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Clients de prostituées : le choc de la réalité

Clients de prostituées : le choc de la réalité
Clients de prostituées : le choc de la réalité © Yann Levy
La Rédaction

Depuis le 13 avril 2016, s’offrir les services d’une prostituée est un délit, puni d’uneamende de 1 500 euros. Dissuasive, la loi n’a pas pour autant stoppé le recours au sexe tarifé. Elle l’a rendu plus risqué. Pour éviter la récidive, la justice a mis en place des stages de sensibilisation très réalistes. Paris Match y a assisté. Rencontre avec huit clients tiraillés entre déni, mauvaise foi et… évidence. 

« Je n’y suis allé qu’une fois », assurent-ils presque tous, penauds.

Gérant d’un commerce, agent de supermarché, technicien commercial, retraité du BTP… De la vingtaine à la soixantaine… Tous propres sur eux, tous pourraient décrocher un rendez-vous galant sans trop de difficultés. Les huit gaillards entrent, penauds, dans la morne salle de l’Association pour le contrôle judiciaire en Essonne (ACJE) d’Evry-Courcouronnes. Le regard baissé, honteux d’affronter leur reflet dans celui des autres « acheteurs d’actes sexuels ». A la tête de l’ACJE, chargée de s’assurer que les peines données par le procureur sont bien exécutées, François Roques rapporte un témoignage : « Messieurs, j’ai été prostituée pendant plus de vingt ans. Dans la pénombre des bars, j’ai été soumise au “bon plaisir” des clients. J’y ai subi leurs insultes, leurs exigences humiliantes. […] Leur souvenir me poursuit : des mains me touchent, des ventres tous plus gros les uns que les autres, des peaux rugueuses et sales… »

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La peur a changé de camp

Alain(1) gaine sa bedaine. Michel se recroqueville sur sa chaise. Son voisin, un géant en survêtement noir, accélère le battement de son pied. Les mots, prononcés par un homme, sont de Rosen Hicher, ancienne péripatéticienne. Ils glacent ces hors-la-loi d’un nouveau genre. « L’idée est d’amener les clients à se mettre dans la peau des prostituées », justifie François Roques.

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C’est là le but des stages de « sensibilisation contre l’achat d’acte sexuel » ajoutés à la contravention. La partie « prévention de la récidive » de la loi du 13 avril 2016 qui punit les clients. Elle remplace le délit de racolage qu’encouraient jusqu’alors les prostituées : celles-ci ne peuvent plus être arrêtées, comme c’est arrivé à 1 129 d’entre elles en 2013 (2). La peur a changé de camp.

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Stéphanie Caradec, présidente du Mouvement du Nid, association de lutte contre les causes et les conséquences de la prostitution, qui coanime des stages de sensibilisation, rappelle qu’« une prostituée qui souhaite se réorienter professionnellement en passant des concours administratifs ou en travaillant dans le secteur de la santé et du soin en est empêchée s’il y a un délit de racolage passif inscrit à son casier judiciaire ». Et Maud Olivier, ancienne députée PS de l’Essonne qui a travaillé avec François Roques sur cette loi, de renchérir : « Inverser la charge pénale était nécessaire. Il est anormal qu’une victime soit punie par la loi vu ce qu’elle endure déjà. »

D’avril 2016 à septembre 2017, 1 661 clients ont été arrêtés(3). C’est peu. En plein état d’urgence, ce n’est clairement pas la priorité des forces de l’ordre. Dans la salle de stage, Alain, grande gueule, s’emporte. « C’est une loi hypocrite créée par des gens qui veulent se donner bonne conscience avant de passer leur week-end au Carlton de Lille. » Du tac au tac, le directeur de l’ACJE rectifie : « Au Carlton ou à la forêt de Sénart, c’est la même chose, on n’a plus le droit d’acheter des actes sexuels. »

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Plus de 6 péripatéticiennes sur 10 se prostituent via Internet

« Je suis conscient de leur précarité, j’ai une copine… Ma copine, c’est une ancienne prostituée », lâche Patrick, aux allures de vieux loup de mer avec sa marinière. Les sept paires d’yeux se braquent sur les siens, d’un bleu doux. Comme la plupart des clients qui se sont fait pincer, il affirme y être allé une seule fois, en 2013. « J’étais déprimé. Je me suis connecté à un site de rencontres », minimise le sexagénaire. Sauf que l’annonce le mène tout droit dans un hôtel d’Evry avec une Congolaise de 21 ans. D’ailleurs, plus de six péripatéticiennes sur dix se prostituent via Internet, trois sur dix dehors, et moins d’une sur dix dans des bars à « hôtesses » ou « salons de massage »(2). Il se prend d’affection pour la jeune femme de trente-cinq ans sa cadette et lui demande d’arrêter le tapin, en échange d’une cohabitation.

