Des lettres de non-motivation pour dénoncer l’absurdité du chômage

L’artiste Julien Prévieux a détourné de façon ludique les procédures d'embauche et les usages en cours dans la course à l’emploi pour démontrer le cynisme des DRH. Ses œuvres sont actuellement exposées à Paris. Voici 5 exemples insolites pour tout comprendre.

Par Thierry Voisin

Publié le 13 février 2018 à 12h15

Mis à jour le 08 décembre 2020 à 01h31

Retrouver une capacité, jouissive, libératrice, de répondre « non » à l’heure du « travailler plus », c’est l’enjeu des lettres de non-motivation de Julien Prévieux. Il a envoyé plus de mille lettres en sept ans, à raison d’une quinzaine par mois, et n’a reçu que 5 % de réponses.

Tout a commencé quand il était étudiant aux Beaux-Arts de Grenoble, en 2000. Il cherchait alors un stage dans le cadre de la formation en alternance. « Je découvre qu’il faut jouer un rôle auquel je n’étais pas préparé. » Au fil des ans, son statut évolue mais il constate que le dialogue de sourds entre chômeur et employeur est permanent, surréaliste même. Il décide alors de détourner la convention sociale qu’est la lettre de motivation en mobilisant les armes de l’humour et de la dérision.

Il envoie ses « lettres de non-motivation » à toutes sortes d’entreprises. « Je n’ai pas ciblé un secteur d’activité particulier. Mon choix s’est porté sur des annonces au vu des images choisies pour les illustrer ou des formulations marketing utilisées, complètement décalées avec l’emploi proposé. Elles devaient me permettre d’interférer dans le rituel du recrutement avec une poésie sonore, un texte tout aussi absurde et ironique. » 

Chaque lettre de non-motivation de Julien Prévieux est un cheval de Troie dans une procédure dont personne n’est dupe, les directeurs des prétendues ressources humaines les premiers, avec une rhétorique implacable. Pour le chômeur, la lettre de candidature est un exercice pervers, cruel. Pour l’artiste, à la fois situationniste et polémiste, il s’agit de modifier la hiérarchie des rôles. Et non pas rire du chômeur, en situation de faiblesse.

Ces lettres de non-motivation, et leurs réponses, sont aujourd’hui traitées comme des œuvres d’art. Elles sont mises en livre (éditions Zones), traduites dans de nombreux pays, lues par François Morel et Juliette, adaptées au théâtre, et même exposées, comme actuellement au MAIF Social Club à Paris.

Pour mieux comprendre et apprécier la démarche, l’artiste nous en commente quelques-unes.

Lettre 1

Lettre de Julien Prévieux : « J’ai l’impression que vous vous êtes trompés dans la rédaction de votre offre d’emploi. Je n’ai pas saisi le rapport de cause à effet entre une envie de réussir apparemment débordante et un salaire si réduit. Une coquille a dû se glisser malencontreusement dans le texte, à moins qu’un si minuscule salaire donne par lui-même l’envie de réussir en quittant immédiatement son poste... Pour ma part, je refuse votre offre en vous demandant à l’avenir d’éviter ce genre de bévues. »

Réponse des Mousquetaires : « Je pense que vous n’avez pas saisi l’objectif et le public concerné par cet encart. Cette annonce cible les jeunes aujourd’hui à la recherche d’un emploi sans ou avec peu d’expérience, qui par le biais d’un contrat de qualification court 6 à 9 mois (au lieu de 1 à 2 ans), pourront accéder à un métier en CDI évolutif. L’avantage en venant chez nous, c’est qu’ils toucheront 65 % pendant 9 mois maximum alors qu’ailleurs la durée sera d’un an minimum. »

Commentaire de l’artiste : « Voilà une entreprise prise au piège d’un dispositif dont elle use volontiers. Tout en se défaussant d’une quelconque responsabilité, elle argumente à froid et tente de se valoriser par rapport à la concurrence, plus coupable encore. L’annonce et la réponse, polie mais cynique, révèlent le décalage persistant entre le chômeur et son potentiel employeur. »

Lettre 2 

Lettre de Julien Prévieux : « Je jure que je n’ai rien fait de mal... J’ai toujours mené une existence paisible. Je paye mes impôts. Je ne bois pas plus que de raison... J’achète des produits de grande consommation comme tout le monde... Plus tard, je voudrais un enfant ou deux et un chien... Je ne comprends pas pourquoi vous voulez me punir aux travaux forcés sur des bases de données. Le supplice est démesuré par rapport à mes minuscules erreurs (quelques anniversaires non souhaités, le gazon du jardin mal tondu, une absence ou deux à l’école non justifiées). Je vous en prie, ne m’embauchez pas. »

