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Nadia, la martyre yézidie, prix Nobel de la Paix

Nadia, 25 ans, à Stuttgart. Elle fait partie des 1100 femmes et enfants yézidis accueillis par le Bade-Wurtemberg.
Nadia, 25 ans, à Stuttgart. Elle fait partie des 1100 femmes et enfants yézidis accueillis par le Bade-Wurtemberg. © ALFRED YAGHOBZADEH / Paris Match
Flore Olive , Mis à jour le

Nadia Murad vient d'obtenir le prix Nobel de la Paix. La jeune yézidie réduite en esclavage par Daech avait publié un livre de combat pour que les bourreaux de son peuple soient châtiés. Nous l'avions rencontrée. 

Sur les photos d’avant Daech , Nadia Murad était épanouie, presque plantureuse. Cinq ans plus tard, elle n’est plus qu’une brindille. « Je sais que je devrais prendre soin de moi, dit-elle, mais je n’ai pas le temps. » Et elle sourit. Sa voix est douce, mais elle sait la faire porter loin pour la cause de son peuple.

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Nadia est née en 1993 à Kocho, village dans le nord-ouest du Kurdistan irakien, au pied des monts Sinjar. Ici, on est berger ou paysan, yézidi le plus souvent. Après les cours, Nadia aide aux champs et à la maison où, depuis la mort de son père, sa mère est seule avec 13 enfants. « Nous aimions cette simplicité. Nous ne rêvions pas d’Europe, juste de faire des études et d’avoir une belle vie », nous expliquait-elle en 2016, après avoir reçu le prix Sakharov. Elle disait aussi que la cohabitation avec les voisins kurdes et arabes s’était toujours bien passée. Enfin, presque… « Au fil des générations, nous nous étions habitués à des petites injustices […]. » Au printemps 2014, quand Mossoul, à 130 kilomètres, tombe entre les mains de Daech, on se protège par un mur de terre. Des combattants kurdes sont envoyés pour rassurer la population. Des peshmergas, ceux-là mêmes qui interdiront les check points aux quelques Yézidis qui veulent s’enfuir.

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« J’ignorais alors, écrit Nadia, que […] cela les aidait dans leur campagne pour s’emparer du Sinjar. » Or, dans la nuit du 2 au 3 août 2014, ils abandonnent le terrain. Un « repli tactique », diront-ils. Mais avant le lever du soleil arrivent les pick-up de Daech.
Après quinze jours de relative tranquillité, le village est rassemblé autour de l’école. Ironie du sort, les femmes – qui bientôt n’auront plus le droit d’apprendre à lire ni à écrire – y sont enfermées. Les hommes, entassés derrière. On fait lever les bras aux plus jeunes, pour voir s’ils ont des poils. Ainsi distingue-t-on, au pays de Daech, les enfants des adolescents. Les premiers sont orientés vers un camp d’entraînement. Les seconds, regroupés avec les adultes et les vieillards dans une tranchée creusée pour irriguer les champs en période de pluie. Elle recueillera leur sang. Pendant près d’une heure, les femmes entendent les coups de feu. Puis vient leur tour. Elles aussi vont être « triées ». Nadia, 21 ans à l’époque, est séparée de sa mère. Elle est expédiée à Mossoul avec les autres jeunes filles.

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Nadia avec sa soeur Dimal, qui a passé sept mois aux mains des combattants de Daech, et leur ami Abid.
Nadia avec sa soeur Dimal, qui a passé sept mois aux mains des combattants de Daech, et leur ami Abid. © Alfred Yaghobzadeh / Paris Match

