« Black Panther » : une « nation nègre » debout

Achille Mbembé, l'un des plus grands intellectuels africains, est allé voir le film phénomène de Ryan Coogler à Johannesburg. Il raconte.

Par Achille Mbembé

Le prince T'challa, alias Black Panther, interprété par Chadwick Boseman.

Le prince T'challa, alias Black Panther, interprété par Chadwick Boseman.

© Marvel/Disney

Temps de lecture : 6 min

Hier après-midi, je suis allé voir le film Black Panther à Hyde Park. Un frère africain-américain qui vit à Johannesburg depuis 17 ans, homme d'affaires, avait eu la bonne idée d'organiser cette sortie destinée en priorité à de jeunes élèves de deux écoles de la ville. Nous nous sommes donc retrouvés au cinéma avec une centaine d'enfants accompagnés de leurs parents, joyeuse bande et mélange d'origines, de genres, de races et de croyances, comme sait de temps à autre le produire cette nation « arc-en-ciel ».

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La fin de la séance a été suivie d'une conversation de plus d'une heure dans une salle adjacente. Il avait été demandé à certain.e.s d'entre nous de prendre la parole. L'on s'est contenté de quelques remarques et avons préféré écouter les enfants eux-mêmes nous dire, dans leur inimitable voix, ce qu'ils avaient retenu du film.

Il y avait, avant la projection, puis dans la salle, quelque chose de tout à fait spécial, une sorte de gaieté que provoque toujours la présence d'enfants dans un lieu certes, mais pas uniquement. C'était quelque chose comme un souffle contagieux qui, soudain, s'empare de tout, et fait s'exprimer des voix que l'on n'avait guère entendues depuis très longtemps, dans une polyphonie de langues neuves.

Une extraordinaire synthèse de toutes les idées et des concepts qui [...] auront accompagné les luttes nègres en vue de la montée en humanité.

Dans un livre écrit en 2010 et intitulé Sortir de la grande nuit, voici ce que j'écrivais au sujet de l'Afrique : « Quelque chose de fécond jaillira de cette Afrique-glèbe, immense champ de labour de la matière et des choses, quelque chose susceptible d'ouvrir sur un univers infini, extensif et hétérogène, l'univers des pluralités et du large. Ce monde-africain-qui-vient, dont la trame, complexe et mobile, sans cesse glisse d'une forme à l'autre et détourne toutes les langues et les sonorités puisque ne s'attachant plus guère à aucune langue ni son purs, ce corps en mouvement, jamais à sa place, dont le centre se déplace partout, ce corps se mouvant dans l'énorme machine du monde, on lui a trouvé un nom – afropolitanisme » (13-14).

Encore fallait-il y ajouter un autre – afrofuturisme. Et c'est ce que fait ce film qui, en réalité, est une extraordinaire synthèse de toutes les idées et des concepts qui, depuis au moins la fin du XIXe siècle, auront accompagné les luttes nègres en vue de la montée en humanité. Pour qui sait lire entre les images, pour qui sait écouter les rythmes et épouser le pouls du récit, les fils sont là, manifestes, et derrière l'une ou l'autre séquence planent mille ombres et mille courants de pensée – de Marcus Garvey à Cheikh Anta Diop, de la négritude à l'afrocentrisme, de l'afropolitanisme à l'afrofuturisme. C'est que ce film, sans doute le premier du genre, est d'abord une prouesse intellectuelle, la mise en image et en spectacle des grandes idées et courants de pensée qui auront accompagné nos efforts pour « sortir de la grande nuit ».


La montée d'une nation nègre au sein de l'humanité

Il n'a pas seulement su mettre ensemble les meilleurs de nos créateurs, de nos metteurs en scène (Ryan Coogler), nos acteurs les plus charismatiques (Lupita Nyong'o, Letitia Wright, Danai Gurira, Chadwick Boseman, Angela Bassett, Forest Whitaker, Michael Jordan, Daniel Kaluuya etc.), nos stylistes, compositeurs (Kendrick Lamar) et mannequins. Il a surtout su restituer sur une scène spectaculaire et de dimension planétaire ce à quoi beaucoup, depuis le début de l'ère moderne (pour nous l'ère de la traite des esclaves, de l'assujettissement et de la dispersion), n'ont cessé de rêver – à savoir la montée d'une « nation nègre » debout, puissante et singulière, au sein de l'humanité.

Le film capte de façon dramatique cette vieille aspiration, dans un langage vibrant, savant et subtil, surgi des profondeurs d'un passé gigantesque et tout ordonné vers un futur de possibilités multiples et complexes. Tout, ou presque tout, y passe : une « civilisation » (le mot n'est pas de trop) autocentrée, qui a su greffer un noyau technologique futuriste sur des traditions millénaires ; une terre qui a su receler des richesses insondables, toutes sortes de minerais dont un, le vibranium, constitue comme la clé qui ouvre la porte de la surpuissance et de l'omnipotence ; des rituels de résurrection presque telluriques, lorsque, à même la glaise ou enseveli sous le sol rouge ocre, le corps du roi entreprend son voyage vers les ancêtres, porté par l'ombre d'Osiris, et se met à communiquer avec les morts ; la puissance onirique des costumes et leur solaire beauté dans un déluge de couleurs et une tornade de formes, des corps noirs d'une force, santé et couleurs luisantes, du noir bleu au noir soleil, noir de feu, noir noir marron et chocolat, le culte de la multiplicité, de l'impétuosité, de la dissémination et de la prolifération.

