Le récit glaçant des otages français de Daech

Les quatre Français détenus pendant dix mois en Syrie ont subi tortures psychologiques et physiques. Leurs témoignages livrés à la justice française sont édifiants.

 Les otages français Didier François (en bas) et Edouard Elias arrivent à la base militaire de Villacoublay, près de Paris, le dimanche 20 avril 2014.
Les otages français Didier François (en bas) et Edouard Elias arrivent à la base militaire de Villacoublay, près de Paris, le dimanche 20 avril 2014. AFP

    Ils sont au complet. Le premier a été tué en Syrie dans un bombardement sur Raqqa en novembre 2015. Un autre se morfond dans une cellule turque depuis sa capture il y deux ans. Il a fallu attendre le 24 janvier dernier pour que les deux derniers, en fuite, tombent enfin, capturés par les combattants kurdes. Ces Britanniques, les otages occidentaux détenus en Syrie en 2013 et 2014 les avaient surnommés les «Beatles». Selon le département d'État américain, le groupe est responsable de plus de 27 exécutions de prisonniers, notamment de décapitations filmées. Ces Beatles version Let it bleed [«laisse saigner»] furent également les tourmenteurs de reporters français au cours de leurs dix mois de captivité.

    Le récit de ces derniers devant la justice française, précis et pudique, croisé avec des sources issus du renseignement, permet de cerner la personnalité de ces bourreaux. Et de saisir ce que fut l'univers concentrationnaire de Daech.

    1. Le rapt (Marea/Raqqa, 6 et 22 juin 2013)

    Le 6 juin 2013, Didier François, grand reporter à Europe 1, et Edouard Elias, photographe, sont enlevés à Marea, près d'Alep, la grande agglomération du nord. Quant à Nicolas Hénin et Pierre Torres, ils se trouvent dans le pays profond, près de Raqqa lorsqu'ils tombent aux mains de leurs ravisseurs, le 22. Les guerres intestines entre groupes djihadistes opposés au régime de Bachar el-Assad rendent le front mouvant. D'un côté, les affidés d'Al Qaïda et de l'autre, les combattants du futur Daech, en pleine expansion. «Je pense que les combattants eux-mêmes ne savent pas toujours où ils en étaient», racontera plus tard Torres. Les Français finissent entre les mains de Daech.

    2. L'évasion (environs de Raqqa, juin 2013)

    C'est un interrogatoire presque courtois. Le prisonnier est invité à reconnaître qu'il est un espion chargé de déposer des systèmes de guidage laser. Il doit par ailleurs livrer les codes d'accès de son portable. «L'interrogateur semblait s'y connaître un peu, raconte Edouard Elias. Il avait pris des notes filmées avec un téléphone portable. Il avait également fouillé le contenu de mon ordinateur. Il m'a demandé si Didier François [spécialiste des questions militaires] connaissait le président de la République et le chef des services secrets français.» Ce passage à la question est dévolu à l'Amniyat, le «service de sécurité» de Daech.

    Pour les tortures : quatre pièces, aux odeurs de formol, réservées...

    Trois jours après le rapt, en pleine nuit, Nicolas Hénin parvient à desceller les barreaux d'une fenêtre. «J'ai sauté, explique-t-il après sa libération. Et je me suis retrouvé dans un paysage désertique. Je marche en direction de lumières que je pense correspondre à Raqqa.» Il se réfugie chez des paysans. Erreur : le journaliste est raccompagné à moto jusqu'à… ses ravisseurs. Comme d'autres, Hénin subit alors des tortures, quatre pièces, aux odeurs de formol, étant réservées à cet usage. Un otage danois, encore plus sévèrement maltraité, tente de se pendre. Le 4 juillet au soir, un air populaire ramène Nicolas Hénin à la vie. «La vie en rose» de Piaf, siffloté par son ami Pierre Torres derrière la cloison. L'espoir renaît…

