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Décryptage

Tragédie dans l’Himalaya : les Pakistanais ont-ils menti ?

Elisabeth Revol, l'alpiniste sauvée de justesse sur le Nanga Parbat met en cause les secours pakistanais. A tort ?
par François Carrel, Envoyé spécial à Chamonix
publié le 8 février 2018 à 13h20

C'est une jeune femme épuisée et tendue qui s'est présentée à la presse mercredi soir à Chamonix, dix jours après sa descente du Nanga Parbat avec l'aide d'himalayistes venus à son secours et la mort de son compagnon d'ascension Tomasz «Tomek» Mackiewicz, resté sous le sommet. Appuyée sur ses béquilles, mains et pied gauche bandés, Elisabeth Revol a décidé de dénoncer les dysfonctionnements pakistanais dans l'organisation des héliportages nécessaires au secours. «J'ai beaucoup de colère en moi, lâche-t-elle, le regard sombre. Il a fallu attendre quarante-huit heures pour qu'il se passe quelque chose. On aurait pu sauver Tomek si les choses avaient été faites dans les temps», assure-t-elle. Retour sur une tragédie.

Quel délai entre l’alerte et l’arrivée des secours ?

L'alerte a été donnée par Elisabeth Revol, via un message écrit depuis son téléphone satellite jeudi 25 janvier à 23 heures : «Tomek a besoin de secours.» Dès le vendredi fin de matinée, alors que la cordée est bloquée à 7 200 mètres, Tomek ne pouvant plus marcher, un plan de secours ambitieux et son financement sont prêts, grâce à une extraordinaire mobilisation entre Pologne, France, Pakistan et réseaux sociaux. Une équipe de secours miraculeuse, des himalayistes aguerris en expédition sur un autre 8 000 mètres pakistanais, le K2, se tient prête à être héliportée vers le Nanga Parbat. Elle ne le sera que samedi en fin d'après-midi, un jour et demi plus tard.

Tout va très vite ensuite : dimanche en fin de matinée, alors que tout espoir de sauver Tomek a été abandonné dans la nuit, Elisabeth Revol est en sûreté au camp de base grâce au soutien crucial des grands himalayistes venus à sa rencontre, Denis Urubko, un vieux routard des 8 000, et Adam Bielecki, juste avant l'arrivée d'une grosse perturbation. Tout a été bouclé en soixante-trois heures depuis son alerte de jeudi soir. Un tel sauvetage, dans l'Himalaya pakistanais et en hiver, est remarquable par sa rapidité. Pourtant, Ludovic Giambiasi, routeur-logisticien d'Elisabeth Revol qui a coordonné les secours depuis la France, «partage la colère» de son amie : «Ça a été très long. Les hélicos auraient pu voler, largement, dès le vendredi», assure-t-il.

Les délais de vol

Les lourdeurs administratives sont légendaires au Pakistan, pays immense où l'armée pèse de tout son poids. Les proches de Mackiewicz et Revol se heurtent de plus à cette complexité militaro-administrative un vendredi, jour de prière hebdomadaire partiellement chômé. Ils essuient notamment «des refus d'autorisation de vol inexpliqués» et des «annulations subites de réservation des appareils» précise Ludovic Giambiasi.

L'armée ne dispose a priori pas d'appareils capable de voler à très haute altitude mais on annonce à la cellule de secours l'existence de «nouveaux hélicos volant jusqu'autour de 7000 mètres », prouesse technologique encore rarissime. Il faut passer par une compagnie privée, Askari Aviation, qui affrète les hélicos de l'armée pour le compte des expéditions. Elle augmente d'heure en heure son prix, explique Ludovic Giambiasi : «15 000, puis 20 000, puis 25 000, puis 40 000 dollars, le tout avec un mot-clé : "on the table", en cash.» Un crowdfunding couronné de succès en un temps record et l'assurance d'Elisabeth Revol permettront de faire face à ces coûts, mais où trouver l'argent liquide ? L'ambassade de France n'a pas de réserve, c'est celle de Pologne qui réunit à grand-peine la somme… L'opération enfin payée ne peut être lancée vendredi soir puis traîne encore en longueur samedi : appareils non préparés, problèmes d'autorisations, aléas météo… Sur la montagne, les himalayistes naufragés attendent les secours héliportés à très haute altitude annoncés. Ils ne viendront jamais

