L'Ehpad et la métaphore du yaourt : trois regards de psys sur la fin de vie

L'Ehpad et la métaphore du yaourt : trois regards de psys sur la fin de vie
Les lits d'une maison de retraite des années 1960. (1950SUNLIMITED / FLICKR / CC-BY 2.0)

Natacha, Marine et Charles travaillent comme psychologues en Ehpad. Leur public ? Les résidents, leurs familles, mais aussi les soignants, "confrontés à la mort" plus que la moyenne.

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Quand on l’a rencontrée au début du mois de février, dans son Ehpad du nord de la France, Marie-Thérèse, 97 ans, a conclu l’entretien avec une demande :

"J’ai entendu à la radio quelqu’un qui disait qu’ici, c’était notre avant-dernière demeure. J’aimerais bien que vous l’écriviez. C’est poétique et c’est vrai."

Sa métaphore nous est restée dans l’oreille comme un acouphène, un petit bruit angoissant dont on aimerait bien se débarrasser. Avec ses mots, cette arrière-grand-mère disait que désormais, la vie ne lui offrirait plus rien qui soit imprévisible. 

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Que disent les autres ? On a voulu savoir ce que les psys, sortes de figures matricielles des Ehpad, entendent de leurs patients, de la fin de vie annoncée. On a écouté des gens plutôt comblés par un métier qu’ils exercent dans des conditions souvent compliquées.

Le moment de l'admission

Natacha, la trentaine, a travaillé comme psychologue clinicienne pendant dix ans dans un Ehpad privé à but lucratif, qui accueillait environ 90 résidents. Embauchée deux jours par semaine, elle a surtout vu des personnes âgées qui entrent en maison de retraite avec réticence.

"Lors des rendez-vous de pré-admissions, on essaie de nouer un début d’alliance avec la personne âgée pour qu’elle puisse investir un minimum le projet d’hébergement. Car bien souvent, c’est la famille ou le médecin traitant qui est à l’origine de cette décision."

Une expérience qui rejoint celle de Marine*, 40 ans, neuropsychologue et spécialiste en gérontologie dans le sud de la France. Parmi ses trois employeurs principaux, on retrouve un "grand groupe" qui l’embauche 40% de la semaine, une association ainsi qu’une clinique. Elle constate :

"Une fois sur deux, le placement se fait en urgence. Il résulte le plus souvent d’une chute à domicile ou du décès de l’époux ou de l’épouse, qui était l’aidant-e principal-e. Parmi les résidents que je fréquente, je dirais qu’il y a environ 5% d’entre eux qui sont entrés en Ehpad de leur propre chef."

Les psychologues parlent alors de ruptures, de "deuils, symboliques ou non" qui se catapultent :

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"Souvent, ils ont le sentiment de se retrouver dans une prison. C’est difficile d’abandonner sa maison, ses habitudes et son autonomie. L’Ehpad les bouscule : il y a des horaires pour tout, des temps du quotidien qui ne se déroulent qu’en collectivité, du personnel soignant qui entre dans votre intimité. Parfois qui vous voit nu parce que vous êtes dépendant. Au début, ils ont l’impression d’être dépossédés d’eux-mêmes", explique Natacha.

Le fromage blanc

Charles* a 33 ans. Il travaille comme psychologue clinicien dans un Ehpad privé à but lucratif depuis un peu moins de dix ans. Comme ses homologues, il retient des interrogations et du stress lié à l’intégration du résident dans cette nouvelle communauté :

"Au début, on reçoit des plaintes très formelles sur les horaires, la qualité de la nourriture ou l’indélicatesse de certains soignants. Notre rôle, c’est alors d’essayer de construire un environnement qui soit en lien avec leurs attentes, leurs habitudes, leurs désirs et leur potentialité : il s’agit de ne pas les réduire à des personnes malades dépendantes."

Pour répondre à ces préoccupations, ces psychologues travaillent sur le "projet personnalisé" du résident. Dans l’établissement haut de gamme où Charles exerce, par exemple, on liste les centres d’intérêts de chacun ainsi que les préférences alimentaires, dans le but d’individualiser au maximum les menus. C’est lui qui s’assure que l’action du personnel soignant correspond à l’attente du résident.

