Jerry Brown, l’anti-Trump. Dialogue avec Jean-Pierre Dupuy
Gouverneur de Californie, Jerry Brown est à la tête de l’État le plus riche et le plus peuplé des États-Unis. À l’heure où Donald Trump claque la porte de l’accord de Paris sur le climat et brandit la menace atomique à l’encontre de la Corée du Nord, les engagements de ce démocrate pour la réduction des émissions de gaz à effet de serre et contre la prolifération nucléaire détonnent. De passage à Paris, nous l’avons invité à dialoguer avec l’un de ses amis de longue date, le penseur du “catastrophisme éclairé” Jean-Pierre Dupuy.
Le 12 décembre dernier, pour le deuxième anniversaire de l’accord de Paris qui concluait la COP21, la France organisait le One Planet Summit. L’objectif de cette rencontre : remobiliser la communauté internationale sur le dossier du changement climatique, après que Donald Trump a annoncé avec fracas, le 1er juin 2017, le retrait des États-Unis.
Mais, côté américain, ce sommet comptait tout de même un invité de marque : le gouverneur démocrate de Californie, Jerry Brown. Fils de Pat Brown, lui-même gouverneur de cet État de 1959 à 1967, Jerry Brown a été tenté par la vocation religieuse avant de rejoindre l’arène politique. Fait unique, il n’est pas concerné par une loi californienne qui interdit de remplir plus de deux mandats comme gouverneur, cette loi passée en 1990 ne s’appliquant pas à ceux qui avaient déjà été en fonction. Alors qu’il arrive au terme de son dernier mandat, sa popularité est considérable outre-Atlantique. Jerry Brown a redressé les finances désastreuses laissées par son prédécesseur, Arnold Schwarzenegger – la Californie a frôlé la faillite. Dans le vide idéologique qui a suivi la défaite d’Hillary Clinton, il représente, pour les opposants à Donald Trump – et ils sont nombreux –, l’autre voix de l’Amérique.
Le 13 décembre, Jerry Brown se voyait remettre un doctorat honoris causa par l’École normale supérieure dans ses locaux, rue d’Ulm, à Paris. Au sortir de cette cérémonie à laquelle assistait un panel de chercheurs, il s’est rendu à pied au domicile de son ami de longue date, le philosophe français Jean-Pierre Dupuy. Ce dernier fait partie des intimes mais aussi des conseillers informels de Brown – ils sont six ou sept à se réunir régulièrement, sans ordre du jour, pour « parler idées ». L’échange qui suit n’est donc pas un débat contradictoire. Il s’agit plutôt d’une réflexion à bâtons rompus autour de la question qui passionne les deux hommes : l’humanité est-elle promise à l’autodestruction, ou bien la catastrophe pourra-t-elle être évitée ? – Mais pourquoi une telle obsession ? Sans doute parce que Jerry Brown et Jean-Pierre Dupuy ont tous deux été proches du penseur de la décroissance, le philosophe Ivan Illich.
Jean-Pierre Dupuy : Nous nous sommes rencontrés pour la première fois à Paris, il y a plus de trente ans, autour d’Ivan Illich, dont nous étions proches.
Jerry Brown : Ivan Illich n’était pas l’un de ces intellectuels faciles, à la mode, que l’on croise dans les salons. Je me souviens avoir été attiré par ses essais, Une société sans école [1971] et Némésis médicale [1975], puis d’être allé le rencontrer dans les années 1970, au cœur d’un monastère zen près de San Francisco. Sa parole était rafraîchissante et vigoureuse. Il avait une manière de formuler les choses qui vous frappait, parce qu’il semblait voir des vérités qu’il était le seul à voir ; c’était fascinant, même si je ne savais pas trop si ses idées étaient applicables. Par exemple, lors de notre première rencontre, il a fait l’éloge du « chômage créateur », d’une vie libérée du salariat, ce qui, dans le contexte de la prospérité et du productivisme américains, s’apparentait à une hérésie. Sa perspective était indépendante, j’ai aimé le caractère anarchique de sa compréhension de l’existence humaine. À titre personnel, j’ai rejoint la Compagnie de Jésus dans ma jeunesse ; j’ai été formé de l’âge de 17 à 20 ans dans un séminaire jésuite où j’ai fait l’expérience du silence, de la méditation, de l’obéissance, de la distance par rapport à la consommation et à la technologie. On parlait latin. J’ai quitté cette retraite en 1960 pour reprendre des études à l’université de Berkeley. Mais l’arrière-plan catholique et spirituel de la démarche critique d’Illich a trouvé un écho en moi.