Le «mensonge» sur le plafond de vol

Le pari de la cellule de secours était inédit en Himalaya à cette altitude : un hélico monterait jusqu'à 6 500 mètres pour évacuer Elisabeth Revol et déposer des sauveteurs qui pourraient ensuite rejoindre, sous oxygène, Tomek à 7 200 mètres, avant de le ramener à 6 500 mètres où l'hélico reviendrait les chercher. Un ballet d'une complexité énorme et à la faisabilité aléatoire, comme le précise l'un des coordonnateurs du secours, le Polonais Robert Szymczak. De fait, l'hélicoptère «qui monte à 7 000» attendu dès vendredi ne dépasse pas, samedi en fin d'après-midi, les 4 800 mètres sur le Nanga Parbat. Le plan de secours est caduc. Ludovic Giambiasi dénonce aujourd'hui «les mensonges de certains Pakistanais».

Vendredi à la mi-journée, Elisabeth Revol est prévenue, par l'équipe de secours qui croit de toutes ses forces à cette issue, qu'un hélico va très vite venir jusqu'à eux. Via SMS, Ludovic Giambiasi lui demande de rejoindre une altitude inférieure d'où elle pourra être héliportée. Elle comprend que l'hélico pourra aussi monter jusqu'à Tomek. «J'ai dit à Tomek : "Je suis obligée de descendre", raconte-t-elle. Il m'a répondu "pas de problème". Pour moi il était clair qu'on viendrait le chercher dans les trois heures.» Avant de descendre, elle l'aide à se traîner hors de la crevasse où ils se sont terrés pour échapper au terrible froid de la nuit passée. Ils se séparent. Il est 13 h 30 vendredi.

Elisabeth descend jusqu'à 6 700 mètres, où elle attend l'hélico. A la tombée du jour, Ludovic Giambiasi lui annonce que ce sera pour le lendemain. Nuit de bivouac terrible dans une crevasse, la seconde, par une température de plusieurs dizaines de degré en dessous de zéro, sans équipement, ni nourriture ni boisson. Elle flotte entre «rêve et réalité», sommeil fractionné, angoisses pour Tomek…

L'attente reprend au petit jour samedi, jusqu'en fin d'après-midi où elle entend le bruit d'un hélico, tout en bas, alors qu'elle n'a plus de batterie sur son téléphone et plus de nouvelles. «J'ai vu l'heure tardive, je me suis dit : "Il n'y a plus de chance qu'ils arrivent. Encore une nuit dehors, la troisième ? Si je veux sauver ma peau, il n'y a qu'une solution." Et je suis partie vers le bas.» Elle vient de passer vingt-trois heures et demie immobile à 6 700 m. Ce sursaut la sauve, de justesse. Quelques heures plus tard, c'est la jonction avec ses secouristes, 700 mètres plus bas, en pleine nuit.

Tomek aurait-il pu être sauvé ?

Si effectivement l'hélico avait pu voler dès vendredi, s'il avait pu atteindre l'altitude de 6 500 mètres et y déposer l'équipe de secouristes, le Polonais aurait-il pu être sauvé ? C'est hélas peu probable. Le docteur Frédéric Champly, médecin d'Elisabeth Revol à Sallanches, a analysé les informations qu'elle lui a données sur l'état de Tomek et il l'affirme : «C'est un œdème pulmonaire de haute altitude (OPHA) qui a emporté Tomek.» Au moment de sa séparation d'avec Elisabeth Revol, vendredi à 13 h 30, «son OPHA en était au stade ultime. […] Il est très probablement décédé dans les heures qui ont suivi (trois, quatre ou cinq heures).» La probabilité pour que d'hypothétiques sauveteurs aient pu le redescendre suffisamment bas pour le sauver avant vendredi soir était infinitésimale.

Les lourdeurs militaro-administratives et l’appât du gain sont des réalités pakistanaises. La colère d’Elisabeth, en choc post-traumatique, est compréhensible mais suscite des critiques dans le milieu de l’himalaysime : Tomek ne pouvait pas être sauvé dans l’état actuel des secours au Pakistan. Il a payé le prix du rêve qui l’habitait depuis près de dix ans, tenté à six reprises déjà : le sommet du Nanga Parbat en hiver. Un rêve fou pour lequel il est allé jusqu’au bout de ses forces le 25 janvier. En était-il encore conscient ?

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