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Charles Piaget et Lip : «Cette nuit-là, on a mis à l’abri plus de 50 000 montres»

En 2018 «Libération» retrouvait trois figures de la fronde Lip. Quarante-cinq ans après, ces pionniers de l’autogestion racontaient leur lutte, et jetaient un regard bienveillant sur l’avenir de l’entreprise horlogère. Parmi eux, Charles Piaget, légende ouvrière décédée le 4 novembre 2023 à l’âge de 95 ans.
par Virginie Ballet
publié le 21 février 2018 à 20h06
(mis à jour le 4 novembre 2023 à 22h24)

Charles Piaget, figure du combat de l’entreprise horlogère Lip dans les années 1970, est mort le 4 novembre 2023 à l’âge de 95 ans, a annoncé la maire de Besançon Anne Vignot. «Libération» republie le dernier portrait que la rédaction a fait de cette légende ouvrière et cet entretien de 2018.

On a écrit d’eux qu’ils ont fait «rêver la France», qu’ils ont «mis le monde à l’envers», ou plutôt, qu’ils l’ont «remis à l’endroit» en «dirigeant eux-mêmes leur usine». Nous sommes en juin 1973 et Libération, tout juste créé, s’intéresse à ce qui allait devenir le conflit social le plus emblématique du XXe siècle : la lutte des ouvriers de Lip pour sauver leurs emplois. Créée en 1867 à Besançon (Doubs), la manufacture horlogère, qui emploie alors 1 200 personnes, fait face à la menace d’un dépôt de bilan. Séquestration de l’un des administrateurs, grève, occupation de l’usine du quartier de Palente : les employés sont prêts à tout. Mais s’ils sont restés dans l’histoire, ce n’est pas tant pour la durée de leur combat (plus de trois ans) que pour leur mode d’action aussi inédit qu’audacieux, souvent résumé ainsi : l’autogestion. Les Lip confisquent une grosse partie du stock de montres en guise de moyen de pression, puis s’emparent du matériel de production et fabriquent des tocantes qu’ils vendent pour eux-mêmes. Ils en font un slogan : «C’est possible : on fabrique, on vend, on se paie.»

«C'est la révolution à Besançon», s'enthousiasme Libé, qui couvrira de près ce conflit social «presque trop beau pour être vrai». Quarante-cinq ans plus tard, trois des figures emblématiques de cette lutte ont feuilleté avec nous les archives de Libé, dans la cuisine de Charles Piaget, ancien délégué CFDT et meneur de la fronde. Aujourd'hui âgé de 89 ans, cet ancien mécanicien outilleur, retraité depuis trente ans, est arrivé chez Lip en 1946, presque par hasard : «J'avais un CAP d'ajusteur et un brevet d'enseignement industriel. Mon truc à moi, c'était plutôt la mécanique en général», se souvient-il. A sa droite, Michel Jeanningros, 86 ans, était cadre commercial pour l'entreprise horlogère après un passage par le petit séminaire. «Tu aurais mieux fait d'y rester !» le taquine le troisième larron, Raymond Burgy, ancien contremaître de 79 ans. Tous trois chérissent de vifs souvenirs de ces années marquantes et gardent un œil attentif sur le devenir de cette marque, indissociable de leur passé.

Quel souvenir gardez-vous de vos années chez Lip ?

Michel Jeanningros : Déjà, il y avait peu de boîtes qui formaient leurs employés comme celle-ci à l'époque. J'étais commercial. J'ai vendu des volets roulants, des persiennes… Mais là où je travaillais, il y avait peu de perspectives d'évolution. Lip était une grosse entreprise, qui offrait pas mal d'avantages : des bus qui emmenaient les ouvriers, et puis une cantine… Et surtout, le travail était intéressant et varié.

Charles Piaget : Quand j’ai voulu lancer une section syndicale, au début des années 50, on m’a dit : «Tu n’y arriveras pas.» Parce que le patron de l’époque, Fred Lip, était un peu l’incarnation des risques désastreux engendrés par le pouvoir. C’était un patron colérique, capable d’insulter ses cadres, de s’immiscer dans nos vies personnelles… Même s’il faut quand même lui reconnaître un certain génie, je pense que cette personnalité a joué un rôle dans la construction de notre esprit collectif.

Raymond Burgy : Pour avoir bossé auparavant chez un concurrent, Kelton Timex, où j'étais mécanicien, j'ai vu une tout autre manière de travailler. C'était le système américain : une usine de folie, où tout le monde courait dans les couloirs, où les cadences étaient dingues, et les filles chronométrées quand elles allaient aux toilettes… Lip, à l'inverse, était une sorte de label : on avait des locaux agréables créés par des architectes, des avantages pécuniaires, des perspectives d'évolution, des assemblées générales régulières, des syndicats très présents… Si c'était à refaire, j'y retournerais. Mais mon meilleur souvenir, c'est quand même ce combat qu'on a mené.