Daech, raconte-t-elle, avait « tout prévu. Comment ils entreraient chez nous […], quels combattants méritaient une sabiya* comme avantage en nature et lesquels devraient payer. […] Depuis leurs centres de Syrie et leurs cellules dormantes d’Irak, ils avaient organisé leur commerce d’esclaves pendant des mois, définissant ce qui était légal ou non à leurs yeux en vertu de la loi islamique ».
La voilà dans une demeure où les hommes viennent « faire leur marché ». Elle voit bien que l’un d’eux la trouve intéressante. Il est « si fort qu’il aurait facilement pu m’écraser entre ses mains. […] Il dégageait une odeur atroce, un mélange d’œuf pourri et d’eau de Cologne ». Alors, elle se jette aux pieds d’un autre parce qu’il a des chevilles graciles, « presque féminines ». […] Il s’appelle Hajji Salman. C’est lui qui va la conduire au tribunal islamique pour enregistrer sa conversion. Car les jeunes Yézidies doivent renoncer à leur religion si elles veulent avoir une chance de survivre.

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Tout ce qu’il me faisait était outré, cruel, destiné à me faire mal.

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Parce que Nadia dit qu’elle a ses règles, l’« union » n’est pas célébrée la première nuit. Mais la deuxième, on lui donne une robe courte noir et bleu, à fines bretelles, ainsi que du maquillage et de la crème dépilatoire. Ce qui va suivre est le premier des viols. Car ici, on ne fait pas l’amour, on fait la haine. « Chaque seconde a été terrifiante », écrit-elle. Les coups s’accompagnent des cris de Hajji Salman, « comme s’il voulait que tout Mossoul sache qu’il violait enfin sa sabiya. […] Tout ce qu’il me faisait était outré, cruel, destiné à me faire mal. Aucun homme ne touche jamais sa femme comme cela. Hajji Salman était grand comme une maison, grand comme la maison où nous étions. Et moi, je n’étais qu’une enfant qui appelait sa mère en pleurant ». Elle ne résiste ni cette fois ni les fois suivantes, pour ne pas attiser sa colère. Elle « ferme les yeux et [attend] que ce soit fini ». Après, elle se sentira coupable de ne pas avoir mordu ou frappé. Chaque jour, « dès qu’il avait un moment de libre », Hajji Salman la viole. Le reste du temps, elle fait le ménage, la cuisine. Un soir, alors qu’il boit le thé avec des gardes au rez-de-chaussée, elle enjambe la fenêtre, prend appui sur une brique et s’apprête à sauter, quand le bruit d’un fusil qu’on arme l’arrête. Une voix lui ordonne de rentrer. Pour sa punition, Hajji Salman commence par la fouetter, puis la fait se déshabiller et invite les six gardes.

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 A un moment, le viol s’est mis à occuper toute ma vie. Cela devient votre quotidien

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« Dès que je les ai vus, j’ai compris. Morteja a été le premier à s’approcher du lit. J’ai cherché à le retenir mais il était trop fort. Il m’a poussée en arrière et je n’ai rien pu faire. Après Morteja, un autre garde m’a violée. […] Le dernier souvenir que je garde de cette nuit est le visage d’un des gardes à l’instant où il s’est approché de moi. Je me rappelle qu’il a retiré ses lunettes et les a soigneusement posées sur une table. Sans doute craignait-il de les casser. […] Quand je m’étais fait capturer et que j’avais appris le sort réservé aux jeunes Yézidies, j’avais prié pour appartenir à un seul homme. Etre achetée comme esclave, être dépouillée de ma dignité et de mon honneur était un sort suffisamment atroce sans que, en plus, je sois condamnée à passer de combattant en combattant. »

De g. à dr. : Sester, la belle-soeur de Nadia, sa soeur Adkee, son frère, Khairy, sa nièce Baso, son autre soeur, Dimal, sa nièce Maisa et Nadia, en 2011.
De g. à dr. : Sester, la belle-soeur de Nadia, sa soeur Adkee, son frère, Khairy, sa nièce Baso, son autre soeur, Dimal, sa nièce Maisa et Nadia, en 2011. © DR

