Être une femme en cuisine peut être compliqué.

Être une femme en cuisine peut être compliqué.

Wavebreakmedia/Getty Images/iStockphoto

#Metoo, #BalanceTonPorc... Alors que la parole se libère autour du harcèlement des femmes, le monde de la gastronomie garde le couvercle fermement vissé. Aux États-Unis pourtant, le chef star de la télévision Mario Batali est poursuivi pour harcèlement sexuel. La France pourrait-elle échapper à une affaire similaire? Pourquoi aucune femme n'élève publiquement la voix en cuisine pour révéler les comportements qu'elle a vécus?

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"Derrière le mot harcèlement, il y a des comportements extrêmement variables, prévient Roland Coutanceau, psychiatre, psychanalyste, psycho-criminologue et coauteur de Stress, burn-out, harcèlement moral, de la souffrance au travail au management qualitatif (éd. Dunod). Un harceleur, c'est quelqu'un qui, de façon répétitive, manipule. On peut tous être harcelés."

"Quand j'allais travailler, je pleurais"

"Ne nous mentons pas, c'est un monde de 'beaufs', parfois racistes et homophobes, déplore Ludivine*, sous-cheffe. Dans les cuisines, en bas de l'échelle, il y a les femmes et les gens de couleur." "J'ai été embauchée en Belgique, raconte Pamela, 35 ans, sous-cheffe également. Ça a rapidement dégénéré. Le patron était un tyran. J'ai perdu 30 kg en deux mois. Quand j'allais travailler, je pleurais. Au quotidien, c'était des insultes, des hurlements. Il n'a pas pu être violent physiquement avec moi, car je ne suis pas restée longtemps, même s'il levait parfois la main à côté de moi. Mais je l'ai vu prendre un cuisinier par le cou et lui plonger la tête dans les tiroirs des congélateurs, ou mettre des claques... Je me demande encore ce qui se serait passé si j'étais restée. Et ce stress m'a causé un problème permanent de thyroïde."

Stéphanie*, elle, a été "enfermée dans la chambre froide, pour faire 'pointer [ses] tétons'. Les cuisines sont souvent étroites. Au début de ma carrière, un chef de partie prenait un malin plaisir à frotter son entrejambe contre moi quand il passait". Pamela, de son côté, s'est vue caresser les fesses par un collègue qui la draguait. "J'ai dit stop. Il a été vexé et l'ambiance s'est refroidie, mais ça s'est arrêté là."

"Il a frappé si fort qu'il a cassé la porte"

"En stage d'école, à 15-16 ans, on m'a mise en salle, poursuit Pamela. À cet âge-là, on tombe amoureux facilement et j'ai craqué pour un cuisinier, majeur. Sauf que lui s'amusait à draguer toutes les nouvelles stagiaires, puis à les filmer [pendant les relations intimes] et à montrer les vidéos aux équipes. J'ai porté plainte à la gendarmerie. J'avais peur de me faire virer, et honte de revenir travailler parmi des hommes qui m'avaient vue dans cette intimité. Mais le patron a licencié le coupable et m'a prise sous son aile."

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"Souvent, les gens en position de supériorité hiérarchique ne sont pas formés pour trouver une solution, rappelle Roland Coutanceau. Il ne s'agit pas de se substituer à la justice, mais de dire 'on le sait'." Ainsi, même si le chef et le patron ne sont qu'une seule et même personne, il ne peut pas virer ensemble deux ou trois personnes venues lui demander d'arrêter. "Un harceleur démasqué perd une grande partie de sa nocivité."

Malheureusement pour les victimes, le milieu de la restauration reste sclérosé par des principes d'un autre âge: "Ce qui se passe pendant le service reste dans le service. C'est comme cela que ça fonctionne", assène Pamela. A cette culture du silence se mêle la peur d'être blacklistée en cas de signalement. D'autant que la gastronomie est un milieu très fermé, où tout le monde se connaît.

"N'est manipulé que celui ou celle qui veut bien l'être"

Un prédateur n'a que la force qu'on veut bien lui donner. "N'est manipulé que celui ou celle qui veut bien l'être, développe Roland Coutanceau. Le manipulateur, c'est un faible: sans la ruse, il n'est pas sûr de lui." En confrontant le harceleur, la victime reprend sa place, sans soumission. Le manipulateur peut proférer des menaces, mais sans suite réelle. Et, n'ayant plus de prise sur la victime, il finit par arrêter. "Il y a aussi le 'point aveugle', là où il faut analyser pourquoi on se laisse manipuler", souligne Roland Coutanceau.