Comment a-t-il germé ?

C.P. : A partir de 1968, le personnel a été de plus en plus attaqué. Les Suisses d'Ebauches SA, qui détenaient depuis 1967 un tiers des parts de Lip, exigeaient des résultats.

R.B. : Les braises étaient en quelque sorte déjà présentes quand a éclaté le conflit de 1973, qui était le résultat d'années d'affichage dans l'usine, de discussions, d'informations des employés. Les gens étaient au courant de ce qui se passait dans l'entreprise.

C.P. : En 1973, on avait tous la volonté de mobiliser un maximum de salariés, ce qui ne s'était jamais fait jusque-là. Il ne s'agissait pas d'obéir à des consignes syndicales, mais que ces organisations laissent une place aux gens et leur fassent confiance, ce qui demandait un équilibre subtil.

M.J. : Il faut dire aussi que les syndicats étaient très forts dans la maison. En tant que cadre commercial, j'ai dû me syndiquer en cachette. Le patron, Fred Lip, avait lancé un jour, comme une menace aux cadres : «S'il y en a un parmi vous qui se permet de passer de l'autre côté, il entendra parler de moi.» Ça n'a pas loupé : je me suis fait convoquer.

A-t-il été difficile de convaincre les employés de se lancer dans des actions pouvant aller jusqu’à l’illégalité ? Quand le stock de montres a été confisqué en juin 1973, c’était considéré comme un vol.

R.B. : C'est vrai. Quand cette idée a été émise au cours d'une assemblée générale en pleine nuit, à titre personnel, au départ, j'étais contre. Je suis issu d'un milieu catholique et bourgeois… Pour ça, j'en ai pris plein la gueule pendant des années.

C.P. : Cette nuit-là, on a mis à l'abri plus de 50 000 montres, chez des gens de confiance, sans trop savoir comment les autres employés allaient réagir. Finalement, dans les semaines qui ont suivi, on a aussi délocalisé les pièces détachées et le matériel…

R.B. : C'était un boulot monumental. Non seulement il fallait trouver des lieux sûrs, qui ne soient pas des caves, trop humides, mais il fallait aussi faire l'inventaire des produits. Et puis, on parle beaucoup des montres, mais il y avait aussi le fric : on avait quand même réalisé 1,8 milliard d'anciens francs de chiffre d'affaires avec nos ventes. Et tous les mois, il fallait trouver un lieu sûr pour mettre la paie en liquide des employés dans des enveloppes.

M.J. : J'ai contacté une cinquantaine d'autorités morales et religieuses, des pasteurs aux rabbins, en passant par les couvents et les mairies, pour demander de l'aide dans cette histoire. On n'aurait sans doute pas réussi sans toute cette bienveillance. Sans parler des chèques de Français reçus sans montant, en échange d'une montre Lip, n'importe laquelle. Il s'est passé énormément de choses touchantes.

Est-ce que vous avez continué à suivre les pérégrinations de la marque après votre départ ?

M.J. : Si j'ai suivi ? Tenez ! (Il pose sur la table un épais dossier.) Il y a de quoi faire un doctorat là-dedans, mon pauvre vieux ! En 1973, un religieux m'avait conseillé de découper toutes les revues de presse. C'était un bon moyen de faire savoir à toute l'usine ce qui se passait. Par la suite, je n'ai jamais vraiment arrêté.

Est-ce que vous croyez à cette relance de Lip en Franche-Comté ?

M.J. : Il y a une chose qui me frappe, c'est que ces trois lettres ont toujours la même puissance.

R.B. : En 2015, un journaliste nous a proposé de rencontrer le patron de SMB Horlogerie, le nouvel exploitant de la marque. Depuis, j'ai gardé contact avec lui, une relation amicale s'est nouée, il me demande parfois mon avis. S'il fait ce qu'il dit, il a des chances de relancer la marque.

C.P. : Mais c'est un pari difficile : dans les années 70, 14 000 personnes travaillaient dans l'horlogerie en France. Aujourd'hui, elles ne sont plus que 3 800… Mais quelque part, ce retour est une sorte de pied de nez à ceux qui disaient «Lip, c'est fini». [Ce qu'avait déclaré le Premier ministre Pierre Messmer en octobre 1973, ndlr].

A lire aussi: Dans le Doubs, Lip rejoue la montre

Ci après, les archives de Libé du 10 août 1973:

Mise à jour le 4 novembre 2023 : republication de cette interview après l’annonce de la mort de Charles Piaget.

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