Procès

Salah Abdeslam : la justice à l’épreuve du silence

L’unique survivant des commandos du 13 Novembre, jusque-là mutique, doit comparaître à partir de ce lundi à Bruxelles pour des tirs contre des policiers lors de sa cavale en Belgique en 2016.
par Willy Le Devin
publié le 4 février 2018 à 20h46

L'Europe entière, si ce n'est le monde, sera pendue ce lundi à la parole d'un homme. Celle de Salah Abdeslam, 28 ans, seul survivant des commandos terroristes ayant frappé Paris le 13 novembre 2015. Jugé durant une semaine à Bruxelles pour une infraction connexe au dossier des attentats - sa participation à une fusillade contre des policiers, intervenue en pleine cavale, le 15 mars 2016 -, Salah Abdeslam peut faire de cette audience un rare moment de justice. S'il accepte de se livrer, ce sera la fin de près de deux ans d'un mutisme choisi pour protester contre ses conditions de détention, parmi les plus sévères de l'histoire contemporaine (lire page ci-contre). S'il se tait, en revanche, option toujours fortement pressentie, la présidence de la 90chambre correctionnelle du tribunal francophone de Bruxelles a d'ores et déjà fait savoir que le procès serait écourté. C'est dire si les 350 journalistes accrédités ne perdront pas une miette de son attitude au moment où, désentravé, il apparaîtra dans le box des prévenus en compagnie de son complice présumé, Sofien Ayari. Pour sécuriser le procès, la Belgique a rodé un dispositif qui confine à la démesure. Outre des hélicoptères, qui se relaieront pour survoler le palais de justice, près de 200 policiers des unités d'élite se masseront dans la salle d'audience. Auparavant, des chiens détecteurs d'explosifs auront passé l'édifice au peigne fin. Sur les parkings, d'énormes plots en béton ont été apposés pour protéger les allées et venues des magistrats et des avocats. Cette semaine, le «spectacle» sera autant à l'intérieur qu'aux abords de la salle, au grand dam des riverains, à qui l'on a demandé de ne plus circuler en voiture.

Fêtard invétéré

Depuis plusieurs semaines, Mohamed Abdeslam, l'aîné de la fratrie, profite de son parloir hebdomadaire à Fleury-Mérogis pour convaincre son frère de se dévoiler. C'est ce qu'il a expliqué, le 14 décembre, au quotidien belge la Dernière Heure : «Je tente d'instaurer petit à petit une relation de confiance avec lui, pour qu'il s'exprime enfin. Les victimes en ont besoin. Nous en avons besoin. C'est un véritable travail et je veille vraiment à ne pas le brusquer. […] Si Salah ne fait pas preuve, à un moment, de rédemption, moi-même je n'irai plus le voir.» Ce serait également via Mohamed que Sven Mary, le sulfureux pénaliste belge (lire ci-dessous), est revenu dans la partie. Initialement désigné, il avait décidé, tout comme son confrère français Frank Berton, de ne plus assurer la défense du terroriste, lassé par sa stratégie de rupture. Mary a-t-il obtenu depuis des garanties d'ouverture de Salah Abdeslam ? Rien n'est moins sûr.

Playstation et «bon cuisinier»

