Voulez-vous connaître la date de votre mort ?
Un algorithme capable de prévoir le décès des personnes âgées et malades vient d’être mis au point. La mort serait-elle en passe de perdre son caractère indéterminé, modifiant ainsi notre condition humaine ?
La mort se caractérise par deux traits fondamentaux. Elle est certaine et elle est indéterminée. Nous savons tous que nous allons mourir, mais nous ignorons quand. « À la certitude de la mort, écrit Martin Heidegger dans Être et Temps (1927), s’associe l’indétermination de son moment. » Cette « indétermination » est peut-être en train de tomber. Des chercheurs de l’université Stanford, aux États-Unis, ont élaboré un algorithme d’intelligence artificielle (IA) qui permet de prédire, avec 90 % de réussite, le moment où les personnes pour lesquelles on dispose d’un dossier médical précis mourront. Ils ont répondu à une demande des services de soins en fin de vie de l’hôpital de Stanford. Ceux-ci voulaient savoir quand transférer les personnes âgées et très malades en soins palliatifs plutôt que de leur faire subir un acharnement thérapeutique. Le but ? Se concentrer sur la réduction de la douleur et apporter aux patients un soin moral et psychologique en les préparant à la mort. Si on les transfère trop tard, on passe à côté de ces soins spécifiques, trop tôt, cela génère un coût démesuré pour le système. Du coup, « seul un très petit nombre de patients qui seraient éligibles aux soins palliatifs les reçoivent », constatent les commanditaires de l’étude.
Comment fonctionne cet algorithme ? Il emploie le deep learning, soit la capacité d’une IA d’apprendre à partir d’une masse de données informatiques. Après avoir nourri le programme de près de 2 millions de données médicales informatisées (diagnostics, nombre de scanners effectués, de jours d’hospitalisation, médicaments prescrits, etc.), les chercheurs ont identifié 200 000 patients adaptés au projet. Sur 160 000 d’entre eux, le programme a affiné ses compétences pour les tester ensuite sur les 40 000 restants. Résultat : dans 9 cas sur 10, l’algorithme a prédit avec succès la mortalité des patients en annonçant quand ils décéderaient, dans trois, six, neuf ou douze mois. Or on ne sait pas comment la machine est arrivée à ce diagnostic – ce que les spécialistes nomment le « problème de la boîte noire ». « Notre intention n’est pas de communiquer une date de mort », a précisé Stephanie Harman, professeure de médecine associée à Stanford. Pourtant, on ne peut s’empêcher de penser que l’on pourra bientôt connaître, au vu des avancées fulgurantes de la médecine prédictive, celle de chacun d’entre nous, au moins à un âge avancé.
Connaître la date de sa mort ! Voici une possibilité vertigineuse. Cela aurait pour effet de changer la vie et le destin de nombre d’entre nous, en introduisant une profonde inégalité entre ceux promis à une vie longue et ceux dont les jours sont comptés… Sur le plan métaphysique, cela bouleverserait notre idée de l’homme. Martin Heidegger faisait de l’anticipation par chacun de sa propre mort, certaine mais indéterminée, le cœur de l’existence : « la possibilité de l’impossibilité ». L’individu peut anticiper sa propre mort sous le mode d’un possible qui serait en même temps la fin de tous les possibles. Il prend ainsi conscience de son existence comme un tout qui n’appartient à personne d’autre que lui. « Avec la mort, avançait Heidegger, l’existant a rendez-vous avec lui-même dans son pouvoir être le plus propre ». Mais le philosophe était loin d’imaginer que ce « rendez-vous » prendrait la forme d’une date précise dans un agenda médical au terme d’une étude statistique. « La certitude de la mort ne peut pas être le résultat d’un calcul en constatant les uns après les autres des cas de morts qui seront rencontrés. » Pour lui, la mort n’est pas un événement qui survient du dehors et que nous pourrions maîtriser par la technique ; elle est une expérience intérieure où nous anticipons la fin de nos pouvoirs. Si soucieux fût-il de cultiver en chacun l’expérience de l’anticipation de la mort, Heidegger aurait sans doute refusé d’ouvrir la boîte noire de Stanford. Et vous, le jour où vous aurez la possibilité de l’ouvrir, que ferez-vous ?
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