L’élève en école de commerce qui vendait son corps pour payer ses études quitte les bas résille et emménage chez lui. « Il n’y a plus la flamme d’avant, nous sommes surtout copains », reconnaît Patrick. Plus en couple, donc ? « Si, si, en couple, mais en couple très libre », rectifie-t-il. D’où la tolérance de la jeune fille quand il voit ses anciennes consœurs ? « Je n’y vais plus », affirme-t-il sans sourciller. Pourtant c’est bien pour achat d’acte sexuel qu’il s’est fait alpaguer à Tigery en mai 2017, près de la forêt de Sénart, spot de la prostitution en Essonne. Les huit clients du stage se sont tous fait interpeller au sortir des fourrés. « Ma copine a gardé des amies dans le milieu, je suis allé les voir pour récupérer ses affaires et c’est là que je me suis fait prendre », tente-t-il, regard fuyant. Et au prochain coup de déprime, que fera-t-il ? « J’irai voir un psy », rétorque-t-il.

François Roques anime des stages d’information sur le « métier ».
François Roques anime des stages d’information sur le « métier ». © Yann Levy

Son voisin de tablée jure n’y être allé qu’une seule fois, lui aussi. Et lui aussi avait une bonne raison. Il a subi trois opérations coronaires en un an et demi. Depuis, fini les érections. « Ça ne fonctionnait plus avec ma femme, je me suis dit qu’une professionnelle saurait la remettre en route. Quand on a un problème mécanique avec sa voiture, on va voir un garagiste. Quand on a un souci avec sa… On va voir une prostituée, ose-t-il. Mais ça n’a pas marché, en fait, c’était à cause des médicaments, le toubib ne m’avait rien dit. Sans cela, je n’y serais pas allé… »

Inouïe loi des séries ou du déni, assis face à lui, Michel n’y est allé qu’une fois, lui aussi. « Pris d’une pulsion », alors qu’il était « en pleine dépression », après cinq ans à faire lit séparé avec sa compagne, qui l’a quitté depuis. « Je me suis fait prendre comme un bleu au moment où j’entrais dans ma voiture avec la fille », admet-il. Il avait vaguement entendu parler de cette nouvelle loi. Il fait des recherches sur Internet et se rend compte qu’il encourt jusqu’à 1 500 euros d’amende. « Quel couillon ! Heureusement que le procureur a été compréhensif », souffle-t-il. Oui, en Essonne, l’accent est mis sur la pédagogie. Le magistrat est bien conscient que la loi, faute de campagne d’information, est mal comprise. Il pourrait condamner les clients à payer leur amende, point. Et y ajouter le financement d’un stage, comme c’est le cas dans d’autres juridictions, en Seine-et-Marne par exemple, avec deux jours de sensibilisation au menu. Mais, généralement, il requiert juste le paiement du stage : 65 euros et une demi-journée de congé à poser. Une chose est sûre, en Essonne, les clients arrivent bien disposés à la séance, et une demi-journée d’attention n’est pas trop leur demander. Pendant ces trois heures, l’auditoire semble réceptif.

Susciter l'empathie

Au bout d’une heure de présentation de la loi, il est temps de passer aux questions-réponses sur la dureté des conditions d’exercice des filles. Le but ? Susciter l’empathie. Pour que leur prise de conscience de la réalité de la prostitution les fasse hésiter avant d’y aller une nouvelle « première » fois. En plus d’une amende qui peut grimper jusqu’à 30 000 euros et le passage du statut de contrevenant à celui de délinquant en cas de récidive. Bon nombre d’entre eux préfèrent retenir le message du Strass (Syndicat du travail sexuel) qui les déculpabilise : certaines prostituées manifestent contre la loi de pénalisation d’achat d’acte sexuel, le visage sous un masque à paillettes. « Nous sommes des travailleuses du sexe, indépendantes, pas des prostituées ni des victimes », assure Axelle, porte-parole du Strass. Plutôt des femmes d’affaires à qui le législateur a mis des bâtons dans les roues, en effrayant la clientèle. Sauf qu’en réalité elles représentent une infime minorité des 30 000 prostituées de France2.