J.-P. D. : J’ai rencontré Illich en 1972, et ce fut pour moi un raz-de-marée. Je me souviens l’avoir vu d’abord dans une émission de télévision. Jean-Marie Domenach l’interviewait et a conclu en lui demandant son avis sur l’Église catholique. Illich a répondu : « L’église est une putain, mais c’est aussi ma mère. » Waouh ! Je me suis dit que ce gars sortait de l’ordinaire ! Il avait quand même étudié la philosophie à l’université grégorienne de Rome, été ordonné prêtre, il aurait pu devenir cardinal s’il était resté dans cette voie… À cette époque, j’ignorais la philosophie. J’étais un pur produit de l’École polytechnique, destiné à devenir un technocrate. Ma rencontre avec Illich a tout fait exploser. Je dirais, avec le recul, que c’est allé trop loin. N’importe, j’ai été tellement fasciné par sa pensée que je suis devenu son assistant. J’ai par exemple écrit avec lui la version française de Némésis médicale – non pas une simple traduction, mais l’approfondissement philosophique de concepts nouveaux, comme celui de contre-productivité. Je suis aussi l’auteur du fameux calcul sur la vitesse réelle de la voiture…
J. B. : Ah oui ! Je me souviens… six kilomètres à l’heure, c’est ça ?
J.-P. D. : Oui, si vous additionnez le nombre d’heures qu’un conducteur a passé à travailler pour gagner de quoi acheter son véhicule et son essence à la durée des trajets, et que vous confrontez ce résultat aux distances annuelles parcourues, effectivement, la voiture est à peine plus rapide que la marche à pied. Et le vélo est un moyen de transport bien plus rapide !
J. B. : Ce calcul est-il encore valable ?
J.-P. D. : L’un de mes étudiants à l’université de Stanford a refait le calcul au début des années 2000, la situation se serait légèrement dégradée.
« Il y a deux sujets auxquels j’ai décidé de consacrer de la réflexion mais aussi des actions concrètes : ce sont le nucléaire et le changement climatique »
Jerry Brown
J. B. : Des penseurs comme Illich sont nécessaires, parce qu’ils posent des questions provocatrices mais essentielles. Vous savez, je suis effrayé par la superficialité de la politique, même si je dois avouer que j’ai dû embrasser à contrecœur cette superficialité durant la majeure partie de mon temps. Les politiciens sont censés réagir aux nouvelles du jour, à tout ce qui crée la sensation sur les réseaux sociaux. Mais ces trépidations vous éloignent à la fois de la véritable information scientifique, qui est disséminée et difficile à absorber, et bien sûr des questions plus profondes. Pour ma part, il y a deux sujets auxquels j’ai décidé de consacrer de la réflexion mais aussi des actions concrètes : ce sont le nucléaire et le changement climatique. Ces deux problèmes de fond, ces dangers majeurs ne font pas les gros titres. Le nucléaire est un non-sujet pour les médias, et le changement climatique passe pour une obsession d’écolos, ce n’est pas une préoccupation mainstream. Pourtant, ce sont les deux questions qui me préoccupent le plus aujourd’hui.
J.-P. D. : La nature philosophique de ces deux problèmes n’est pas identique. Pour ce qui est de l’arme nucléaire, la compréhension du danger est simple : l’utilisation de la bombe est un événement ponctuel. Mes collègues de l’université Stanford, William Perry, Martin Hellman et Barton Bernstein, spécialistes de géostratégie, estiment que la probabilité qu’il y ait un échange de frappes nucléaires entre les États-Unis et la Corée du Nord d’ici à la fin du mandat de Donald Trump est comprise entre 33 % et 50 %. Il me paraît plus qu’improbable qu’un nouvel usage de cette arme n’ait pas lieu avant la fin du XXIe siècle. Nous comprenons tous ce que cela signifie : des centaines de milliers, voire des millions de morts de civils, et des retombées radioactives. Mais le changement climatique n’est pas un événement, c’est un processus diffus aux manifestations protéiformes. Nous constatons que la température moyenne de la planète augmente, que les sécheresses, les ouragans ou les pluies diluviennes se multiplient, mais nous ne saurions dire si tel ou tel ouragan a pour cause directe le changement climatique. Kim Jong-un ou Donald Trump peuvent choisir d’appuyer sur leur bouton, mais nul ne peut arrêter ni aggraver seul le climat planétaire, ce qui renforce notre trouble, car les responsabilités sont diluées.