"On s’adapte dans une certaine mesure : on a des résidents très pointilleux. Ça peut devenir difficile à gérer. Mais quand on peut leur donner le troisième oreiller qu’ils demandent ou la deuxième couverture, on le fait. Ce sont des choses banales, mais très importantes.

Pour une personne âgée placée en Ehpad, un fromage blanc, ce n’est pas la même chose qu’un yaourt."

Valoriser "l'infiniment petit du quotidien"

Natacha acquiesce :

"Les résidents qui expriment leurs angoisses parlent beaucoup de leur mort. Ce qu’il y a devant, pour eux, c’est ça. Ils n'ont plus forcément de projets dans leur vie, alors il nous faut valoriser l’infiniment petit du quotidien pour donner un sens au fait que la vie continue."

L'"infiniment petit" dont parle Natacha, ça concerne premièrement "la douceur" des gestes effectués par les soignants qui "peuvent apporter un bien-être qui enveloppe et qui panse". Ensuite, du point de vue du maintien de l'autonomie, ce sont "ces gestes que la personne réapprivoise" alors qu'elle pensait ne plus savoir les faire.

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La psychologue insiste aussi sur le rôle de la famille ("chaque instant simple passé dans de bonnes conditions avec un proche apporte énormément à la qualité du quotidien") et des activités ("tout ce qui peut venir ouvrir des perspectives : des découvertes diverses, l'exploration des sens, etc.).

Dans son établissement, on lui avait demandé de travailler spécifiquement sur la mémoire. Alors elle avait mis en place un atelier de lecture. Elle dit que c’était "une gourmandise" aussi bien pour elle que pour les résidents :

"On lisait des nouvelles ou de la poésie avec un fort pouvoir d’évocation, de sorte qu’après, les résidents puissent être encouragés à se dire, se raconter et partager avec les autres des ressentis liés à des époques qu’ils avaient tous traversées."

Ça permet d’entretenir ce que Charles appelle "la continuité entre la vie antérieure et la vie actuelle". Car si les Ehpad sont des lieux où l’on meurt, ce ne sont pas des mouroirs pour autant. On peut y trouver des loisirs, de l’amitié, voire une intimité amoureuse.

De la chaleur humaine 

Tous les psychologues que nous avons interrogés ont été amenés à revisiter certains des enseignements reçus lors de leurs formations. Marine explique :

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"Pendant la plupart de mon cursus, plutôt psychanalytique, on nous a appris la distance thérapeutique. On ne touche pas un patient. Avec les personnes âgées, c’est impossible de se tenir à ce principe. Déjà que pour beaucoup d’entre eux, consulter un psychologue, c’est forcément être fou... Ce qu’ils demandent surtout, c’est de la chaleur humaine et du contact."

Charles se rappelle d’une résidente avec laquelle il avait passé du temps, au début de sa carrière :

"J’ai eu le déclic avec cette patiente. Elle était dans un état d’agitation anxieuse. J’avais essayé d’être dans l’écoute clinique, la validation, l’accompagnement classique… Mais son état ne s’était pas vraiment amélioré. En sortant, j’ai croisé une soignante qui l’a simplement embrassée sur le front. Ça l’a énormément détendue."

Natacha, de son côté, se souvient s’être "surprise à utiliser son corps" pour discuter avec les patients. Elle explique que l’étayage (l’accompagnement ou le fait d’entourer quelqu’un) est renforcé par ce paralangage, "par ce regard, la modulation du timbre de ma voix ou à la main que je vais poser ou pas sur la sienne".

Prendre soin des soignants

Marine souligne l’importance des réunions de transmission en fin de matinée : l’équipe du matin met à jour celle du soir sur les événements qui se sont déroulés en son absence. La psychologue met aussi en place des séances dite d’"analyse de la pratique" :

"C’est un moment où l’on confronte nos théories et où l’on se pose pour réfléchir ensemble à des situations concrètes qui nous posent problème. Essentiellement, ce sont des problématiques liées à la famille ou à la sexualité des résidents."