Réponse d’Archon Group : « Malgré tout l’intérêt que présente votre candidature, nous sommes au regret de vous informer qu’elle n’a pas été retenue. En effet, si votre formation et votre expérience sont proches des exigences du poste, d’autres candidats y répondent de manière plus précise. »

Commentaire de l’artiste : « C’est l’illustration même du cynisme des DRH. Ils lisent rapidement les candidatures et y répondent par une lettre-type, juste parce que le chômeur en a besoin pour justifier sa recherche d’emploi auprès de l’administration. »

Lettre 3

Lettre de Julien Prévieux : « Ja ba bo bu co lo ka kruk krax krax toulurpinouuuuille. Bo co gru gu co lo vo ta brix gretipunule... Vièle trava. Nork lope palazère. Com com cio co ! Riaire en voche voltradile. Poompiloutruche ?... Jeur re fûse leupe. Auste ! »

Réponse de la Ville d’Arnouville-lès-Gonesse : « Je vous informe que votre dossier a été enregistré, et fera l’objet d’une étude en vue d’un entretien courant septembre. »

Commentaire : « C’est la preuve flagrante que beaucoup de lettres ne sont pas lues. Elle s’ajoute à la violence absurde de la mécanique administrative, à laquelle le demandeur d’emploi est quotidiennement confronté. »

Les lettres de non-motivation de Julien Prévieux.

Les lettres de non-motivation de Julien Prévieux. © Julien Prévieux

Lettre 4

Lettre de Julien Prévieux : « Je suis vraiment révolté à la lecture de votre accroche "La génération Bouygues Telecom rassemble ceux qui veulent vivre leur projet avec intensité"... Vous estimez peut-être créer une génération mais réfléchissez un peu au sens des mots. Après la génération 68, la génération X... la génération Bouygues Telecom !... Seulement, nous ne sommes plus prêts à vivre une quelconque aliénation et nous sommes encore moins prêts à avoir la tête des employés de vos annonces (publicitaires ?). Arrêtez de nous harceler avec des slogans ineptes et des métiers inexistants. Je refuse votre offre d’emploi, et n’envoie pas mon curriculum vitae… »

Réponse de Bouygues Telecom : « Vous exprimez avec beaucoup d’emphase votre désaccord avec notre politique de communication de recrutement et nous informez de façon nette que vous refusez des offres d’emploi pouvant s’y rapporter. Nous prenons donc bonne note de votre refus et vous confirmons que vous demeurez libre de répondre ou de ne pas répondre à nos offres. »

Commentaire  : « S’il souligne l’esprit de ma lettre, le responsable des ressources humaines semble désarmé face à elle. Il ne parvient pas à renforcer son raisonnement et cède très vite à la formule-type. »

Lettre 5

Lettre de Julien Prévieux : « J’ai déjà vu des métiers dont la désuétude frôlait l’indécence mais là, vous dépassez les bornes : vous cherchez un... coupeur de verre ! On a changé d’époque, monsieur, vous devez absolument vous moderniser et proposer des métiers qui correspondent à votre temps. Le XXIe siècle est largement entamé, apprenez que les taillandiers, les poinçonneurs, les troubadours, les schlitteurs, les drapiers, les cochers, les bourreliers, les crieurs publics et autres montreurs d’ours ont disparu... Vous êtes un frein à l’innovation, aussi je me vois dans l’obligation de refuser le métier rétrograde que propose votre entreprise. »

Réponse de Pilkington : « Si votre lettre de “non candidature” ne manque pas d’humour, j’ai toutefois peu apprécié que vous puissiez vous permettre de tourner en dérision un des métiers les plus reconnus de notre profession. Permettez-moi à mon tour de vous faire remarquer que le verre qui vous entoure a été façonné puis posé par des hommes après avoir été produit au cours d’un process de haute technologie. A vous lire, permettez-moi également de vous inviter à cultiver l’humilité (mais gardez votre sens de l’humour). »

Commentaire de JP : « C’est peut-être la réponse la plus honnête que j’aie reçue. L’expéditeur s’applique à défendre un métier, un savoir-faire professionnel. Il souligne aussi l’humour de ma démarche, et m’encourage même à le préserver. »

A VOIR : exposition « Ô boulot ! », au MAIF Social Club, 37, rue de Turenne, Paris 3e.

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