    3. L'horreur, Hôpital ophtalmologique (Alep, 5 juillet-28 août 2013)

    En juillet, une vingtaine d'otages occidentaux, dont les quatre journalistes Français, sont réunis en un même lieu : un hôpital d'Alep. C'est un peu l'Auschwitz des nazis, où le couteau remplace le gaz. Ici les gardiens, francophones notamment, viennent de tous horizons. La mort est leur métier. Elle est planifiée, organisée, ritualisée. La cellule des Occidentaux se situe dans la partie la plus sinistre du bâtiment. Des Syriens, des Irakiens, sont égorgés dans le couloir «parfois durant trois jours et trois nuits derrière notre porte», raconte un Français. «Nous entendions des séances de tortures qui commençaient vers 20 heures et se terminaient vers 4 heures du matin. Les prisonniers syriens étaient terrifiés de se faire torturer par des djihadistes qui leur hurlaient dessus en français», témoigne un ex détenu.

    Les Occidentaux, victimes de simulacres d'exécution, sont battus, brûlés à coups de câbles, chloroformés par des gardiens européens «nettement plus hostiles» que les locaux. Parmi eux le Français Mehdi Nemmouche, futur assassin du musée juif de Bruxelles. Le 1er août, les otages se retrouvent dans la même cellule, avec d'autres prisonniers encore plus affaiblis, journalistes ou travailleurs humanitaires, danois, italien, espagnols, allemand, belge, russe ou anglo-saxons comme James Foley, David Haines ou Alan Henning… Soit au total 19 hommes plus cinq femmes dans une pièce attenante. Foley, le reporter américain, surnommé «le punching-ball», pour la régularité avec laquelle il est frappé, continue à tenir tête aux djihadistes, ciment d'un groupe dont l'unité se fissure parfois face à une telle inhumanité.

    «Nous avons souffert de la faim, ainsi que de maladies récurrentes : fièvres et diarrhées, d'une promiscuité extrême qui nous empêchait d'être tous allongés en même temps, de conditions sanitaires très mauvaises», témoigne un ex reclus.

    Ces Britanniques, les otages occidentaux détenus en Syrie en 2013 et 2014 les avaient surnommés les «Beatles».../AFP

    La confection de petits godets en carton permet de répartir équitablement la nourriture - un peu de pain pita et de confiture d'abricot - entre ces hommes tiraillés par la faim. Les noyaux d'olives et de dattes servent à composer un jeu de dames et les cartons de «Vache qui rit», une fois découpés, des pièces d'échecs. Preuve que l'esprit réussit là où le corps échoue : s'évader.

    Bientôt le froid s'ajoute à la faim. Les fines couvertures, infestées de poux, ne suffisent pas. Au cours de ce «séjour» à l'hôpital, les Français dénombrent pas moins de sept bombardements. Seuls les appels à la prière permettent de tenir le décompte du temps.

    4. Les Beatles au «Donjon» (Alep, 28 août-23 décembre 2013)

    Un soir, vers 20 heures, les otages sont jetés dans des voitures et leur convoi traverse Alep. Du 28 août au 23 décembre, ils sont retenus dans une ancienne menuiserie au nord de la ville, baptisée le «Donjon». Les djihadistes construisent littéralement les murs de leur nouvelle prison autour des détenus à grand renfort de bois et de ciment… Tous les gardiens sont affublés de surnoms, Crétino (incapable d'utiliser le logiciel google traduction) ou «Abou d'chandelle» (très chiche en nourriture). L'humour auquel Romain Gary devait, disait-il, ses «seuls instants véritables de triomphe sur l'adversaire», n'abdique pas.

    C'est dans ce décor irréel que trois des Beatles, visage masqué et 9 mm à la ceinture, font leur apparition. Foley l'Américain, en entendant ces Anglais à l'accent caractéristique de l'est londonien, a l'idée de la référence au groupe de rock. «Ils étaient bien pires que les geôliers francophones, témoigne au Parisien Didier François, le grand reporter d'Europe 1. Soudés, adeptes de la torture, notamment du waterboarding [noyade], ils étaient chargés des négociations, des interrogatoires mais aussi des exécutions.» Avant d'entrer, ceux-ci frappent trois coups, signal pour que les otages se tournent face au mur afin d'éviter toute identification. Ces derniers apprennent à reconnaître chacun à l'aveugle selon la nature des coups portés : l'un droitier, l'autre gaucher, à la manière d'un «catcheur» ou d'un «boxeur».