Ainsi, elle se rappelle du malaise de son équipe face à un couple qui s’était formé au sein de l’établissement. L’homme, plus dégradé cognitivement que la femme, était marié. Seulement, il ne reconnaissait plus son épouse.

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"On a fait appel au comité d’éthique de l’hôpital pour savoir comment se positionner à leur égard, sachant que sa femme commençait à se rendre compte de ce qui se passait et qu’elle en souffrait.

La réunion a permis de déterminer notre position : on n’est pas là pour juger cette histoire, ni pour l’encourager. L’idée était de laisser faire au mieux. Alors on a rencontré l’épouse de ce monsieur, pour lui expliquer ce qui se passait. On l’a écoutée.

A notre grande surprise, elle a simplement demandé à ce que cette résidente soit éloignée lors de ses visites."

Frustration(s)

Il s’agit donc de faire en sorte que tout se passe pour le mieux, pour chacun des acteurs de la prise en charge. Et dans tout ça, les trois psychologues avec lesquels nous nous sommes entretenus partagent des agacements similaires.

Quand Charles parle de la chance qu’il a d’être embauché à temps plein par le même établissement, Marine doit cumuler trois employeurs. D’après une enquête publiée par Psygero et l’association Psychologie & Vieillissement en 2014, 41% des psychologues en gérontologie travaillent à temps partiel :

"C’est compliqué de gérer de nombreux terrains différents avec des mi-temps ou des quarts-temps. Le négatif, c’est que je ne peux pas passer le temps que je voudrais avec mes patients, ou avec le personnel. Le positif, s’il y en a, c’est que ça me permet de faire le vide entre chaque intervention", explique Marine.

Pour Charles, c’est le temps qu’il passe devant un écran plutôt qu’avec ses patients qui l’énerve. En cause, la nécessité de communiquer avec l’Agence régionale de santé sur la perte d’autonomie des résidents mais aussi l’évaluation de leurs besoins en soins. Ça passe par le remplissage d’un certain nombre de grilles (Aggir) et l’utilisation d’outils comme le référentiel Pathos : "Tracer ces infos, c’est censé nous permettre une meilleure prise en charge, mais ça sert surtout de méthode de contrôle à l’ARS [Agence régionale de santé, NDLR]."

De son côté, la principale frustration de Natacha, après dix ans d’exercice en Ehpad, résulte du "décalage entre la réalité des besoins des personnes âgées et ce que proposent les structures à but lucratif". 

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Face aux directions ou à l'ARS, les psys n'échappent pas à la demande d'objectivation de leurs résultats :

"Mon atelier lecture, ça a été douloureux : il a fallu que je le vende avec force arguments alors que c’était un moment tout simple de détente et de retrouvailles visant à créer du lien."

Cette histoire d'atelier de lecture raconte le tourment quotidien des psys qui travaillent en Ehpad : faire rentrer de l'humain dans des cases, des plannings et des budgets. 

"Chaque mois, on nous demande de quantifier nos résultats : il faut prouver que le porte-voix qu’on fournit au résident, additionné au plaisir de l’être-ensemble, lui permet de gagner en autonomie. J’ai toujours trouvé qu’il était extrêmement difficile de quantifier ce lien."

Ce que dit la loi

Depuis un arrêté pris en avril 1999, les Ehpad disposent d’un cahier des charges qui compile des recommandations liées au bien-être des résidents et des soignants (plus régulièrement confrontés à la mort que la moyenne). Transposition concrète de cet arrêté ? L’embauche de psychologues.

La loi du 28 décembre 2015 relative à l’adaptation de la société au vieillissement a consacré "un droit fondamental pour les personnes âgées en perte d’autonomie : celui de bénéficier d’un accompagnement et d’une prise en charge adaptés à leurs besoins dans le respect de leur projet de vie". Un accompagnement qui vaut aussi pour les familles.

 *Les prénoms ont été modifiés.

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