Et de poursuivre: "On peut demander à une victime d'avoir du courage, mais les témoins doivent réaliser qu'ils se comportent comme des lâches, comme des collaborateurs. Ils sont doublement coupables: ils ne sont pas atteints, mais sont au courant. Certains sont comme à un spectacle, ou jouissent du malheur des autres."

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"Lorsqu'il y a un scandale, les gens se reprochent de n'avoir rien dit plus tôt, remarque Roland Coutanceau. Il y a un côté un peu humiliant à avouer qu'on s'est fait avoir." Ne faut-il pas mettre la honte du côté de l'agresseur? "C'est vrai, mais supporter un processus judiciaire dans le champs social quand on accuse quelqu'un de puissant n'est pas un lit de roses. Souvent, il y a une violence qui va se retourner contre le messager." D'autant que la justice peine à trancher: trouver des preuves de choses qui sont de l'ordre du harcèlement n'est pas simple.

"On sait que ça se passe comme ça, alors on s'y fait"

Il y a aussi la question de l'humour gras. "Les hommes ne se gênent pas pour tripoter. Pour eux, c'est un amusement, de l'humour. Je vis avec. Sinon, ça pourrirait l'ambiance. Si je m'arrêtais à une main aux fesses quand je me penche, je ne serais plus en cuisine depuis longtemps", indique Pamela. Comment la limite entre ce qui est acceptable ou non peut être aussi grande que dans d'autres domaines de la société? "On sait que ça se passe comme ça, alors on s'y fait, résume Pamela. Oui, c'est bizarre vu de l'extérieur."

"Les êtres humains ont une tolérance extrêmement variable, explique Roland Coutanceau. Par exemple, la personne peut trouver un comportement désagréable, mais estimer qu'il ne dépasse pas les limites qu'elle s'est elle-même fixées. Il y a aussi le rapport au pouvoir, l'idée que vous vous faites de ce que la personne dénoncée pourrait vous apporter. Cela inhibe. Il y a une forme de soumission."

Quoi qu'il en soit, la victime finit toujours pas atteindre ses limites, la goutte de trop. "Le psychisme se rebelle, et la personne trouve en elle la force de résister." Cependant parfois, cela a duré des mois ou des années, et les conséquences psychologiques peuvent être lourdes.

Ludivine, d'une génération plus jeune, tempère: "Toutes les filles en cuisine ont droit à de petites remarques. Cependant je n'ai jamais reçu de main aux fesses. On a souvent l'impression qu'on doit en faire plus que les hommes pour qu'on reconnaisse notre travail. Toutefois je refuse de me rendre malade pour mes patrons. Donc si ça ne se passe pas bien, je pars."

Nouvelle génération, nouvelle gestion

Ces comportements ont modifié la façon dont ces femmes gèrent leur brigade, une fois devenues sous-cheffes ou cheffes. Certaines reproduisent le harcèlement qu'elles ont connu, d'autres le prennent comme l'exemple à ne pas suivre. "C'est dur de gérer des hommes quand on est une femme, souffle Pamela. L'esprit macho est là. J'ai été obligée de crier un peu quand même... Toutefois jamais à l'excès. Et je m'énerve moins, car je ne veux pas faire vivre cela à quelqu'un." "Cela évolue, mais encore beaucoup de cuisiniers pensent que c'est la norme, et forment les jeunes de cette façon-là, regrette Ludivine. Ce ne sont pas les bonnes valeurs à transmettre."

La nouvelle génération n'entend plus accepter ces agissements. Et dans un secteur où la main-d'oeuvre manque, les hiérarchies font plus attention au bien-être des équipes. "Ce n'est plus possible lorsque les cuisines sont ouvertes sur la salle, rappelle Stéphanie. Et puis les médias en parlent, les gens quittent leurs postes et dénoncent auprès de la médecine du travail ou aux prud'hommes... À un moment, si un chef veut avoir une brigade sur laquelle compter, il faut bien que les gens restent."

"La bonne manière de contrer ce mécanisme, c'est de parler. #BalanceTonPorc a fonctionné car c'est un collectif de victimes. Le fait d'être plusieurs donne de la force, renchérit Roland Coutanceau. C'est l'arme la plus efficace. Si vous pensez être victime de harcèlement, dites-le. Sortez du silence. Voyez ensuite avec les personnes de votre entourage comment vous pouvez vous allier pour contrer cette personne."

* Les prénoms ont été modifiés.

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