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Nucléaire : le livre qui met à mal la sûreté des centrales françaises

EXCLUSIF - Le JDD publie en avant-première des extraits de Nucléaire, danger immédiat, un livre d'enquête qui conteste le dogme de la sûreté et de la rentabilité des centrales françaises. Au premier rang des préoccupations : l'état alarmant de plusieurs cuves, qui renferment le cœur des réacteurs.

Thierry Gadault et Hugues Demeude , Mis à jour le
Les quatre réacteurs du site nucléaire de Tricastin (Drôme et Vaucluse) ont été arrêtés en 2017.
Les quatre réacteurs du site nucléaire de Tricastin (Drôme et Vaucluse) ont été arrêtés en 2017. © Abaca

"Ça y est, nous y sommes. Aux quarante ans. D'ici à 2028, 48 réacteurs [sur 58 en service en France] - ceux du palier de 900 MW et une partie des réacteurs de 1.300 MW - vont atteindre cet âge canonique. Depuis le milieu des années 2000, en raison de ses difficultés financières qui l'empêchent d'investir dans de nouveaux moyens de production, EDF demande, réclame, impose même, que l'ensemble de ses centrales nucléaires soient autorisées à fonctionner au-delà des quarante ans, et prolongées de vingt ans.

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[…] [Parmi les éléments qui vont] déterminer la prolongation ou l'arrêt des cuves : ont-elles des malfaçons, d'origine ou apparues avec le temps, qui compromettent la sûreté? C'est l'un des plus grands secrets de l'industrie nucléaire en France. [...] Selon EDF, 10 cuves en exploitation ont des fissures qui datent de leur fabrication. En général, ces fissures ont été provoquées lors de l'opération de soudure du revêtement en Inox qui protège la face interne de la cuve. C'est ce que le jargon nucléaire appelle "défaut sous revêtement". Durant leur exploitation, tous les dix ans, ces fissures ont été examinées soigneusement car elles sont dangereuses : elles sont dites pénétrantes, c'est‑à-dire perpendiculaires à la surface. Si elles grandissent, elles pourraient percer la cuve! Mais il est arrivé des mauvaises surprises, comme à Tricastin. […]

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[Dans cette centrale,] la cuve du réacteur 1 est fissurée. Des défauts constatés avant sa mise en service, mais, à l'époque, les autorités l'ont jugée bonne pour le service. Au cours de la troisième visite décennale, les études ont révélé trois fissures qui n'avaient pas été notées avant! Deux de ces nouvelles anomalies s'apparentent à un cumul de défauts et atteignent la limite de sûreté, selon le rapport rédigé par l'ASN en novembre 2011 : si leur taille s'accroît encore, le réacteur devra être arrêté d'urgence!

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Le réacteur 1 de Tricastin cumule tous les problèmes : défauts sous revêtement, absence de marge à la rupture, et dépassement des prévisions de fragilisation à quarante ans!

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[...] Tricastin, avec son réacteur 1, est la pire centrale du pays. Ce réacteur cumule tous les problèmes : défauts sous revêtement, absence de marge à la rupture, et dépassement des prévisions de fragilisation à quarante ans! Sans oublier le risque d'inondation catastrophique en cas de séisme, comme l'a relevé en septembre 2017 l'ASN, qui a arrêté d'office le fonctionnement des quatre réacteurs de la centrale en attendant qu'EDF fasse, enfin, les travaux de renforcement de la digue du canal de Donzère-Mondragon. La centrale est en contrebas du canal, à 6 m en dessous du plan d'eau. Pierre-Franck Chevet, le président de l'ASN, nous a confié "qu'en cas de séisme fort on pourrait aller vers une situation, avec quatre réacteurs simultanés en fusion, qui ressemble potentiellement à un accident de type Fukushima. EDF a trouvé l'arrêt immédiat de la centrale pour réaliser ces travaux injustifié, moi je le trouve justifié".

[…] Il existe aussi un autre type de fissures sur les cuves françaises : en fond de cuve au niveau des soudures réalisées pour sceller les instruments de surveillance. Petite explication : pour contrôler la réaction nucléaire, différentes sondes sont installées en fond de cuves, qui ont donc été percées pour laisser passer les équipements et soudées pour assurer l'étanchéité. Mais les soudures ont vieilli et des fissures sont apparues. C'est le cas notamment à Nogent 1 et à Gravelines 1.

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En inspectant l'ensemble de l'épaisseur de deux cuves (à Doel et Tihange), les autorités belges ont mis en évidence des milliers de fissures dans des endroits non inspectés en France!

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[...] Vous pensez tout savoir? Et non, l'industrie nucléaire cache encore quelques petits secrets. Pour inspecter les cuves, EDF dispose d'une machine capable d'examiner l'état de l'acier. Mais elle ne le fait que sur une toute petite partie de l'épaisseur de métal : la zone de soudage entre l'acier et le revêtement en inox. Soit les 25 premiers millimètres, alors que l'épaisseur totale est de 200 mm pour les cuves de 900 MW.

