A Chilapa, une des villes les plus dangereuses du Mexique, un évêque fait le pari du dialogue avec les narcotrafiquants (Reportage)
- Publié le 16-02-2018 à 18h37
- Mis à jour le 16-02-2018 à 18h53
La quatrième plus grande église du Mexique est noire de monde. Dans la vaste nef en marbre de la cathédrale de Chilapa, de vieilles femmes cherchent en vain une place sur les bancs, avant de se ranger dans les chapelles collatérales. Elles ne voient pas l’autel, mais ferment les yeux pour se concentrer sur les paroles de Monseigneur Salvador Rangel, évêque de Chilpancingo, la capitale régionale : "Prions pour les disparus, pour que les hommes de main des cartels les rendent à leurs familles."
Tous à Chilapa connaissent ce drame. Dans cette ville de 40 000 habitants, où le taux d’homicides est le plus élevé de l’Etat du Guerrero, il ne s’écoule plus une semaine sans que l’on retrouve, au bord des routes ou sur les trottoirs, des cadavres démembrés de disparus dans de grands sacs-poubelle noirs. Quatre jours plus tôt, c’est pourtant auprès des narcotrafiquants que s’est rendu Salvador Rangel afin de célébrer les sacrements.
"Je suis partisan d’une ligne transversale afin d’atteindre la paix et la miséricorde", explique l’évêque après la fin de la messe. "Il faut aider les victimes, mais il ne faut pas renoncer à atteindre les cœurs des auteurs de ces crimes." C’est pourquoi Salvador Rangel, à 71 ans, se rend régulièrement, en habits d’évêque mais en son propre nom, dans les régions montagneuses du Guerrero où se cultive le pavot d’opium, ingrédient de base de la fabrication d’héroïne.
"Nous restons proches des familles des victimes", insiste-t-il, en soulignant l’appui économique et psychologique que fournit l’Eglise aux proches de disparus via ses centres sacerdotaux, "mais je suis franciscain, et à ce titre, je suis pétri du motif du loup de François d’Assise", le récit de la manière dont le saint aurait sauvé un village que terrorisait un loup affamé, non pas en chassant la bête, mais en lui promettant qu’elle ne connaîtrait plus jamais la faim.
Mission de "pacification"
"Le loup, au Mexique, ce sont les cartels de la drogue", explique Salvador Rangel, "et c’est la faim qui les fait commettre tout ce mal". De ses séjours chez les producteurs de pavot, il retire la conviction que c’est l’absence d’opportunités économiques, d’infrastructures et de services publics qui pousse les habitants du Guerrero dans les bras du narcotrafic. "J’étais dans la montagne cette semaine, on y voit le pavot de toutes parts, car c’est le seul moyen qu’ont ces agriculteurs de survivre", poursuit-il. Il accuse en outre les autorités d’aggraver la pauvreté ambiante en détruisant ces champs de pavot sans proposer d’alternative économique aux paysans, qui sont par ailleurs eux-mêmes victimes de la violence des narcos.
Vingt-et-un prêtres abattus depuis 2012
Affecté en 2016 au diocèse de Chilpancingo-Chilapa, cet évêque iconoclaste dit avoir reçu directement du pape François, lui-même jésuite et proche des franciscains, une mission de "pacification" du Guerrero. Monseigneur Rangel affirme que son activité de médiation pourrait même contribuer à diminuer certains conflits territoriaux entre organisations criminelles. "Quand je viens les voir dans leurs territoires, je dis à ces personnes que je ne viens ni les juger ni les critiquer", raconte-t-il. "Je leur dis que je viens seulement leur offrir la parole de Dieu, les sacrements, et mon amitié." Un discours qui détonne au regard des violences dont sont victimes les religieux mexicains eux-mêmes. Depuis le début du mandat d’Enrique Peña Nieto en 2012, pas moins de 21 prêtres ont été tués au Mexique.
Pour l’heure, Monseigneur Rangel n’a jamais reçu de menaces et ne pense pas que la criminalité organisée s’en prendra à lui. "Quand je vais à leur rencontre dans la sierra, je me sens en sécurité car il y a toujours chez eux une conscience religieuse, ils respectent les évêques", affirme-t-il, ajoutant que son intercession aurait sauvé plusieurs prêtres ciblés par des "ordres d’exécution" de la criminalité organisée.
Les autorités voient d’un mauvais œil ces activités, et accusent Salvador Rangel de négocier avec les hors-la-loi. Mais cet évêque sans tabou rétorque qu’étant donnée la corruption des institutions mexicaines, il ne voit plus très bien qui du fonctionnaire ou du chef criminel est le plus condamnable. "Le vrai drame de Chilapa, au-delà des atrocités commises, est celui du pourrissement de l’Etat mexicain", affirme l’évêque de Chilpancingo. "Dans la ville, les criminels vont et viennent librement sous les yeux de centaines de militaires et de policiers fédéraux. S’ils parviennent à entrer et sortir de Chilapa malgré un tel dispositif, c’est que quelqu’un leur permet de circuler à leur guise."
Amnistie générale
Pour l’heure, Salvador Rangel ne voit pas comment le Mexique peut en finir avec le narcotrafic "tant que les Etats-Unis ne lutteront pas contre les addictions de manière plus sérieuse". D’ici là, il martèle qu’une amnistie générale serait un premier pas en vue d’une reconversion de la population dépendant actuellement de l’économie de la drogue. "Je ne dis pas que ça résoudra tous les problèmes, mais il faut chercher sans relâche des chemins vers la paix", déclare-t-il.
Cette volonté de dialoguer avec les narcotrafiquants lui attire pourtant un certain nombre de critiques parmi les proches de victimes. "Ce prêtre n’a pas d’enfants, et je crois qu’il n’a pas de parents non plus", grince José Diaz Navarro, défenseur des droits humains dont deux frères ont été enlevés, tués et démembrés. "Qu’on enlève les membres de sa famille, qu’on les torture, et nous verrons s’il reste du même avis", renchérit ce leader d’un collectif de victimes de Chilapa.
Monseigneur Rangel n’a pas d’enfants, mais il est responsable de ses ouailles et de ses prêtres. Quelques heures après avoir répondu aux questions de "La Libre Belgique" ce dimanche 4 février dans la cathédrale de Chilapa, l’évêque de Chilpancingo apprenait l’assassinat de deux religieux dans le nord de l’Etat du Guerrero. Salvador Rangel a condamné l’attaque, avant de rappeler, encore une fois, la nécessité de maintenir le dialogue afin de rétablir la paix dans le Guerrero.