J. B. : Attardons-nous sur le problème de l’arme atomique. Les spécialistes de stratégie militaire expliquent que cette arme a principalement une fonction dissuasive. Mais à mon sens, personne ne comprend ce que signifie la dissuasion, car ce n’est pas clair. En préambule, je dois rappeler que la côte Ouest est très liée à l’histoire de l’arme nucléaire. Robert Oppenheimer, qui a dirigé les équipes qui ont construit la première bombe A à Los Alamos, fut chercheur à Berkeley et à Caltech. Le laboratoire de Livermore, où Edward Teller mit au point plus tard la première bombe H, se trouve en Californie. Je suis allé visiter Livermore et j’ai été frappé par la petitesse de ces bombes, qui ressemblent à des objets d’art. J’en ai vu plusieurs, sous verre, dans un lieu protégé qui s’apparente à l’intérieur d’un temple antique. Je fus aussi étonné par l’attitude des chercheurs : ils étaient vraiment très fiers de leurs créations, comme des parents qui exhibent leur nourrisson adoré. Pensez donc. Tant de puissance dans un si petit volume. Pour en revenir à la dissuasion, elle comporte un défaut. Sa logique de base est élémentaire : « Si tu me frappes, je te frapperai plus fort. » Mais cela signifie que, pour être dissuasif, vous devez détenir un plus grand pouvoir de destruction que votre adversaire. Durant la guerre froide, si les Américains avaient une tête nucléaire, il fallait que les Russes en aient deux. Donc il fallait que les Américains en aient trois. Donc il fallait que les Russes en aient quatre. Et ainsi de suite. On est arrivé au chiffre de 70 000 têtes nucléaires pour chacune des deux superpuissances… Je rappelle cela parce que la plupart des analystes vous disent que la dissuasion crée un équilibre, alors qu’en réalité, elle génère une émulation, elle pousse à l’escalade, ce qui la rend intrinsèquement menaçante.
Jerry Brown en 2018 © Manuel Braun
J.-P. D. : Votre critique de la dissuasion est presque trop gentille, et, en tant que catastrophiste – éclairé, bien sûr…
J. B. : Jean-Pierre, vous êtes la seule personne que je connaisse qui aime parler de catastrophes. Moi, je n’aime pas ça, mais j’en parle quand même…
J.-P. D. : … en tant que catastrophiste, donc, je voudrais rappeler que la logique de base de la dissuasion est plutôt : « Si tu me frappes, je t’anéantis. » C’est ce qu’on appelle MAD, acronyme pour Mutually Assured Destruction, ou « destruction mutuelle assurée ». Si bien qu’on ne peut pas vraiment parler d’un échange de coups entre deux adversaires, mais plutôt d’un double suicide. Si je tire le premier, je suis détruit. Si l’autre tire le premier, je suis détruit. Il n’y a pas de vainqueur, mais une course à l’abîme : je péris, tu péris, et le monde entier est saccagé par nos émissions radioactives…
J. B. : Le problème ne se présente ainsi, néanmoins, que lorsque nous avons affaire à deux grandes puissances. Durant la guerre froide, les États-Unis savaient qu’ils n’avaient pas les moyens de briser en une frappe toute possibilité de repartie du camp soviétique. Si deux missiles avaient détruit, mettons, New York et Washington, aussitôt après Moscou et Leningrad auraient été rasées par des missiles tirés par des sous-marins américains.