Je ne parle même pas de la forme des villes et de l'architecture, en souvenir des grands royaumes du Mali, du Ghana, du Songhaï. De toute cette tradition architecturale et de toutes ces infrastructures à partir desquelles naissent un système technologique et des connaissances neuves. De toutes ces formes de conquête de la matière en harmonie avec le monde des songes et des machines. Machines elles-mêmes sculptées à l'image du monde des animaux, des oiseaux, bref, de la flore, de la faune et d'un milieu aquatique ancien.

Un vent d'optimisme

C'est donc, dans un sens, cette question de la durée que pose le film – la durée nègre. La politique de la durée, en réalité, quand les rancœurs anciennes, le meurtre originaire, continuent d'empoisonner le puits faute d'avoir fait l'objet de conjuration et d'expiation ; la division et la discorde, la guerre intraparentèle et la transmission intergénérationnelle des rancœurs et du désir de vengeance qui toujours les accompagnent ; cette vieille affaire du sang versé, du sang que l'on répand ; du pouvoir pour le pouvoir, par tous les moyens ; et, finalement, d'une société qui court le risque de l'autodévoration, faute de pouvoir s'accorder sur l'essentiel. Bien d'autres thématiques traversent cette œuvre, un énorme monument à ce que d'autres ont appelé « l'humanité nègre ».

MOTHERLAND_EW_Spread.40.fin.JPG ©  Kwaku Alston / Disney / Marvel Photograph by Kwaku Alston

Le casting du film : Forest Whitaker (Zuri), Daniel Kaluuya (W'Kabi), Michael B. Jordan (Erik Killmonger), Lupita Nyong'o (Nakia), Chadwick Boseman (T'Challa, alias Black Panther), Angela Bassett (Ramonda), Danai Gurira (Okoye) et Letitia Wright (Shuri).

© Kwaku Alston / Disney / Marvel Photograph by Kwaku Alston

Comment ne pas évoquer, à ce sujet, la centralité de la femme dans ce texte ? Au fond, s'agissant de la politique de la durée nègre dont je viens de dire qu'elle est la thématique centrale du film, le film lui-même dit une chose : la femme est le secret de la durée. Et par conséquent de la puissance. La « renaissance nègre » passera par elle, par cette puissante énigme qu'est la femme. Si donc l'Afrique doit revenir à elle-même ; si donc elle doit redevenir son centre propre et sa force propre, alors peut-être devrons-nous affronter, les yeux ouverts, cette énigme, car de sa résolution dépend notre futur.

Il y aurait beaucoup d'autres choses à dire au sujet de cette réalisation. Au sortir de la séance de Hyde Park, il soufflait comme un vent d'optimisme sur l'assistance. Il faudra cependant plus qu'un film pour retourner la roue de l'histoire. Mais une chose est certaine. « L'Afrique devra porter son regard vers ce qui est neuf. Elle devra se mettre en scène et accomplir, pour la première fois, ce qui n'a jamais été possible auparavant. Il faudra qu'elle le fasse en ayant conscience d'ouvrir, pour elle-même et pour l'humanité, des temps nouveaux » (Sortir de la grande nuit, 243).

« Sortir de la grande nuit », éd. La Découverte

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Commentaires (9)

  • ALF 159

    En lisant l'article, j'ai eu l impression de vivre en "Godwinland", le pays du Point Godwin... Que n aurait on dit, si un autre (Nicolas Sarkozy par exemple) avait signé un texte comme celui-ci, affirmant que l'Homme africain n était pas assez entré dans l Histoire, parce que "afro futurisme", sinon, c'est quoi ? Et puis cette tentative d écriture inclusive qui ne démontre qu'une absence de maîtrise de la langue française... Et ces louanges à la femme africaine, qui est, bien évidemment, l'avenir de l'homme (africain, evidemment)... On est pris de vertige devant la profondeur de ce texte.

  • Tj85710

    Taubira est lyrique, Césaire est lyrique, bien d'autres aussi, le lyrisme est une base d'expression en terre noire.
    Et passée cette avalanche fleurie, on se retrouve perplexe, face à la réalité, à la corruption, au mépris de la vie de l'autre, à la misère qu'ils entraînent à leur suite.
    Ce n'est probablement pas un film hollywoodien qui va améliorer les choses. Mais je le verrai j'espère avec plaisir, sans que pour moi l'aspect couleur soit déterminant. Eh oui, j'ai toujours l'espoir d'une humanité hétérogène et unie. Mais je ne la verrai sans doute pas...

  • Surtout Pas

    Et bien voila une nouvelle écriture et une nouvelle raison pour ne pas se réabonner au point. Allons un petit effort, vous avez laissé de nombreux noms de métier au masculin, de la rigueur s’il vous plait. Dupliquez tout, mettez de façon équitable d’abord le féminin puis le masculin car l’ordre alphabétique va être encore « discriminatoire » : Auteur en un et Auteure ou Autrice en deux.
    Ce choix éditorial mériterait un article