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Ai Weiwei : “Sans politique, l’art est-il encore utile ?”

EXCLU WEB ABONNÉS – Avec “Human Flow”, l’artiste protéiforme de 60 ans sait de quoi il parle : lui-même contraint à l’exil, il porte un regard plein d’empathie et de respect sur les milliers de réfugiés qu’il a suivis dans vingt-trois pays, caméra au poing. Aujourd’hui, il revient sur son propre parcours, et ce qui l’a amené à concevoir son film.

Par Sophie Rahal

Publié le 06 février 2018 à 19h00

Mis à jour le 08 décembre 2020 à 01h31

Vues du ciel, elles ressemblent à des fourmis, ces silhouettes qui s’agitent avec frénésie. A mesure que la caméra se rapproche du sol, on comprend : des hommes, des femmes et des enfants qui marchent, courent, vivent… dans l’espace clos d’un camp de réfugiés, comme il en existe en Irak, en Jordanie, au Bangladesh, en Turquie, au Liban, en Macédoine ou à Calais. Troublant effet que signe là Ai Weiwei avec Human Flow, film documentaire en compétition à la Mostra de Venise l’an dernier. L’artiste protéiforme de 60 ans y témoigne à la fois de son engagement pour les réfugiés et de son habitude fameuse à se mettre en scène dans ses propres œuvres. Plasticien, peintre, vidéaste, blogueur et maître dans l’art d’utiliser les réseaux sociaux pour défendre et diffuser ses idées, Weiwei produit depuis les années 80 une œuvre monumentale qui dénonce le plus souvent l’absurdité des autorités de son pays, la Chine. On se souvient par exemple des cent millions de graines de tournesol en porcelaine, peintes à la main par mille cinq cents artisans chinois, et présentées à la Tate Modern de Londres en 2010, métaphore d’un peuple dont on disait qu’il se tournait vers Mao comme vers le soleil.

Avec Human Flow, il a choisi de suivre des milliers d’hommes et de femmes, pendant un an, pour rendre compte de la réalité des migrants, dans un film tourné caméra au poing à travers vingt-trois pays. Les frontières de barbelés, les canots en perdition au large des côtes grecques ou italiennes, l’attente interminable dans des camps improvisés : Ai Weiwei, lui-même plusieurs fois contraint à l’exil, a vécu aux côtés de ces réfugiés qui n’ont d’autre choix que de fuir, mais nulle part où aller. Et pour démontrer que le « droit fondamental à la migration est aujourd’hui bafoué » en de nombreux points du globe, il s’appuie aussi sur des données chiffrées produites par le Haut Commissariat aux réfugiés des Nations unies ou Médecins sans frontières. Et sur les médias : ainsi, les unes de grands journaux (Der Spiegel, Newsweek, The Washington Post...) épinglées sur l’écran, interrogent : « Mais que fait l’Europe ? », « L’Europe est morte, vive l’Europe ? » Des touches d’optimisme surgissent au détour de certaines séquences, comme lorsque des soldats jordaniens (la Jordanie a accueilli 1,4 million de Syriens) soulèvent des enfants ou offrent leurs bras à des vieillards qui peinent à marcher. Preuve ultime, peut-être, que l’humanité serait perdue sans l’humanisme d’une poignée d’individus. De passage à Paris en janvier, Ai Weiwei a accepté de partager avec nous cette expérience.

Tourné sur une année dans vingt-trois pays, le documentaire suit plusieurs trajectoires d'hommes et de femmes en souffrance. Ici, au Liban.

Tourné sur une année dans vingt-trois pays, le documentaire suit plusieurs trajectoires d'hommes et de femmes en souffrance. Ici, au Liban. © 2017 Human Flow UG - PARTICIPANT MEDIA - AC FILMS

“Mon père avait été envoyé en rééducation par le travail. Là, pour la première fois, j’ai ressenti ce qu’était la vie d’un réfugié.”

Quand avez-vous été confronté à la question des réfugiés pour la première fois ?

Pour vous répondre, il me faut revenir à ma propre histoire. Lorsque mon père [opposant au Kuomintang, le parti nationaliste chinois au pouvoir de 1929 à 1949, ndlr] est rentré en Chine en 1932 après trois années passées en France, il a été arrêté et emprisonné. Cinq ans après éclatait la guerre sino-japonaise : sans domicile fixe, mon père a dès lors été considéré comme un réfugié. Je me souviens des histoires qu’il me racontait : les bombes, les débris, qui tombaient n’importe où, obligeant mes parents à fuir.
Lors de l’avènement de la nouvelle Chine, en 1949, il s’est de nouveau retrouvé dans une situation de réfugié – ou plutôt d’exilé –, surtout à partir de l’année de ma naissance, en 1957. Nous avons dû quitter Pékin pour la région reculée du Xinjiang (dans le nord-ouest de la Chine), où mon père avait été envoyé en « rééducation par le travail ». Nous y avons vécu vingt ans durant. Là, pour la première fois, j’ai ressenti ce qu’était la vie d’un réfugié.