J.-P. D. : Un stratège militaire français a lancé, au milieu des années 1980, cette remarque glaçante : « Nos sous-marins sont capables de faire à tout moment cinquante millions de morts en vingt minutes. Nous estimons que c’est suffisamment dissuasif. » La doctrine de dissuasion française privilégie le recours aux sous-marins, qui ont un double avantage : d’une part, ils sont difficiles à localiser, d’autre part, leur tir n’est pas très précis. Cela comporte des inconvénients lors d’une guerre réelle mais représente un facteur de dissuasion supplémentaire, car la mort s’abat au hasard, et il est difficile de s’en prémunir…
J. B. : Si nous regardons en arrière, cette doctrine de la dissuasion n’a fonctionné, durant la guerre froide, que par chance. William Perry, que vous avez évoqué plus haut et qui fut secrétaire à la Défense sous l’administration Clinton, raconte dans son essai My Journey at the Nuclear Brink [« Mon voyage au bord de l’abîme nucléaire », Stanford University Press, 2015, non traduit] qu’il fut réveillé au milieu de la nuit parce que les radars avaient détecté une attaque nucléaire massive en vol vers les États-Unis. Dans un cas pareil, le délai de réflexion pour donner l’ordre de la contre-attaque est de vingt à trente minutes. L’information provenait des responsables de la base d’Omaha. Mais comme la période était calme et qu’une attaque de ce type était donc peu probable, Perry a décidé qu’il devait y avoir un problème technique au niveau des radars et qu’il valait mieux attendre. Il avait raison. La situation actuelle, avec la tension entre les États-Unis et la Corée du Nord, n’est cependant pas équivalente à celle de la guerre froide.
« Il semble que Donald Trump ne soit pas capable de comprendre la distinction entre la simulation calculée de l’irrationalité et l’irrationalité réelle »
Jean-Pierre Dupuy
J.-P. D. : En effet, les États-Unis pourraient décider d’anéantir complètement la Corée du Nord et, en une frappe, tenter de briser toute velléité de vengeance. Mais là encore, c’est un jeu avec la chance. Car il est possible que la Corée soit tout de même capable de répondre avant d’être soufflée par une déflagration qui emporterait ses 25 millions d’habitants… Sans compter que nous ne savons pas comment réagiraient les pays voisins, dont la Chine. Il convient cependant d’invoquer une autre dimension de la dissuasion, plus psychologique. Pour qu’il y ait dissuasion, il faut que celui qui profère la menace soit crédible – qu’on le croie capable de commettre un acte aussi fou que d’appuyer sur le bouton. En d’autres termes, il est rationnel de paraître irrationnel. Le président Richard Nixon excellait dans ce double jeu. Or il semble que Donald Trump ne soit pas capable de comprendre la distinction entre la simulation calculée de l’irrationalité et l’irrationalité réelle. D’après ses proches, il se serait exclamé plusieurs fois, en privé, depuis l’éclatement de la crise coréenne : « Comment ? Nous avons ces armes fantastiques qui nous ont coûté une fortune et nous n’allons même pas nous en servir ? » Il n’a pas compris que ces armes avaient été construites précisément pour n’avoir jamais à s’en servir.
Jean-Pierre Dupuy en 2018 © Manuel Braunn 2018 © Manuel Braun
J. B. : Hors du cas particulier de la Corée du Nord, nous vivons une époque inquiétante : nous sommes sortis du cadre fixé par le Traité de non-prolifération des armes nucléaires signé en 1968 et vivons une nouvelle phase d’escalade. Le budget de la Défense voté sous l’administration Obama en 2014 a prévu un budget spécifique de 1 200 milliards de dollars qui seront dépensés sur trente ans, afin de « moderniser » l’arsenal nucléaire des États-Unis. Ce vote du Congrès fut presque unanime – quand bien même le programme du candidat Obama prévoyait de « dénucléariser » le pays. Vladimir Poutine va être tenté de suivre. Pour prendre un peu de recul, je vous propose d’imaginer deux courbes sur un graphique. La première courbe représente le pouvoir de destruction de l’humanité, et elle est en ascension rapide. La seconde courbe représente la part de sagesse qui entre dans la nature humaine, la volonté de faire le bien et la capacité à contenir les pulsions agressives, et elle est plate. Plus l’écart se creuse entre ces deux courbes, plus le danger est réel !
J.-P. D. : René Girard, qui fut mon maître à Stanford, parlait, citant Clausewitz, de la « montée aux extrêmes », du risque apocalyptique que nous fait courir la rivalité mimétique entre les nations et entre les groupes humains. En prolongeant sa pensée, je dirais que si l’humanité finit par se détruire, ce sera le summum du sacré.
