Ces profs mexicains qui font cours aux enfants malgré les menaces de mort des narcotrafiquants (REPORTAGE)
- Publié le 27-02-2018 à 16h54
- Mis à jour le 27-02-2018 à 16h55
A Tepozcuautla, petit village au pied des montagnes de la Montaña Baja, Elvira Gatica Hernandez surveille les collégiens de l’école Lazaro Cardenas pendant la récréation. Non loin de là, postés sur la route cabossée qui traverse la bourgade, une escouade de soldats filtre les allées et venues sous un soleil écrasant. Les élèves se sont habitués à la présence de ces nouveaux surveillants armés de fusils d’assaut. C’est précisément pour leur permettre de reprendre les cours en toute sécurité qu’ils ont été déployés dans cette région de l’Etat du Guerrero.
“L’enseignement a repris aux premiers jours de décembre, avec l’arrivée des soldats”, explique Elvira Gatica Hernandez dans une des trois classes que compte cette école rurale, qui est restée fermée pendant plus de deux mois à partir du mois de septembre 2017. “Il a fallu qu’on cesse de travailler”, poursuit l’institutrice, “l’insécurité était telle que les enseignants n’osaient même plus prendre la route pour venir enseigner dans le village”.
600 établissements scolaires fermésLa situation qu’a connue l’école Lazaro Cardenas de Tepozcuautla n’a rien d’un cas isolé. Ce petit collège n’est qu’un des 600 établissements scolaires de la région Centre du Guerrero à avoir dû fermer leurs portes pendant la majeure partie de l’automne. Initialement, cette interruption ne devait durer qu’une semaine, le temps d’inspecter les dégâts causés dans la région par un séisme le 19 septembre. C’est au même moment qu’a débuté une campagne de menaces d’une ampleur jamais vue organisée par des groupes criminels à l’encontre des professeurs de la région. Diffusés par WhatsApp et sur les réseaux sociaux, ces messages anonymes reçus par des centaines d’enseignants leur intime l’ordre de rester chez eux jusqu’à nouvel ordre, sous peine de mort.
“Ce communiqué s’adresse à tous les maîtres d’école des agglomérations de Chilapa et de José Joaquin Herrera”, peut-on lire dans un de ces messages transmis à La Libre Belgique. “Alors, quand est-ce que vous allez comprendre que nous ne voulons pas que vous alliez au travail ?? Pourquoi est-ce que vous continuez à faire votre tapage ? Nous ne voulons pas vous voir entrer et sortir de la ville. Vous croyez que vous avez des couilles ? C’est ce que diront vos proches quand ils vous enterreront.”
Face à ces menaces, ordre est donné le 27 septembre par le gouverneur de suspendre l’enseignement dans toute la région pour une durée indéfinie, officiellement afin de poursuivre les inspections. À Chilapa, ville de 40000 habitants, toutes les écoles ferment. Sous couvert d’anonymat, un professeur raconte avoir tenté avec ses collègues de reprendre les cours le 12 octobre, mais l’expérience est de courte durée. “Deux heures seulement après le début de la classe, des parents d’élèves sont revenus en nous implorant de laisser sortir les élèves, car plusieurs véhicules transportant des hommes masqués et armés avaient été signalés dans Chilapa, sans que les militaires ou la police régionale n’interviennent”, explique-t-il. Plus tard le même jour, un appel du directeur lui intime l’ordre de cesser les cours jusqu’à nouvel ordre.
Enseignement à distanceAilleurs, un professeur raconte avoir mis en place un système d’enseignement à distance pour empêcher les élèves d’accumuler un trop grand retard scolaire. “Les parents faisaient la navette entre nous et les élèves pour qu’on puisse continuer de leur donner des devoirs, mais même pour eux c’était dangereux de venir nous voir, alors on a dû arrêter”, explique-t-il
À Chilapa, le centre de défense des droits de l’homme José Maria Morelos se trouve au bas d’une rue étroite, surnommée “rue de la Mort” à cause des 18 assassinats qui y ont été commis depuis 2015. À l’intérieur, Manuel Olivares, le directeur du centre, trace un trait rouge sur une carte de Chilapa et des villages alentours. “Depuis quatre ans, deux groupes criminels se disputent la région, les Rojos au Nord, et les Ardillos au Sud”, explique-t-il. L’enjeu de cette guerre est le contrôle des routes de transit du pavot d’opium, qui se produit dans les hauteurs de la Montaña. “Beaucoup de maîtres ne vivent pas là où ils enseignent, souvent ils vivent dans une zone contrôlée par un groupe et enseignent dans une zone contrôlée par un autre; du coup ils sont vus comme des potentiels informateurs par les deux groupes, et cela suffit à se faire tuer”, poursuit Manuel Olivares, “la fermeture des écoles n’était pas le but des criminels, ce n’est qu’une conséquence du contrôle qu’ils exercent sur la population”.
Manipulation politique ?A Chilapa, les cours ont repris, mais les professeurs continuent de vivre dans la peur. “Je crains les criminels, mais je crains encore plus les autorités, qui sont corrompues et incapables de nous protéger”, explique Juan, qui enseigne dans la région depuis 23 ans. D’autres accusent le gouvernement d’être l’orchestrateur de cette campagne de terreur, dont le but serait de favoriser l’abstention dans le Guerrero, région où le parti au pouvoir ne part pas favori pour les élections générales de juillet 2018. Très répandu parmi les maîtres d’écoles, ce sentiment est exacerbé depuis la disparition, le 26 septembre 2014, de 43 élèves-enseignants du Guerrero aux mains d’un groupe criminel. Des enquêtes avaient par la suite révélé la participation de la mairie d’Iguala et de la police municipale à cet enlèvement de masse, ainsi que la passivité inexplicable de la police fédérale et de l’armée au moment des faits.
Cette atmosphère de terreur a pour conséquence directe la chute du nombre de vocations de professeurs dans le Guerrero, lisible dans la diminution du nombre de dossiers d’inscriptions aux écoles normales de la région. Dans la zone où Juan travaille, il manque trois maîtres depuis des mois, et leur remplacement n’est toujours pas d’actualité. “Cette crise a déstabilisé le système éducatif, et avec lui, l’ensemble de la société”, se lamente-t-il, “c’est comme si on était profs en Afghanistan”.
Et les professeurs ne sont pas les seuls à manquer à l’appel. À l’école Lazaro Cardenas de Tepozcuautla, Elvira Gatica Hernandez avoue que la moitié des 96 élèves de l’école ne sont pas revenus depuis la reprise des cours. “Certains enfants ont été envoyés dans d’autres régions par leurs parents pour éviter le retard scolaire, mais parfois ce sont des familles entières qui sont parties”, déclare-t-elle. “Les familles fuient l’insécurité, le village se dépeuple… Maintenant tout semble mort.” D’après les professeurs de l’école, au moins un tiers de la population de Tepozcuautla aurait abandonné le village depuis septembre 2017.