Celles qui exercent "le plus vieux métier du monde " ne dépassent pas les 40 ans

Michel s’interroge : « Et pourquoi ne pas légaliser la prostitution, pour mieux les protéger ? » François Roques réagit par un quiz : « Quel est le nombre de passes par jour pour chaque prostituée, en moyenne, dans les bordels allemands ? » Michel se ravise devant le chiffre : « Trente ! » Impensable pour ces messieurs. Le plus jeune du groupe montre enfin un premier signe de compassion. Il a la vingtaine, un corps que l’on devine athlétique sous un tee-shirt rouge du PSG. Le powerpoint défile. « A quel âge, en moyenne, les filles commencent-elles à se prostituer ? » 19 ans ? 17 ans ? 21 ans ? La réponse est loin du compte : 14 ans. Stupéfaction générale. S’il est pris en flagrant délit avec une adolescente de moins de 15 ans, le client risque une amende de 100 000 euros (45 000 euros si elle a entre 15 et 18 ans ou si elle est dite « vulnérable », enceinte ou handicapée, par exemple). En moyenne, celles qui exercent « le plus vieux métier du monde » ne dépassent pas les 40 ans : une vie écourtée de moitié. Un chiffre corrélé à leur taux de suicide, douze fois plus élevé que celui de la population générale4.

« Le sexe est-il un besoin vital pour l’homme ? – Evidemment », assurent en chœur les clients. Un seul, le grand timide, sort de son mutisme : « Pour vivre, on a besoin de boire, manger et dormir, c’est tout… » « On n’a jamais vu un homme mourir de ne pas avoir éjaculé », provoque François Roques.

L’autre jeune homme de l’assemblée, cheveux gominés, col blanc impeccable, semble découvrir un monde. Mais que faisait ce commercial alsacien au physique de mannequin, caleçon baissé, dans la forêt de Sénart l’été dernier ? En mission deux mois loin du cocon familial, il a craqué. Parmi les huit participants, c’est le plus reconnaissant envers la délicate attention de l’ACJE d’envoyer les convocations par texto et non par courrier, afin d’éviter de mettre le feu dans les foyers. C’est aussi le plus fuyant du groupe. Il jette un œil à sa Rolex à la fin de la séance. 12 h 30. Il s’enfuit littéralement. Sa femme et son bébé l’attendent à Strasbourg(5). 

1. A leur demande, les noms des clients ont été modifiés.
2. Selon l’Office central pour la répression de la traite des êtres humains (Ocreth). Le Mouvement du Nid estime que 95 % d’entre elles sont prostituées contre leur gré. 
3. Selon le ministère de l’Intérieur (chiffres actualisés au 18 décembre 2017).
4. Selon l’étude Prostcost menée par le Mouvement du Nid en 2015.
5. La ville a été modifiée.

Lire aussi. Destins croisés de la prostitution

Stéphanie Caradec
Stéphanie Caradec © Yann Levy
Stéphanie Caradec 

Présidente du Mouvement du Nid, association de lutte contre les causes et conséquences de la prostitution. Elle coanime les stages de sensibilisation envers les clients et regrette que le gouvernement diminue l’aide aux femmes qui sortent de la prostitution.

Paris Match. Quel est l’impact sur le terrain de l’interdiction de l’achat d’acte sexuel ?
Stéphanie Caradec. Dès 2013, quand le projet de loi était en discussion à l’Assemblée nationale en première lecture, nous avons constaté que moins de clients allaient voir les personnes prostituées. Aujourd’hui, nos équipes observent sur le terrain de moins en moins de clients. 

Cela signifie que la loi a un effet dissuasif.
Du moins, dans les territoires où il y a des interpellations. Dans quelques départements, cela n’est pas encore appliqué alors que la répression des personnes prostituées continue, par exemple à Lyon, ville dont notre ministre de l’Intérieur Gérard Collomb était le maire... L’ancien délit de racolage était justifié par la motivation de faire parler les personnes prostituées pour remonter les réseaux. Mais cela ne tenait pas. Elles ont bien plus peur des proxénètes que des policiers, et elles parlent rarement. Il existe déjà un arsenal sévère pour lutter contre le proxénétisme. La nouvelle loi permet d’aller plus loin, en gênant le “business plan” des souteneurs au quotidien par l’arrestation des clients. Si ce type de “marché” est moins lucratif pour eux, ils se tourneront vers d’autres trafics.