« Je n’ai certainement pas envie d’attendre que l’histoire humaine arrive à son terme pour trouver enfin ce sacré auquel j’aspire ! »
Jerry Brown
J. B. : Le summum du sacré ? Pour moi, le sacré renvoie à ce qui est ineffable et néanmoins présent en toutes choses. J’aime à me considérer comme un homme en quête de sacré. Et je n’ai certainement pas envie d’attendre que l’histoire humaine arrive à son terme pour trouver enfin ce sacré auquel j’aspire !
J.-P. D. : Ha !
J. B. : Je sais bien qu’il nous faudrait des heures pour vider une telle querelle. Mais à mon sens les religions et les prophètes ne font que pointer du doigt, indiquer une dimension de l’être absolument essentielle, invisible et non réductible au discours scientifique. S’ouvrir à cette dimension ne requiert nullement la fin du monde.
J.-P. D. : Non, bien sûr, d’ailleurs j’ai parlé de summum, de culmination du sacré. Le sacré est lié au sacrifice et à l’effroi, ce qui le rend d’ailleurs ambivalent. La langue anglaise rend bien cette nuance. Par exemple, le mot terror a donné terrible (« terrifiant ») mais aussi terrific (« génial »). Et le mot awe, qui signifie « terreur sacrée », a donné awful (« abominable ») et awesome (« super »). Cette ambivalence des termes encapsule une dualité interne à l’expérience du sacré.
J. B. : C’est le versant spirituel de votre catastrophisme.
« C’est seulement en regardant en face le pire scénario possible que nous trouverons la détermination nécessaire pour changer le cours de l’Histoire »
Jean-Pierre Dupuy
J.-P. D. : Exactement ! Je pense que nous avons le choix entre deux prophéties, qui risquent bien d’être fausses, mais pour des raisons différentes. La première prophétie est celle des chantres du progrès. Ils nous expliquent qu’il n’y a pas de risque réel dans la progression actuelle de la démographie humaine, dans la poursuite d’une logique de croissance économique et de consommation, parce que la science et la technologie vont nous permettre de réparer la nature. Business as usual ! Cette prophétie est optimiste mais très dangereuse. Moi, je vous propose d’adhérer à la prophétie la plus sombre qui soit – ce que j’appelle le catastrophisme. L’écosystème planétaire est dévasté, l’humanité court à sa perte. Le changement climatique va, d’après l’Organisation des Nations unies, mettre sur les routes 200 à 300 millions de migrants fuyant la sécheresse d’ici à 2050. Quand on voit que deux millions de réfugiés syriens ont failli faire imploser l’Union européenne, on se demande bien comment cette crise sera gérée. En outre, la Corée du Nord va non seulement fabriquer mais aussi vendre des armes atomiques, et nous aurons dans ce siècle des guerres parmi les plus redoutables jamais connues, sur fond de raréfaction de l’eau potable et des denrées alimentaires. Ma prophétie est noire. Alors pourquoi y adhérer ? Afin qu’elle ne se réalise pas, précisément ! C’est seulement en regardant en face le pire scénario possible que nous trouverons la détermination nécessaire pour changer le cours de l’Histoire. Les prophéties ont un impact causal sur ce que nous décidons, sur la manière dont nous agissons aujourd’hui, c’est pourquoi elles sont si importantes, même si elles sont fausses !
J. B. : Sur le long terme, l’histoire de la Californie est riche d’enseignements. La région est habitée par l’espèce humaine depuis vingt mille ans environ. Les premières populations, venues d’Asie, ont vécu là sans jamais excéder, d’après les historiens, le chiffre de 300 000 habitants. Donc, de façon stable, 300 000 personnes ont profité de ce climat assez serein, sans charbon, sans pétrole, sans gaz, sans centrale nucléaire. Et sans élevages bovins. Aujourd’hui, la Californie compte 40 millions d’habitants, qui possèdent 32 millions de véhicules et parcourent 540 milliards de kilomètres chaque année. Comme le Soleil n’est qu’à 150 millions de kilomètres de la Terre, vous comprendrez que les Californiens roulent beaucoup. L’État de Californie génère 440 millions de tonnes de gaz à effet de serre chaque année. Comme gouverneur, j’ai pris un certain nombre d’engagements pour réduire ce nombre à 220 millions de tonnes en 2030.
J.-P. D. : Comment est-ce possible ?
