Un fonds de compensation des victimes du 11 Septembre a ainsi été créé après l'attaque du World Trade Center. Les familles ont été indemnisées en fonction, notamment, des revenus de leurs proches décédés. Ce qui a amené à ce que certaines familles obtiennent des réparations huit fois plus élevées que d'autres et à ce que, parmi les victimes, mécaniquement, les femmes se voient accorder une valeur un tiers plus faible que les hommes. Il y a aussi des inégalités de traitement selon l'événement tragique dans lequel on trouve la mort : ni l'attentat d'Oklahoma City en 1995 (168 décès), ni l'ouragan Katrina en Louisiane en 2005 (1 245 décès) n'ont ouvert le droit à des indemnisations par les pouvoirs publics. Le World Trade Center était un élément fédérateur contre un ennemi extérieur. Dans le cas d'Oklahoma City, l'ennemi était intérieur : c'était un ancien militaire blanc. Dans le cas de la Lousiane, les victimes étaient essentiellement des Noirs américains. Mais parler de vies inégales va bien plus loin. Il y a des inégalités invisibles, comme celles mesurées par les statistiques. On croit bien souvent qu'on meure plus ou moins tôt pour des raisons génétiques ou par manque de chance. Or les individus ne sont pas égaux face au diabète, au cancer, mais aussi aux accidents ou aux suicides. En France, les ouvriers meurent deux fois plus que les cadres supérieurs entre 35 et 65 ans. Des études récentes ont montré que l'expérience même de la discrimination et de la dépréciation a un effet néfaste sur l'espérance de vie. Comme l'écrivait Maurice Halbwachs il y a un siècle, la mort n'est pas une sorte de fatalité, elle est la conséquence de «l'importance attribuée à la vie humaine». Or la question des vies inégales est peu abordée dans nos sociétés. Cette inégalité n'est, du reste, pas uniquement quantitative, comme le révèlent l'évaluation monétaire et la mesure de la mortalité : elle est aussi qualitative. Elle se lit dans les conditions de vie faites à certaines parties de la population, qu'il s'agisse de logement, d'éducation, de travail, de rapport à la police, à la justice et à la prison. Ainsi faudrait-il entendre l'expression «espérance de vie» non seulement dans le sens de durée moyenne de l'existence, comme le disent les démographes, mais aussi dans le sens ce qu'on est en droit en attendre en fonction de qui l'on est et où l'on vit : ce qu'on peut en espérer.

Continuer de dire et de croire que la vie est notre valeur suprême, est-ce alors une manière de s’aveugler ?

On le voit dans la manière dont nos gouvernants parlent des migrants. Le chef de l'Etat dit à Calais : «Notre honneur est d'aider sur le terrain celles et ceux qui apportent l'humanité durable dans la République.» Ses propos sont démentis sur le terrain par les actions des agents qui, à la demande du pouvoir, œuvrent de manière aussi indigne qu'inefficace. Mais il est important de faire croire et de se faire croire que toutes les vies auraient le même prix. Sinon, ce serait tout notre édifice humaniste qui s'effondrerait. L'honneur, aujourd'hui, est du côté de celles et ceux qui dénoncent cette mystification.

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