« A un moment, le viol s’est mis à occuper toute ma vie. Cela devient votre quotidien. Vous ne savez pas qui sera le prochain à ouvrir la porte, vous savez seulement que ça arrivera et que ça sera peut-être encore pire le lendemain. Vous cessez d’envisager de vous enfuir […]. » De tous les hommes qui lui ont fait du mal, Hajji Salman est « le pire ». « Lorsque je rêve de faire juger l’Etat islamique en Irak et au levant (EIIL) pour génocide, j’espère que Hajji Salman sera pris vivant. […] Et je veux qu’il me regarde et se souvienne ce qu’il m’a fait, je veux qu’il comprenne que c’est la raison pour laquelle il ne sera plus jamais libre. »

Après lui, Nadia sera envoyée dans le nord de la plaine de Ninive, à Hamdaniya, où, hébétée, malade, elle appartient à tous. Elle, qui a tant voulu mourir, s’accroche à la vie. Et vivre, c’est fuir. Un certain Hajji Amer la ramène à Mossoul. Elle semble si faible qu’il n’imagine pas qu’elle pourrait vouloir s’échapper. C’est pourtant ce qu’elle va faire, en novembre 2014, un jour où il est sorti sans tirer le verrou. Dans cette ville inconnue, elle aperçoit une maison qui lui rappelle celles de son village, et fait le pari que des gens modestes ne peuvent pas appartenir à Daech. Elle frappe à la porte. « Que la paix soit dans ton cœur », lui répond l’homme. Il s’appelle Hisham. Il la cachera chez une de ses filles, celle qui est mariée à celui « qui n’aime pas Daech ». Un de ses fils lui procure une fausse carte d’identité et l’accompagne à Kirkouk, d’où elle rejoint les lignes kurdes. Un réseau de passeurs et des associations interviennent : pour 3 000 à 6 000 dollars, payés par la communauté ou les familles, des chauffeurs de taxi font passer les filles ; d’autres, pour des pots-de-vin, les aident à franchir les check points.

3 000 Yézidis sont toujours considérés comme « disparus ». Quant aux enfants, « achetés » ou nés en captivité, on ne sait ni combien ils sont ni où ils se trouvent.

Nadia est consciente des risques pris par la famille qui l’aide à fuir Mossoul. « J’ignore pourquoi ils ont fait preuve d’une telle bonté et pourquoi tant d’autres à Mossoul ont fait preuve d’une telle cruauté, écrit-elle. Il me semble que si l’on est quelqu’un de bien, au fond de soi, on peut naître et grandir au sein même de l’EIIL et rester bon. » Mais elle persiste à penser que tous auraient pu protester, ensemble, malgré le risque, et que, ainsi, « le reste du monde aurait compris que tous les sunnites restés à Mossoul ne soutenaient pas le terrorisme ».
Dans le camp du Kurdistan irakien où elle se réfugie, un médecin lui propose une opération de reconstruction de l’hymen, qu’elle refuse. Parce qu’aucune chirurgie ne peut réparer ce qu’elle a subi.

Nadia a retrouvé son frère, Hezni. Mais elle a aussi appris que, le jour de la sélection, sa mère avait été exécutée avec 80 femmes âgées. En tout, 14 membres de sa famille ont disparu. Après la chute de Daech, elle est retournée à Kocho. « C’était très dur. Ces fosses communes, toutes ces maisons détruites… Mais c’est toujours chez moi. » Environ 55 000 Yézidis, sur les 600 000 qui y vivaient, étaient alors revenus dans cette zone minée. Sur les 800 hommes regroupés dans la rigole, une cinquantaine avait échappé au peloton d’exécution ; 3 000 Yézidis sont toujours considérés comme « disparus ». Quant aux enfants, « achetés » ou nés en captivité, on ne sait ni combien ils sont ni où ils se trouvent.

Aujourd’hui, Nadia refuse de se laisser piéger par les traditions. Elle, si réservée, participe à des conférences de l’Onu, et elle n’est pas intimidée par les salles bondées. « Mon histoire […] est l’arme la plus efficace dont je dispose pour lutter contre le terrorisme, et j’ai bien l’intention de m’en servir. » Quand elle aura obtenu justice, alors elle pourra « commencer une nouvelle vie ». 

* Butin de guerre, esclave.

« Pour que je sois la dernière », par Nadia Murad, éd. Fayard.

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