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Au Maroc, les langues de la discorde

Ecartelé entre le français, la darija, l’arabe classique et l’amazigh, le pays ne parvient pas à se mettre d’accord sur une politique linguistique stable.

Par  (Casablanca, envoyée spéciale)

Publié le 21 février 2018 à 15h54, modifié le 21 février 2018 à 15h54

Temps de Lecture 5 min.

Dans une classe d’une école du Haut-Atlas, au sud de Marrakech, en mars 2016.

Le débat n’en finit pas de rebondir. Faut-il supprimer le français ? Institutionnaliser la darija (arabe dialectal) ? Défendre l’arabe classique ? Depuis des décennies, le Maroc ne parvient pas à se mettre d’accord sur une politique linguistique stable. Une question d’autant plus fâcheuse que certains n’hésitent pas à parler d’« apartheid social » lié à l’usage des langues dans le royaume, où la diversité linguistique portée par l’arabe, la darija, les dialectes berbères, le français ou encore l’espagnol est l’objet d’une guerre qui touche la sphère politique et se ressent jusque sur les bancs des écoles.

Et si les langues faisaient la paix ? C’est la réflexion qu’invite à mener l’éditrice indépendante Kenza Sefrioui. La Franco-Marocaine de 38 ans a réuni dans un ouvrage une panoplie de textes écrits par un collectif de seize intellectuels de langue arabe, française ou bilingues, dont la chercheuse Zakia Iraqui-Sinaceur, le poète Jalal Al-Hakmaoui et l’écrivain Abdellah Taïa. Dans Maroc : la guerre des langues ?, paru le 10 février, une idée les met tous d’accord : il faut célébrer la pluralité des langues pour qu’elle devienne un motif de fierté.

L’arabe classique dans les tribunaux

Mais dans un pays où seul l’arabe dialectal est parlé par l’ensemble des Marocains – ou presque –, la diversité des langues reste une source de tensions. « Le poids de l’histoire coloniale, les hégémonies géopolitiques et les fractures sociales ont installé des représentations souvent caricaturales : le français est vu comme la langue de la modernité, tandis que l’arabe est assigné à la religion et à la tradition et que la darija et les dialectes berbères sont juste bons à communiquer, explique Kenza Sefrioui. Ces rapports de forces génèrent des crispations identitaires, une obsession de la légitimité et des sentiments d’injustice. »

Le sujet a particulièrement attiré les visiteurs du Salon international du livre, dont la 24e édition s’est tenue du 9 au 18 février à Casablanca. Car si la question est existentielle dans le royaume, c’est qu’elle se vit au quotidien. « Il y a un écart géant entre la langue que l’on parle et la langue officielle », témoigne Nadia, une étudiante casablancaise de 24 ans. Au Maroc, les jugements dans les tribunaux sont prononcés en arabe classique, au grand dam de ceux qui ne le parlent pas. « Idem pour le journal télévisé ou les démarches administratives, qui restent inaccessibles pour un grand nombre de gens », poursuit la jeune femme.

A cette situation de diglossie (coexistence d’une langue savante et d’une langue parlée) s’ajoute le paradoxe de l’enseignement : en arabe jusqu’au bac, puis en français à l’université pour la plupart des matières, dont les sciences et la médecine. Sur le marché du travail, ceux qui maîtrisent le français ont des salaires plus attractifs, avec de meilleures perspectives de carrière. « Qu’on ne vienne pas nous dire que les langues n’ont pas une dimension sociale : on ne vit pas de la même manière selon la langue qu’on parle et donc du milieu dont on vient », affirme Nadia.

« Domination écrasante du français »

Depuis la fin du protectorat, en 1956, la question linguistique est éminemment politique au Maroc. L’arabisation, telle qu’elle a été promue dès les années 1960 et mise en œuvre dans les années 1980, notamment pour neutraliser l’opposition de gauche à partir des années 1970, est jugée comme un massacre par les uns ou comme une nécessité de procéder à une « décolonisation » des esprits par les autres.