Ai Weiwei en Grèce, pendant le tournage de Human Flow.

Ai Weiwei en Grèce, pendant le tournage de Human Flow. © 2017 Human Flow UG - PARTICIPANT MEDIA - AC FILMS

Quelle différence faites-vous entre « réfugié » et « exilé » ?

Que l’on parle d’exilé ou de réfugié, il s’agit de personnes dont le destin est écrit et décidé par les autres. Un exilé est persécuté ou contraint de fuir car condamné par un gouvernement, par un système. Le réfugié, lui, migre pour une question de survie. A l’époque, mes parents et moi n’avions pas fui la Chine, nous n’étions donc pas des réfugiés mais bien des exilés. Et même si nous restions dans le même pays, nous y étions considérés comme des inconnus, voire pis : des ennemis.

Vous vivez en Allemagne depuis l’été 2015. Vous sentez-vous là-bas comme un réfugié ou comme un exilé ?

Un peu des deux. J’ai quitté la Chine car je ne m’y sentais plus en sécurité [arrêté en 2011 par les autorités chinoises, Ai Weiwei a été emprisonné pendant quatre-vingt-un jours puis placé en résidence surveillée et interdit de voyage jusqu’en juillet 2015, ndlr]. Mes deux avocats sont en prison, l’un a été condamné à une peine de cinq ans, l’autre à plus d’une dizaine d’années. Nombre de mes amis ont également été condamnés. Il est vrai que sur Internet, où l’écho est grand, je parle très ouvertement des questions qui fâchent.
Néanmoins, du point de vue de la simple définition, je suis un réfugié politique puisque j’ai quitté la Chine pour une question de survie. Mes conditions de vie sont excellentes mais, juridiquement, j’ai le statut de réfugié.

Tournage de Human Flow en Grèce.

Tournage de Human Flow en Grèce. © 2017 Human Flow UG - PARTICIPANT MEDIA - AC FILMS

“En Chine, en tant qu’artiste, je ne pouvais pas museler mon mode d’expression.”

Quel changement observez-vous entre votre situation actuelle et celle que vous avez connue lorsque vous êtes parti vivre à New York, en 1981 ?

Ces deux expériences ont leurs différences et leurs points communs. Je suis arrivé à New York peu après avoir fondé avec d’autres artistes le premier groupe d’avant-garde depuis la mort de Mao, survenue en 1976, le groupe Les Etoiles, dont les principaux membres ont été arrêtés. Certains d’entre nous étaient accusés d’espionnage, détenus comme prisonniers politiques : la colère et la peur m’ont conduit à quitter la Chine, alors même que j’étudiais à l’Académie de cinéma de Pékin, et qu’il était rare, à l’époque, d’accéder à l’université. A ce moment-là, j’ai voulu partir et ne jamais revenir, mais je suis rentré à Pékin en 1993 pour me rendre au chevet de mon père. 
La situation actuelle est différente. J’ai de nouveau quitté mon pays, mais pour protéger mon fils. La dernière fois que j’ai été arrêté, personne, pas même ma mère, ne savait où j’étais, et je n’ai pas pu accéder à un avocat : j’ai pensé qu’il était beaucoup trop dangereux de rester en Chine. Et en tant qu’artiste je ne pouvais pas museler mon mode d’expression. J’avais le choix entre garder le silence pour rester, ou partir. J’ai choisi.

Avez-vous le sentiment que l’histoire se répète ?

Je n’ai jamais vraiment réfléchi en ces termes tellement ma situation actuelle et celle de mon enfance sont éloignées dans le temps. Si mon père était encore vivant, il aurait 107 ans. Depuis sa mort, la Chine a beaucoup changé. Auparavant, j’estimais que la différence fondamentale entre lui et moi, c’est que lui avait connu la prison. Mais ça, c’était avant que je sois moi-même arrêté…

Ai Weiwei et un réfugié en Grèce, pendant le tournage de Human Flow.

Ai Weiwei et un réfugié en Grèce, pendant le tournage de Human Flow. © 2017 Human Flow UG - PARTICIPANT MEDIA - AC FILMS

“Le dalaï-lama et les Tibétains doivent être considérés comme des réfugiés politiques.”

Comment se pose en Chine actuellement la question des réfugiés ?