Les partisans de la prostitution mettent en avant que “le plus vieux métier du monde” ne peut disparaître, qu’il est indispensable à la paix des ménages…
A partir du moment où l’on dit que les hommes ont des pulsions sexuelles qu’ils doivent absolument assouvir, qu’ils ne peuvent pas faire autrement, pourquoi pénalise-t-on le viol ? Si l’on pousse le raisonnement, ce ne serait pas de leur faute mais de la nature masculine qui exigerait d’assouvir ces pulsions… Notre société, égalitaire, ne peut plus accepter ce discours de besoin sexuel irrépressible. Et ce, aux dépens de femmes qui subissent des dommages physiques et psychologiques.

Comment transmettre le ressenti de ces femmes forcées d’enchaîner dix, voire trente passes par jour, comme dans les bordels allemands ?
Via les témoignages relatés lors des stages de sensibilisation : on comprend pourquoi ces hommes sont allés voir une prostituée et on donne la parole à celles qui ne sont jamais entendues. Dans certains hôtels, c’est de l’abattage : les filles ont souvent moins de 18 ans, elles vivent dans une chambre à trois… Quoi qu’il en soit, même un seul acte sexuel non désiré, contraint par une situation précaire, n’est pas sans conséquence. La répétition du nombre d’actes vient banaliser la violence subie et les problèmes de santé. Amener les clients à en imaginer dix ou vingt par nuit, pendant cinq nuits d’affilée, leur fait prendre conscience qu’il y a des choses que le corps ne peut plus endurer. 

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Notre société progresse, elle est en capacité de prendre conscience et de changer

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Un client est-il à même de saisir le mal-être ressenti par les prostituées ?
Tout être humain est capable de le comprendre. Ces stages évitent la récidive en démontrant aux clients que les prostituées sont celles qui vivent le plus directement ces violences physiques et sexuelles dont on entend parler avec la campagne #metoo. Pour elles, c’est puissance dix ! Notre société progresse, elle est en capacité de prendre conscience et de changer. Dans l’analyse des violences faites aux femmes, un acte sexuel non désiré et tarifé est un viol tarifé. Qu’ils saisissent que l’immense majorité des prostituées exerce sous la contrainte !

Les clients préfèrent retenir les paroles de celles qui disent exercer par choix…
On est loin de la réalité. La plupart d’entre elles sont dans une situation précaire. Toutes les personnes dans cet état ne se dirigent pas vers la prostitution, certes. Celles qui le font ont souvent un parcours de vie ayant diminué leur estime d’elles-mêmes et de leur corps. Souvent, elles ont été victimes de violences physiques ou sexuelles pendant l’enfance. La première fois, elles nous disent qu’elles exercent par choix. Nous le respectons. Avec le temps, leur analyse change. Elles sont souvent étrangères et leur parcours migratoire s’apparente à de la traite d’êtres humains. Comme Magali*, 23 ans. Au Congo, c’était une enfant des rues. Elle a commencé à se prostituer ; puis des hommes européens lui ont dit qu’elle serait beaucoup mieux payée en France à faire la même chose. Elle s’est fait piéger dans un réseau de traite d’êtres humains. Quand elle en est sortie, elle a occasionnellement eu des activités prostitutionnelles lorsqu’elle n’avait plus les moyens d’acheter les couches ou le lait pour son bébé. Aujourd’hui, son dossier est le premier en Essonne à avoir été validé en parcours de sortie. Elle a obtenu un titre de séjour et a trouvé un emploi : elle démarre un CDD dans le conditionnement d’emballages.

Lire aussi. Prostitution. La guerre est déclarée

Dans son projet de loi de finances 2018, le gouvernement a diminué le budget de lutte contre la prostitution au prétexte qu’en 2017 seulement 30 femmes en étaient sorties via le parcours prévu par la loi pénalisant les clients. Comment l’expliquer ?
Le système est à peine en place ! Nous offrons une porte de sortie aux prostituées, avec un titre de séjour qui leur permet de travailler, et une allocation. Les approcher demande du temps. D’où la nécessité de former les travailleurs sociaux. Cette baisse de 1,5 million d’euros en 2018 (soit une baisse d’un quart par rapport à 2017) est injustifiée ; le gouvernement table sur 600 parcours de sortie cette année alors qu’elles sont plus de 9 000 en contact avec les associations et susceptibles d’en bénéficier. C’est très décevant…

* Le prénom a été modifié.

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