Malgré les nombreuses tentatives de réformes, le système éducatif paie aujourd’hui le prix de la politique d’arabisation faite dans la précipitation. D’ailleurs, le gouvernement a fini par réintroduire le français à l’école pour enseigner les matières scientifiques. Ce que les responsables du Parti de la justice et du développement (PJD, islamiste) n’ont pas manqué de critiquer. Ceux-là mêmes qui scolarisent leurs propres enfants dans des établissements français.

« La politique d’arabisation était évidemment indispensable. Malheureusement, elle a été bâclée, reconnaît le poète et traducteur bilingue Jalal Al-Hakmaoui, lors d’un débat au Salon du livre, dimanche 18 février à Casablanca. Aujourd’hui, il y a une persistance de la domination écrasante du français, la langue du colonisateur, sur la langue arabe. Pour sortir de la logique impérialiste, il est nécessaire d’avoir une politique de traduction officielle. »

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Comme une étape vers la réconciliation, Maroc : la guerre des langues ? est aussi un plaidoyer pour la traduction, pour « tisser des liens entre les langues du Maroc et avec le monde », espère l’éditrice Kenza Sefrioui. Le romancier Yassin Adnan propose même de renouer avec l’esprit du califat abbasside d’Al-Ma’Mun au IXe siècle, au cours duquel furent créées à Bagdad des bayt al-hikma (« maisons de la sagesse »), dédiées à la traduction, et qui permit la rencontre de la pensée grecque avec l’univers de l’islam.

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Zakia Iraqi-Sinaceur, qui a élaboré le célèbre Dictionnaire Colin d’arabe dialectal marocain en 1994, le premier en darija-français, a une vision optimiste de ce Maroc plurilingue. « Regardez, on voulait chasser la darija, on pensait qu’on ne pouvait pas l’écrire, or aujourd’hui elle s’écrit partout, dans n’importe quel alphabet. Quant à l’amazigh, qui était relégué au statut de dialecte, c’est devenu une langue officielle et enseignée à l’école », précise-t-elle, pleine d’espoir.

Un dictionnaire tout en darija

Loin de la grand-messe annuelle du livre, un homme est plus catégorique. « On se trompe de combat », balaie Noureddine Ayouch dans ses somptueux bureaux avec vue sur mer à Casablanca. Costume et cravate rose, le publicitaire de 72 ans a publié, il y a un an, le premier dictionnaire darija-darija, une initiative qui lui a valu des éditoriaux cinglants dans la presse arabophone. « Nous allons à présent éditer des manuels pour enseigner la darija à l’école, annonce l’homme d’affaires, membre du Conseil supérieur d’enseignement, où il est perçu comme un frondeur. Si nous devons attendre que l’Etat le fasse, rien n’adviendra. »

M. Ayouch est en première ligne pour défendre l’usage de la darija comme langue d’apprentissage pour les premières années de l’école. « La politique d’arabisation était une erreur. Ils ont ramené des professeurs égyptiens et saoudiens qui ont transmis leurs valeurs wahhabites et ont islamisé l’école. Les Marocains étaient bilingues, or aujourd’hui, ils ne maîtrisent ni l’arabe, ni le français. Il faut les éduquer dans leur langue maternelle, la langue qu’ils connaissent. » Avec son Centre de promotion de la darija, M. Ayouch rêve d’en faire une langue officielle. « J’ai même demandé au roi de faire ses discours en darija, afin qu’il soit compris par l’ensemble de la population. »

Dans un contexte de clivages linguistiques, les propos de M. Ayouch ont créé une vive polémique. « Ceux qui défendent la darija sont l’élite francophone qui veut asservir le peuple », condamne Jalal Al-Hakmaoui. Plus tempérée, Zakia Iraqi-Sinaceur avertit : « Enseigner en arabe dialectal durant les premières années est une bonne initiative, mais on ne peut pas supprimer l’arabe classique. Certains y verraient une atteinte à la langue sacrée. » La langue du Coran.

Maroc : la guerre des langues ?, ouvrage collectif, éditions En toutes lettres, 20 euros.

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