J. B. : Nous allons encourager la vente de véhicules électriques, mettre en service une ligne de train à grande vitesse entre San Francisco et Los Angeles, produire 50 à 60 % d’énergies renouvelables. Les réglementations sur les normes énergétiques dans le bâtiment sont devenues plus strictes. Nous avons aussi une loi provinciale qui nous permet d’exiger que les stations-service vendent un carburant avec une faible teneur en pétrole, de seulement 10 %. Et je ne donne ici que quelques exemples… Brossé ainsi, le tableau semble merveilleux. Mais considérez ce qui vient de se passer : à l’approche de Noël, la Californie a dû combattre d’immenses feux de forêt, ce qui n’était presque jamais arrivé en cette saison. Ces incendies sont la conséquence de cinq années consécutives de sécheresse – qui comptent parmi les plus chaudes de l’écosystème terrestre. Ils ont dégagé une quantité de gaz carbonique qui vient de réduire en fumée cinq années de volontarisme écologique.
J.-P. D. : Les séquoias géants multimillénaires de la côte Pacifique se nourrissent des brumes matinales. Or les matinées de brouillard sont devenues plus rares, et ces arbres devraient périr dans les prochains siècles. Ce n’est pas dangereux pour l’humanité, mais il s’agit d’un symbole.
J. B. : En effet, les experts du climat les plus sérieux prévoient que les latitudes méditerranéennes – où se situe la Californie – vont se désertifier. C’est pourquoi un effort isolé ne suffit pas.
J.-P. D. : Vous dites cela, alors que Donald Trump est sorti de l’accord de Paris.
« Vous ne mettez les gens en mouvement qu’en leur proposant une histoire dans laquelle ils reconnaissent leur monde »
Jerry Brown
J. B. : Oui, les climato-sceptiques siègent à la Maison-Blanche. Je suis dans ma dernière année de mandat et, franchement, je ne sais pas ce que décideront mes successeurs. Mais il faut que vous sachiez que, même si l’administration Trump a pris la décision de se retirer de l’accord sur le climat, plusieurs États américains s’y sont maintenus. La Californie appartient ainsi à un groupe comprenant l’Ontario, l’Oregon, l’État de Washington, mais qui compte aussi plusieurs provinces en Chine, en Amérique du Sud ou encore le Québec, et nous avons pris des engagements pour limiter l’augmentation de la température en dessous de 2 °C d’ici à 2100. Ce groupe réunit deux cents régions, représentant un milliard d’humains et presque 40 % du produit intérieur brut mondial. En octobre prochain, j’organise à San Francisco un sommet sur le climat avec ces acteurs, pour renforcer nos engagements. C’est mon dernier chantier.
J.-P. D. : J’ai eu l’occasion de travailler pour la section française du Groupe d’experts intercontinental sur le climat [Giec]. J’y ai côtoyé Jean Jouzel, l’un des plus éminents climatologues français, qui a fait une estimation assez frappante : 50 % de l’incertitude sur l’évolution du climat dans les décennies à venir tient au fait que nous ne savons pas ce que l’humanité va faire. C’est un problème philosophique. Si je dis : « Peut-être qu’il pleuvra demain », ma phrase a en apparence la même structure que : « Peut-être que j’irai au cinéma ce soir. » Cependant, dans le second cas, l’incertitude est liée à mon libre arbitre. Là où le problème se corse, concernant le climat, c’est que, si nous prenons aujourd’hui des engagements très fermes pour ne pas polluer, les perspectives d’avenir sont plutôt bonnes, donc… nous pouvons continuer à émettre des gaz à effet de serre sans souci. Plus nous sommes engagés, moins le danger paraît réel. Comment sortir de ce cercle ?
J. B. : Oui, je sais, le changement climatique est un sujet abstrait, surtout quand vous essayez d’en discuter avec des décideurs économiques. Ils vous parlent de gains économiques réels, et vous leur opposez des menaces futures difficiles à quantifier. Je crois que nous avons besoin de trouver en nous-mêmes la ressource nécessaire pour raconter cette histoire de façon convaincante. Trop d’hommes politiques l’oublient. La gestion des problèmes au jour le jour ne suffit pas. Vous ne mettez les gens en mouvement qu’en leur proposant une histoire dans laquelle ils reconnaissent leur monde.
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