Les réfugiés en Chine proviennent essentiellement du Cambodge ou de Birmanie, mais il s’agit de populations très fluctuantes, qui bougent au gré des conflits. Et puis, il y a le cas du Tibet et du dalaï-lama qui, comme beaucoup d’autres Tibétains, a quitté sa terre natale. Il doit être considéré comme un réfugié politique puisqu’il ne peut toujours pas rentrer chez lui, cinquante ans plus tard. Les habitants du Tibet et de la province du Xinjiang n’ont pas de passeport, leurs déplacements sont limités, ils ne peuvent renouer avec leur culture, leur religion : indéniablement, ce sont des réfugiés.

Considérez-vous que le cinéma est un art comme les autres ?

Qu’il s’agisse de mes installations plastiques, de mes interventions sur Twitter, de mes activités sur les réseaux sociaux, de mes écrits, vidéos ou films, tous mes travaux constituent une seule et unique œuvre. Les questions que je traite sont liées à l’esthétique, mais aussi en lien avec la réalité, c’est-à-dire à des questions politiques.

Pour autant, que peut un artiste face à ces questions politiques ?

Mes œuvres relèvent du ready-made, alliant culture et politique comme Marcel Duchamp l’a fait avec son urinoir, objet banal du quotidien élevé au rang d’œuvre d’art parce qu’il l’avait décidé. Face à un même objet, chacun peut proposer sa propre interprétation.

En Grèce.

En Grèce. © 2017 Human Flow UG - PARTICIPANT MEDIA - AC FILMS

“C’est à Lesbos, en 2015, que j’ai vu arriver le premier bateau rempli de réfugiés.”

Pourriez-vous produire un art non politique ?

La politique existe partout, elle est comme l’air que l’on respire et sous-tend la définition de notre statut économique et social. Même si vous êtes un moine qui décide de se retirer dans la montagne loin des hommes, c’est un choix politique. Certains peuvent vouloir faire de l’art sans politique, mais dans ce cas, l’art est-il encore utile ? Même prétendre faire de l’art pour l’art est finalement une déclaration extrêmement politique.

A quand remonte le projet Human Flow ?

La guerre en Irak ou la première guerre du Golfe sont des sujets qui m’intéressent depuis mon séjour aux Etats-Unis, entre 1981 et 1993, mais mon premier contact avec les réfugiés a eu lieu en 2014, lorsque le pavillon irakien à la Biennale de Venise m’a invité à faire partie de son jury pour un concours d’œuvres réalisées par les hommes et les femmes d’un camp. Deux personnes de mon studio se sont rendues en Irak, où elles ont mené une centaine d’interviews, pris des photos et des vidéos, et tenté de comprendre qui étaient ces personnes, pourquoi elles se trouvaient là et quel avenir elles envisageaient… A l’époque, je n’avais pas pu y aller en personne car je n’avais pas de passeport, mais lorsque je l’ai récupéré, à l’été 2015, je me suis rendu sur l’île de Lesbos avec ma famille. C’est là que j’ai vu arriver le premier bateau rempli de réfugiés.

Human Flow au Bangladesh.

Human Flow au Bangladesh. © 2017 Human Flow UG - PARTICIPANT MEDIA - AC FILMS

“J’admire le courage dont font preuve les réfugiés en quittant leur terre natale.”

Ces réfugiés sont les protagonistes de votre film. Ils apparaissent comme des « héros ».

J’ai visité une quarantaine de camps, j’ai rencontré des centaines de milliers de personnes, et j’ai un immense respect pour elles. J’admire le courage dont elles ont fait preuve en décidant de quitter leur terre natale pour s’embarquer dans un voyage dont elles ne connaissent pas l’issue. Malgré la différence de religions ou d’ethnies, la solidarité, l’entraide, la patience et l’endurance priment. Ces qualités existent de moins en moins dans les sociétés dites « civilisées ».

Les réfugiés apparaissent parfois dans des séquences très esthétisantes. Avez-vous cherché à les sublimer ?

Sans aller jusqu’à les sublimer, j’ai voulu trouver mon propre langage, la bonne esthétique pour montrer l’humanité et la dignité de ces personnes, qui existent et qu’il faut absolument préserver, en dépit des difficultés qu’elles rencontrent.

Human Flow dans la bande de Gaza.

Human Flow dans la bande de Gaza. © 2017 Human Flow UG - PARTICIPANT MEDIA - AC FILMS

Quel regard portez-vous sur la politique que mène Angela Merkel ?

Je citerai Barack Obama, selon qui « Angela Merkel est du bon côté de l’histoire ». Quels que soient les intérêts politiques de l’Allemagne, les actions qu’elle a menées sont celles d’un pays leader en Europe, qui promeut une homogénéité au sein du continent. Voilà ce qu’un pays développé devrait faire. Elle a rencontré beaucoup de résistances, et la peur de l’étranger n’a pas disparu de la société allemande. Depuis, le nombre de réfugiés que l’Allemagne va accueillir a été abaissé, et leur situation n’est pas plus simple qu’avant. Cela reste une lutte longue et douloureuse.

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