Jusqu'à très récemment, l'électricien ne s'était pas inquiété de ce qui se passait au-delà des 25 mm examinés. Et puis, le nucléaire belge a rendu publique, au début des années 2010, une très mauvaise nouvelle. En inspectant l'ensemble de l'épaisseur de deux cuves (à Doel et Tihange), les autorités belges ont mis en évidence des milliers de fissures dans des endroits non inspectés en France! Aussitôt, l'ASN s'est voulue rassurante, affirmant que ces fissures belges, parallèles à la paroi des cuves, avaient été provoquées à la fabrication par des bulles d'hydrogène emprisonnées dans le métal, mais que ce défaut n'existait pas en France.

EDF n'en était pas aussi sûre. L'électricien a donc analysé les images obtenues pour 28 cuves sur une profondeur de 80 mm. Et, ô surprise, six cuves sont fragilisées par des fissures de même type que les défauts belges! On vous donne la liste : Bugey 2 (décidément, la centrale est maudite), Gravelines 5, Saint-Alban 1, Golfech 1, Cruas 1 et Penly 1. À la demande de l'ASN, EDF doit conduire un examen de même type sur six autres cuves.

La découverte de ce défaut provoqué par l'hydrogène a entraîné un sacré tollé en Belgique, mais un choc aussi parmi la communauté des scientifiques qui travaillent sur l'industrie nucléaire. Jusqu'en 2013, date où ce problème a été découvert, personne n'avait imaginé que l'hydrogène puisse provoquer de tels dégâts.

 

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Plus on utilise la cuve, plus le risque de fissures générées par l'hydrogène présent dans l'eau de la cuve augmente et peut générer un accident gravissime

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Deux scientifiques, le professeur Walter Bogaerts, de l'université belge de Louvain, et le professeur Digby Macdonald, de l'université californienne de Berkeley, ont donc étudié la question. Rassurez-vous, ce ne sont pas des antinucléaires : ils font partie des experts consultés régulièrement par les autorités de sûreté nucléaire et eux-mêmes se disent pronucléaires. Mais ce qu'ils ont découvert fait froid dans le dos. D'après leur étude, l'hydrogène présent au moment de la fabrication est responsable d'une petite partie des fissures seulement, l'autre a été générée par l'hydrogène présent dans l'eau de la cuve! Autrement dit, plus on utilise la cuve, plus le risque de fissures générées par l'hydrogène présent dans l'eau de la cuve augmente et peut générer un accident gravissime.

Leur étude publiée en février 2015 en Belgique a mis le feu au secteur. Dans un premier temps, l'Agence fédérale belge de sûreté nucléaire (AFCN) a même semblé leur donner raison. Se précipitant devant la presse, Jan Bens, le directeur général de l'agence, a ainsi déclaré : "Ça pourrait être un problème global pour toute l'industrie nucléaire mondiale"! Et de conseiller vivement à ses homologues étrangers de réaliser rapidement des études complètes des cuves en exploitation…

Ce qui n'a pas empêché cette même agence de donner son feu vert, quelques mois plus tard, à la remise en service des deux réacteurs concernés par le problème. Manifestement revenue à de meilleurs sentiments pronucléaires, l'agence belge considère maintenant que le problème soulevé par les deux scientifiques n'existe pas…

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Même quand des experts officiels soulèvent des problèmes majeurs, le système fait la sourde oreille. En Belgique comme en France

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Pour autant, le débat reste ouvert. Walter Bogaerts est sûr des résultats de son étude. Au point qu'il les a réaffirmés en deux occasions : au cours d'un symposium international organisé en mars 2015 à Dallas, et, plus récemment, en septembre 2017 en publiant une nouvelle étude, avec deux autres professeurs de l'université de Louvain, qui confirment ses premiers résultats.

"Vous n'êtes pas en mesure d'assurer la stabilité des microfissures présentes dans les parois des cuves des réacteurs", a même déclaré le professeur à l'AFCN. Laquelle s'est contentée de répondre qu'elle disposait d'autres études qui affirmaient le contraire. Sans, bien évidemment, publier ces fameuses études. On l'aura compris, même quand des experts officiels soulèvent des problèmes majeurs, le système fait la sourde oreille. En Belgique comme en France.

EDF et l'ASN pourront-elles faire l'économie d'une étude complète de l'état de l'acier des cuves à l'occasion de la quatrième visite décennale? La question mérite d'être posée, car cet examen sera long et compliqué à réaliser : il est beaucoup plus facile de détecter des fissures perpendiculaires à la paroi des cuves que parallèles. Pourtant, les études des deux scientifiques et les images qu'ils ont dévoilées d'échantillons d'acier explosés par de l'hydrogène prouvent que le problème est bien réel et sérieux. Pour n'importe qui, un acier fissuré, fracturé, est bien évidemment moins solide qu'un acier sans défaut. En est-il de même pour l'industrie nucléaire?"

Nucléaire, danger immédiat de Thierry Gadault et Hugues Demeude, Flammarion, 286 p., 21 euros. (en librairies mercredi).

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