Le parcours du cadet des Abdeslam recèle moult paradoxes. Fêtard invétéré, fumeur de joints assidu, seul membre des commandos du 13 Novembre à ne pas avoir mis les pieds en Syrie… de nombreux doutes ont entouré son engagement pour l'Etat islamique (EI). Et ce d'autant plus qu'il est le seul terroriste à ne pas être mort en martyr le soir des tueries parisiennes. S'est-il dégonflé ? Etait-il un maître d'œuvre précieux, au point que l'organisation a voulu l'épargner ? Ces interrogations ont agité les premiers mois d'enquête. Depuis, un rapport de la police scientifique a démontré que la ceinture de Salah Abdeslam était tout simplement défectueuse. Une information qui n'est pas vraiment une surprise, et qui explique pourquoi il s'est retrouvé contraint d'improviser une cavale. Longue de 126 jours, cette dernière l'a mené au premier étage d'un immeuble, situé au 60, rue du Dries, à Forest, une commune jouxtant la capitale belge. La planque a été louée par Khalid El Bakraoui, l'un des logisticiens des commandos de Paris et Bruxelles, expert en faux documents. Usant d'un pseudo, Mehdi Vandenbus, le faussaire loue l'appartement par l'intermédiaire du site Immoweb. Durant plusieurs jours, les terroristes s'y terrent et organisent une vie clandestine rodée comme du papier à musique. Sofien Ayari et Osama Krayem, dont les visages ne sont pas publics, sont préposés aux courses. Nonchalant, Salah Abdeslam passe ses journées à dormir. Il joue aussi à la Playstation avec Mohamed Abrini, le fameux «homme au chapeau» de l'attentat commis à l'aéroport de Zaventem de Bruxelles, depuis interpellé et emprisonné en Belgique. Cette description fait écho au portrait au vitriol qu'avait dressée Sven Mary en avril 2016 dans Libération (lire ci-dessous). Reste que lors de l'une de ses auditions, Osama Krayem a tout de même révélé que Salah Abdeslam disposait d'un talent : «Il préparait à manger. C'est un bon cuisinier.»

A quelques mètres du domicile de sa mère

Après de longues semaines à travailler sur Mehdi Vandenbus, la DR3 - cellule antiterroriste de la PJ belge - localise la planque. Huit policiers s’y pointent le 15 mars 2016, à 14 h 11. Ils sont reçus par une rafale de kalachnikov tirée par Mohamed Belkaïd, 35 ans, autre membre éminent de la nébuleuse jihadiste. Deux policiers belges sont touchés, à la hanche et à la main. Une Française, fonctionnaire à la sous-direction antiterroriste de la PJ (Sdat), se blesse en dévalant l’escalier. A l’intérieur de l’appartement, un pacte est scellé. Belkaïd tiendra le siège le plus longtemps possible, pour permettre à Salah Abdeslam et Sofien Ayari de s’enfuir par les jardinets. Le plan fonctionne. Lorsque Belkaïd tombe, après plus de quatre heures de résistance, les deux compères sont déjà loin. Toutefois, ils seront trahis par leurs téléphones. Trois jours plus tard, Salah Abdeslam est arrêté par la police dans la cave de la mère de son cousin Abid Aberkan, rue des Quatre-Vents, à Molenbeek. Alors que le monde entier l’imagine sur la route de la Syrie, le fuyard est pris à quelques mètres du domicile de sa mère. Incroyable issue.

Depuis, Salah Abdeslam s'est muré dans le silence. Lors de chaque interrogatoire à la galerie Saint-Eloi, le greffier est contraint d'inscrire «mutisme» aux centaines de questions posées par le juge Christophe Teissier. A ce jour, seules deux lettres, versées à la procédure des attentats du 13 Novembre, éclairent quelque peu la personnalité trouble du terroriste. La première, révélée par Libération en janvier 2017, est adressée à une mystérieuse admiratrice, dont la justice n'a jamais pu confirmer l'identité… Salah Abdeslam s'y dépeint en fervent religieux (1) : «D'abord, je n'ai pas peur de faire sortir quelque chose de moi, car je n'ai pas honte de ce que je suis et puis qu'est-ce qu'on pourrai dire de pire que ce qui ce dit déjà, […] Je ne cherche ni à m'élevé sur terre ni a commettre le désordre, je ne veux que la réforme, je suis musulman, c'est à dire soumis à Allah qui m'a créé et qui par sa grace ma harmonieusement faconné ainsi que toi et tous ceux qui existe, a partir de la pluie il nous donne toute sorte de fruit pour nous nourrir. Est-tu soumise ? Sinon Alors dépêche toi de te repentir et de soumettre à Lui n'écoute pas les gens mais plutôt les paroles de ton Seigneur. Il te guidera.» La seconde, envoyée à son cousin, et révélée par l'Express en novembre, est du même acabit. En 31 lignes, Salah Abdeslam mentionne 17 fois Allah, avant de conclure par cette injonction : «La prière. La prière. La prière!!!» Ce lundi, le terroriste acceptera-t-il de se soumettre à la justice des hommes, lui qui ne semble reconnaître que celle de Dieu ?

(1) Orthographe d'origine.

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