    Un convoi de véhicules chargés de dattes, de bières et de… cartons de détonateurs

    Il y a El Shafee el Sheik, alias «George», le chef, psychopathe adepte de la crucifixion et de la noyade. Mohammed Emwaz, alias «John» ou «Djihadi John», assure les négociations, collectant des preuves de vie auprès des otages (comme la couleur des murs d'une chambre d'adolescent) pour envoyer des courriels aux familles. Le 18 août 2014, face caméra, c'est lui qui décapite Foley en rétorsion aux frappes américaines, puis bien d'autres ce qui lui vaut d'être la cible d'une chasse à l'homme internationale jusqu'à sa mort, en novembre 2015, dans un bombardement à Raqqa.

    Alexanda Amon Kotey, dit Ringo l'homme à la peau noire, serait le prédicateur du groupe. Enfin, un homme de forte corpulence au rôle secondaire, Aisne Leslie Davis, n'est aperçu que brièvement. Il serait le seul à ne pas avoir frappé les prisonniers qu'il appelait «My friends». Il est surnommé «Paul».

    5. La fuite au désert et la «villa Riverside» (Euphrate, 25 janvier-12 février)

    À Noël 2013, les combats entre djihadistes et Armée syrienne libre sévissent dans la région d'Alep. Menottés deux par deux, les otages sont évacués en urgence vers plusieurs lieux de détention improvisés. Puis, le 19 janvier 2014, vers Raqqa dans un convoi d'une centaine de véhicules chargés de dattes, de bières allemandes et de… cartons de détonateurs. Avec la lune pour boussole, pendant cinq longues nuits, les prisonniers sont conduit sur la seule prison (ils en fréquentent une dizaine au total) disposant de la lumière du jour. «Riverside» : c'est ainsi qu'ils baptisent ironiquement cette belle villa donnant sur l'Euphrate, avec tout le confort moderne, jusqu'aux caméras de vidéosurveillance ! Là, les prisonniers sont mieux nourris mais encore plus durement frappés par les Beatles.

    6. «Tataouine», la prison secrète (Sud-Est de Raqqa, 12 février - 18 avril)

    «Tataouine», nom choisi par les otages en raison de son isolement, se trouve en plein désert. Au fil des jours, les Beatles cognent de plus en plus fort, ce qui paradoxalement peut apparaître comme un signe positif. L'un des reclus, un Danois, explique : «Les prisonniers sur le point d'être libérés recevaient le plus de coups», comme s'il s'agissait pour les gardiens de prendre un acompte. À l'heure de la prière, un kapo annonce tout de go aux Français leur libération prochaine. Le 11 avril, ils croisent furtivement Kate Mueller, jeune Américaine de 25 ans, qui aurait ensuite été offerte comme esclave à Abu Bakr al-Baghdadi, le «calife» de Daech, très probablement décédée. Pour la première fois, les quatre journalistes peuvent marcher à l'extérieur sans bandeau sur les yeux, découvrant un complexe d'habitation dédié aux familles de djihadistes. Ils sont conduits dans un van à la frontière turque. Sous la menace d'un gamin d'«une dizaine d'années» portant deux pistolets soviétiques !

    Elias, François, Hénin et Torres recouvrent la liberté le 18 avril 2014. Fin du calvaire. Impossible d'imaginer ce qu'ils ont vécu pour qui les voit descendre de l'appareil à Villacoublay. Mais ils n'oublient rien des compagnons d'infortune laissés derrière eux. James, Steven, Alan… Un à un, les Anglo-saxons sont exécutés. Mais le vent tourne pour les Beatles, devenus pour la coalition des cibles prioritaires.