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Syrie

La Ghouta : «Peut-être vaut-il mieux mourir que continuer à subir»

«Libération» a échangé avec une Syrienne vivant dans le dernier bastion rebelle, assiégé depuis plusieurs années et devenu la cible des bombardements incessants du régime. Elle raconte l’enfer du quotidien d’habitants terrés, affamés et épuisés.
par Hala Kodmani
publié le 23 février 2018 à 21h26

A quoi ressemblent vingt-quatre heures de la vie d'une femme dans la Ghouta orientale réduite, sous les bombes, à un champ de ruines et de désolation ? Nevine, 38 ans, est mère de deux enfants, de 11 et 6 ans. Elle fait partie d'un réseau de femmes syriennes, Women Now for Development, qui s'occupe des veuves ou épouses de disparus. Au moindre répit, elle a posté jeudi sur WhatsApp des messages audio pour raconter sa vie, sa survie.

Jeudi, 8 heures : «Mon cœur va éclater»

«Je viens de sortir de l’abri souterrain après une nuit atroce. Je suis percluse de courbatures et de douleurs dans le dos à force d’être recroquevillée sur le sol de la cave. On est serrés comme des cornichons dans notre abri. Il doit y avoir une cinquantaine de familles. Les hommes d’un côté ; les femmes de l’autre, avec les enfants. J’ai à peine réussi à somnoler deux heures avec ma fille de 6 ans dans les bras. Je suis étonnée de voir comment certaines personnes parviennent à trouver le sommeil malgré la furie des bombardements. Quand les barils explosifs pleuvent, j’ai le sentiment que mon cœur va éclater. Pour soulager la pression dans les oreilles, j’ouvre la bouche à chaque fois. C’est ce qu’on nous a appris. Là, je dois courir à la maison, dans l’immeuble contigu. Courir chercher un oreiller. Peut-être qu’en le calant entre nous, on réussira à trouver une position plus confortable, ma fille et moi. Etrange de voir comme cela fait quand même du bien de voir la lumière et le ciel après quatre jours recluse en sous-sol. Même pour quelques minutes.»

10 h 30 : «Des projectiles jamais vus»

«Accalmie. Silence. Les tirs ont presque cessé depuis dix minutes. Mais à chaque fois que je sors dans la rue, j’ai l’impression d’être dans un nouveau décor. Tout est transformé. Je vois des gens qui vont d’un abri à l’autre pour chercher leurs proches. Ils ne retrouvent pas leur chemin. Parce que des immeubles ont disparu. Ou des voitures ont explosé en plusieurs morceaux. Depuis quatre jours, l’escalade est sans précédent. Des bombardements en continu. Jour et nuit. De nouvelles armes sont utilisées : on entend des sons d’explosion qu’on ne connaissait pas. Des projectiles jamais vus descendent en petit parachute. Des barils explosifs avec des matières nouvelles. Et puis tout est pilonné simultanément. Des hélicoptères larguent des barils, l’artillerie tire des obus, des avions de reconnaissance lancent des missiles. J’observe tout ça depuis la petite fenêtre à barreaux en fer, seule ouverture du sous-sol. La destruction implacable se poursuit nuit et jour. Depuis cinq ans, on croyait avoir pris l’habitude. Le régime n’a jamais cessé ses bombardements sur la Ghouta. Mais depuis le début de cette année, l’intensification a figé la vie. Les enfants ne vont plus à l’école, les gens ne peuvent plus travailler. Les humains se terrent.»

13 h 40 : «Imaginez la faim !»

«Il y a un peu plus de monde dans la rue. Les habitants sont sortis pour essayer de trouver quelque chose à manger. Quelques marchands ambulants avec des chariots de fruits et légumes sillonnent les allées pour tenter de gagner quelques sous. On s’alimentait déjà au jour le jour, appauvris depuis des années de siège. Plus personne n’a de réserves. Alors maintenant qu’on ne peut même plus sortir pour tenter de se nourrir, imaginez la faim ! Des familles n’ont pas mangé depuis deux jours. Dans certains abris, des repas sont livrés par des réseaux de quartier organisés, mais en quantités tellement insuffisantes… Quand on arrive à avoir l’équivalent d’un repas par jour, c’est la fête. Il faut donc faire des choix entre les personnes à nourrir. Les parents donnent priorité à leurs enfants et se retrouvent eux-mêmes affamés.»

13 h 50 : «Briser tous les liens»

«Le pain est introuvable, alors qu'il fait partie de la base de notre alimentation avec les olives, la salade, les œufs, le fromage… Les boulangeries ne fonctionnent plus. Il [elle dit toujours «il» pour évoquer Bachar al-Assad, ndlr] les vise en priorité pour annihiler les ressorts de la vie. Même chose pour les hôpitaux, clairement ciblés, ou les locaux des réseaux d'aide sociale dans la ville. Tout lieu de rassemblement possible est menacé. L'objectif du régime est de briser tous les liens… Que Dieu soit avec nous (des bruits de bombe interrompent le message vocal)…»

15 heures : «Sur la pointe des pieds»

«Chaque fois que je rentre et sors de l’abri, c’est sur la pointe des pieds. On est tellement serrés qu’il n’y a pas de place pour avancer. On enjambe les gens. On a peur de marcher sur le pied ou la main d’un enfant qui dort ou un bébé qui tâtonne à quatre pattes.»

16 h 30 : «Pas de couverture»

«Il fait très froid. Encore plus sous terre. On est recroquevillés. Même si on avait l’espace pour dormir, on ne pourrait pas s’allonger sur le sol, tellement il est humide. Pas de matelas ni de tapis. Pas de natte ou de couverture. Depuis le début du siège, il y a cinq ans, on se chauffe au bois. On est longtemps allés le couper et le ramasser dans les champs. On l’a aussi récupéré des vieux meubles des maisons détruites ou abandonnées. Hors de question, désormais. On ne peut pas fouiller pour survivre avec tout ce qui tombe du ciel.»

Vendredi, 7 heures : «Plus de fuel»

«Je n’ai pas pu revenir plus tôt. Mon téléphone était déchargé. Le petit générateur qui nous permet de recharger nos portables et d’avoir quelques petites lumières dans l’abri n’avait plus de fuel pour fonctionner. Je suis à l’hôpital où mon mari médecin tente encore de sauver des vies. J’ai commencé à brancher mon portable dans un sous-sol. Je vais essayer de me laver. Peut-être que je vais réussir à lui glisser quelques mots : je ne l’ai pas vu depuis quatre jours. Je veux le rassurer pour les enfants.»

7 h 50 : «Bombardements assommants»

«Je retourne auprès des enfants. Les bombardements sont assommants. Je me demande parfois s’il ne vaut pas mieux mourir que continuer à les subir. Je ne sais pas combien d’années j’ai pris ces dernières vingt-quatre heures.»

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