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« Pour travailler, j’utilise l’identité de mon oncle »

Depuis le 12 février, 120 travailleurs sans papiers sont en grève. Une action qui met en lumière les différentes ruses auxquelles ils ont recours pour gagner leur vie. Avec la complicité de patrons peu regardants.
Photo : Pascal Rossignol/REUTERS

La France compte 200 à 400 000 travailleurs sans papiers. Depuis le 12 février, 120 d’entre eux ont entamé une grève illimitée pour demander leur régularisation. Exerçant dans une dizaine d’entreprises d’Ile-de-France, ils racontent tous, au fond, la même histoire : celle d’employés de l’ombre - officiellement inexistants, mais totalement intégrés aux effectifs des boîtes.
Leur action met en lumière les différentes ruses auxquelles ils n’ont pas d’autres choix que d’avoir recours, pour gagner (un peu) leur vie. Et ce, avec la complicité de leurs patrons.

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Le plus risqué : prendre l'identité d'un cousin

Prendre un alias est la méthode la plus courante – et la plus efficace. Abdoulaye, manutentionnaire en grève, l’utilise depuis son arrivée du Sénégal, en 2011 : « j’emprunte l’identité de mon oncle qui, lui, est en situation régulière », explique-t-il. Abdoulaye ne ressemble pas vraiment à son oncle, qui a bien 20 ans de plus que lui, mais qu’importe : ni le patron, ni les services administratifs de la boîte n’y ont trouvé à redire. Vacataire, il travaille au coup par coup : l’entreprise envoie un texto sur le portable de son oncle, qui lui communique le planning de la semaine.
Abdoulaye le sait mieux que personne : « les risques sont énormes ». En cas de contrôle inopiné sur son lieu de travail, il peut être immédiatement reconduit à la frontière. Et les conséquences pourraient être plus lourdes encore : la loi « asile et immigration » qui sera présentée en conseil des ministres le 21 février prochain, aggrave les sanctions à l’encontre de ceux qui travaillent sous une autre identité : ils pourraient ainsi écoper d’une peine de 5 ans de prison et de 75 000 euros d’amende.

Le plus malin : faire carrière dans l'intérim

C’est un secret de polichinelle, un tuyau que l’on s’échange entre sans-papiers : les boîtes d’intérim « oublient » souvent de demander les titres de séjour de ceux qu’ils emploient quelques heures par-ci, par-là. A fortiori quand les sommes gagnées sont si petites qu’elles peuvent aisément être payées… en liquide. Assimiou, gréviste récemment débarqué de Guinée, en sait quelque chose : il est régulièrement appelé pour faire quelques heures de remplacement en tant qu’employé de ménage. Il raconte : « je suis convoqué vers 22 heures, quand le patron se rend compte qu’il y a des salariés absents. J’arrive le plus vite possible. Vers 1 heure du matin, quand le travail est fini, le responsable de la boîte d’intérim appelle tous les « remplaçants » et nous file une enveloppe à chacun ».
À la CGT, qui apporte un soutien logistique à ce mouvement de grève, on connaît bien ces pratiques. Dimanche soir, dans les locaux du syndicat, le jeune militant qui recensait les grévistes, énumérait sans fard : « Tu es d’où ? Synergie ? Adequat ? Adecco ? ».

Le plus technique : explorer les zones grises de l'administration

Quand une entreprise souhaite embaucher quelqu’un qui n’a pas le droit de travailler en France, il peut faire une demande d’admission exceptionnelle de séjour. C’est ce qu’on appelle la régularisation par le travail. Mais en pratique, les critères sont si compliqués à remplir que la demande n’aboutit que très, très, rarement. On estime que 6 000 personnes par an en bénéficient. Mais cela n’empêche pas les employeurs d’en faire la demande et, entre-temps, de commencer à faire travailler la personne en question. Les délais de procédure sont si longs que lorsque la réponse négative arrive… l’employé à déjà terminé sa mission ! Et l’employeur n’a (évidemment) aucune idée de là où il a pu aller…
Certains salariés grévistes sont actuellement attente de cette « admission exceptionnelle ». Et c’est justement l’existence de ce statut officiel qui leur a donné le courage de sortir de l’ombre et d’oser se mettre en grève.

Le plus discret : le travail au noir

Chantier, restauration, hôtellerie, service à la personne… Tous les secteurs d’activité ont recours, plus ou moins massivement, à des salariés non déclarés. Parmi eux, beaucoup de sans papiers, bien sûr. Qui sont soumis au bon vouloir (et surtout au mauvais) du patron quand il s’agit d’être payé. Salif, lui aussi, gréviste, est arrivé du Mali en 2015. De sa poche, il sort un morceau de papier où il a consigné les heures de travail effectué dans une précédente entreprise : « en juin, ils m’ont « oublié » 5 jours. En juillet, août et septembre, 7 jours. Quand j’ai réclamé, ils ont arrêté mon contrat… ». La future loi « asile et immigration » entend élargir le « pouvoir d’investigation » des forces de l’ordre en matière de travail dissimulé. Les entreprises seraient, aussi, plus sévèrement punies. Mais pas sûr que Salif récupère pour autant son manque à gagner.