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Merci de l'avoir posée

Pourquoi les tunneliers portent-ils des prénoms féminins ?

Ces gigantesques engins circulaires qui servent à percer des tunnels doivent être placés sous la protection d’une marraine, une tradition à laquelle le secteur des travaux souterrains reste très attaché, même s'il y déroge parfois.
par Juliette Deborde
publié le 10 février 2018 à 11h48

L'engin mesure plus de 100 mètres de long et 10 mètres de large et peut creuser le sol au rythme de 12 mètres par jour. Le premier tunnelier de la future ligne 15 sud du métro francilien a été inauguré samedi dernier à Champigny-sur-Marne, marquant le lancement du Grand Paris Express, ce gigantesque projet qui doit profondément modifier les transports en commun entre Paris et sa banlieue d'ici quelques années. A terme, une trentaine de ces machines XXL doivent être déployées pour creuser plus d'une centaine de kilomètres de tunnels, un record en Europe, rapporte le Parisien.

Malgré son allure mastoc plus proche du missile nucléaire que de la Vénus de Botticelli, la machine exhibée ce week-end – chargée à la fois du creusement du sous-sol, du soutènement et de la construction proprement dite du tunnel – porte un nom féminin : le «Steffie-Orbival». Une référence à une collaboratrice du projet prénommée Steffie, l'une des seules femmes pilotes de foreuse de parois au monde, qui a notamment participé à la réalisation des parois du puits de Champigny (ainsi qu'à Orbival, une association pionnière dans le soutien au Grand Paris Express), explique le Parisien. Ce baptême n'étonnera pas les amateurs de génie civil qui nous lisent : il est en effet d'usage de placer tout tunnelier sous la protection d'une marraine qui lui donne son nom, avant qu'il ne commence à forer. Le tunnelier doit porter un prénom féminin, en accord avec la tradition de Sainte Barbe, patronne et protectrice des mineurs et des ouvriers qui travaillent en sous-sol, ainsi que des architectes, charpentiers et pompiers, entre autres. «Pour se placer sous la protection de Sainte Barbe, on attribue un nom féminin aux tunneliers», confirme à Libération la rédaction du Moniteur, l'hebdomadaire spécialisé dans le BTP.

Bénédiction par un prêtre

En parallèle et avant que les mineurs ne pénètrent dans le tunnel, donc avant de commencer à creuser, «une statue de Sainte Barbe est installée devant l'entrée du tunnel dans une niche, explique à Libération Nicolas Margoloff, directeur de projet ligne 15 sud chez Demathieu Bard Construction, qui gère le chantier de Champigny. La statue doit être «bénie par un prêtre, au même titre que les outils des mineurs (donc le tunnelier) et que les mineurs eux-mêmes.» Tous les 4 décembre, les chantiers de travaux souterrains célèbrent d'ailleurs Sainte Barbe autour d'un repas partagé entre les ouvriers et leurs patrons, et un curé bénit la statue. Une fête a ainsi été organisée le 4 décembre dernier sur le puits de Champigny, au cours de laquelle les premières pièces du tunnelier (la roue de coupe) ont été bénies par le curé de Champigny.

Selon la Fédération nationale des travaux publics (FNTP), contactée par Libération, cet ensemble de traditions aurait été institué par la corporation des Mines, et remonterait au XIXe siècle. «Ces coutumes sont encore bien présentes, explique Jean-Christophe Goux-Reverchon, de la FNTP. Elles rappellent que notre secteur est soumis à des aléas, ce sont des travaux techniques et potentiellement risqués pour les ouvriers.» Pour leur porter chance, et comme on le fait pour les bateaux avant de les mettre à l'eau, la marraine du tunnelier est invitée à briser une bouteille de champagne sur la carcasse de la machine lors de son inauguration, avant que le tunnelier ne commence à creuser. A Champigny, ce baptême devrait avoir lieu en mars. «A cette occasion, Steffie viendra lancer la bouteille de champagne sur la machine entièrement montée et prête à creuser et le curé de Champigny donnera sa bénédiction à notre statue de Sainte Barbe, qui sera descendue en fond de puits et installée à l'entrée du tunnel», explique Nicolas Margoloff.

Toponymie et légendes locales

Dans quelques semaines, un deuxième tunnelier, à Noisy-le-Grand, devra lui aussi être baptisé. La Société du Grand Paris a lancé un concours auprès des écoles de la commune pour désigner celle qui donnera son nom à la machine. En général, la marraine est choisie par l'entreprise en charge des travaux ou par le maître d'ouvrage, qui les commande. Il s'agit la plupart du temps du nom d'une femme liée de manière (plus ou moins) symbolique aux travaux. Deux engins utilisés pour le prolongement de la ligne 14 du métro parisien s'appellent par exemple Magaly et Solenne, respectivement agente et membre du Conseil d'administration de la RATP (qui a choisi les noms). En 2012, Marie-José Espiaube, maire du Boucau dans le Pays basque, avait donné son nom au Marie-Jo, venu creuser dans sa commune. En 2013, l'engin chargé de la section souterraine d'un tram dans les Yvelines avait pris le nom d'une élève de CM2 de Viroflay, lauréate d'un concours d'écriture, Nolwenn. Les appellations féminines peuvent aussi être inventées (ce fut le cas en Isère en 2012, pour les tunneliers Rosali et Lilorasa), inspirées de la toponymie du coin (le tunnelier Catherine, à Nice, fait référence à une rue de la ville où commence le percement du tunnel) ou puiser dans les légendes locales, à l'instar du Elaine, qui creuse actuellement la ligne B du métro rennais, et dont le nom est tiré des romans arthuriens médiévaux.

La tradition du prénom féminin n'est cependant pas gravée dans le marbre : les autres tunneliers mobilisés pour le forage de la ligne 15 sud porteront ainsi le nom d'écoles ou de collèges voisins des futures stations, indiquait le Parisien l'année dernière. Un baptême censé sensibiliser les écoliers, futurs usagers du réseau.

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