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Elisabeth Eidenbenz, l'ange gardien des enfants de la guerre

Cette institutrice suisse a sauvé des centaines d’enfants d’une mort certaine lors de la Seconde Guerre mondiale. Elle a accueilli dans sa maternité les mères espagnoles qui périssaient dans des camps, ainsi que des Juives et des Tziganes

Elisabeth Eidenbenz à la maternité d'Elne. — © Paul Senn Mat
Elisabeth Eidenbenz à la maternité d'Elne. — © Paul Senn Mat

Il s’était promis de ne plus en parler. A son âge, évoquer tous ces souvenirs est difficile. Mais il va faire une exception, la dernière. La voix de Guy Eckstein, 76 ans, qui vit à Genève, tremble parfois quand il évoque le souvenir d’Elisabeth Eidenbenz, l’institutrice suisse à laquelle il doit la vie. «Si elle avait demandé à ma mère sa religion, comme elle était censée le faire pour chaque femme qui venait accoucher dans la maternité qu’elle dirigeait, assure-t-il, je ne serais pas là pour vous parler aujourd’hui.» Et si, alors âgé de 50 ans, Guy Eckstein ne l’avait pas recherchée avec autant d’obstination, c’est dans l’anonymat total que cette femme se serait éteinte en 2011, dans le petit village de Retawinkel près de Vienne, en Autriche.

© Paul Senn Matt
© Paul Senn Matt

Fille de pasteur zurichois

Native de Wila, non loin de Zurich, fille de pasteur, Elisabeth Eidenbenz a 24 ans quand elle rejoint des amis à Burjassot dans l’agglomération de Valence, en Espagne, pour s’occuper pendant l’été 1937 d’enfants victimes de la Guerre civile. Pendant deux ans, elle intervient pour l’Association d’aide aux enfants en guerre auprès de petits Madrilènes que l’on envoyait ici à l’abri des combats. L’Espagne voit à cette époque les troupes de Franco marcher sur Barcelone puis Madrid, poussant les Républicains à l’exil, en France notamment.

A Argelès, jusqu’à 180 000 personnes sont entassées sur une fine frange de sable dans des conditions d’hygiène épouvantable

Mais de l’autre côté des Pyrénées, ce n’est pas l’accueil espéré. Le Front populaire a cédé la place au radical Edouard Daladier et l’heure est à la xénophobie. Les décrets-lois contre les étrangers se multiplient, jusqu’à celui de 1939 qui met en place les camps d’internement destinés à enfermer les Républicains espagnols et les brigadistes internationaux. En l’espace de quinze jours, environ 500 000 Républicains espagnols arrivent en France et sont enfermés dans le dénuement le plus total dans des camps de fortune. Les autorités sont débordées face à un tel afflux. De son côté, la population se méfie de ces «rouges», «massacreurs de curés».

Certains camps sont improvisés à même la plage, délimités par une triple rangée de barbelés, surveillés par des soldats armés. Dans celui d’Argelès-sur-Mer, coincé entre Perpignan au nord et la frontière au sud, jusqu’à 180 000 personnes sont entassées sur une fine frange de sable dans des conditions d’hygiène épouvantables. Le manque de nourriture et les maladies (dysenterie, pneumonie, lèpre) ont raison de nombreux nourrissons.

A propos du livre sur Elisabeth Eidenbenz: Les Enfants d'Elisabeth

Des exilées espagnoles aux mères juives

Dans son livre, l’historien Tristan Castanier y Palau estime que «le taux de mortalité des enfants entre six mois et quatre ans pourrait atteindre 60%». Il y raconte aussi comment, choqué de découvrir l’état désespérant des futures mères, Karl Ketterer, employé du Service civil international, une ONG suisse, exigea des autorisations préfectorales pour leur porter secours en menaçant de dénoncer les conditions de ces camps à la presse.

Le taux de mortalité des enfants entre six mois et quatre ans pourrait atteindre 60%

Tristan Castanier y Palau

Une première maternité ouvre alors à Brouilla, près de Perpignan. Karl Ketterer, qui a connu Elisabeth en Espagne, la rappelle. La jeune institutrice rejoint cette maternité qui fonctionnera six mois, avant de fermer pour une clause mal interprétée sur le contrat de location du bâtiment. Tandis que l’équipe s’apprête à abandonner le projet faute de trouver un nouveau lieu, Elisabeth se souvient du beau château d’En Bardou et de sa coupole de verre qu’elle aperçoit en se rendant au marché. Dedans, il pleut mais Elisabeth Eidenbenz réunit assez de fonds privés pour le restaurer. Des infirmières et sages-femmes arrivent de Suisse.

Le premier enfant, Jose, naît le 8 décembre 1939 alors que les travaux ne sont pas terminés. Les femmes arrivent de tous les camps de la région. Elles sont accueillies environ quatre semaines avant d’accoucher et repartent un mois après, avec une couverture et un couffin. La population reçue évolue au fil de la guerre, aux exilées espagnoles succéderont des Juives fuyant les persécutions en Europe de l’Est, des Tziganes et des Françaises menacées par le régime de Vichy, qui collaborait avec l’occupant nazi.

© Paul Senn Matt
© Paul Senn Matt

«Désobéir pour rester humain»

Retour à Genève chez Guy Eckstein. Il se remémore ses parents, des Juifs d’origine polonaise qui vivaient en Belgique. Ils ont pris «le dernier train à bestiaux» quand Hitler a envahi le Plat pays. Ils pensaient aller aux Etats-Unis. Quand ils se sont retrouvés à Perpignan, elle était enceinte. «On lui a dit de ne pas aller accoucher à la maternité de Perpignan, où elle ne serait pas acceptée en tant que Juive ou envoyée directement dans un camp, explique Guy Eckstein. Et on lui a parlé de cette maternité suisse d’Elne.» Elle s’y rendit alors.

Il faut parfois désobéir pour rester un être humain. Elisabeth Eidenbenz a fait preuve de résistance humanitaire

Guy Eckstein, né à Elne

A partir de juin 1942, les choses se compliquent. La maternité dépendait jusqu’alors du Cartel du Secours suisse aux enfants victimes de la guerre. Mais l’organisation devient, suite à sa fusion avec la Croix-Rouge suisse, la «Croix-Rouge suisse-Secours aux enfants». La maternité d’Elne doit de fait appliquer la politique définie par le plan national helvétique d’assistance aux personnes réfugiées. Ainsi le 8 février 1943, la Croix-Rouge suisse envoie-t-elle une circulaire à tous ses collaborateurs pour leur rappeler que «les lois et les décrets du gouvernement de la France doivent être exécutés exactement et vous n’avez pas à examiner s’ils sont opposés ou non à vos propres convictions». Ceux qui ne sont pas d’accord sont priés de démissionner.

Elisabeth Eidenbenz n’entend pas les choses de cette oreille. Se mettant en infraction par rapport au règlement, elle accueille des femmes malades de la typhoïde ou d’autres maladies, ou des mères avec leur enfant fragile qu’elle essaie de garder le plus longtemps possible. Parfois, ce sont des situations carrément illégales, comme avec un brigadiste évadé du camp de Mont-Louis, ou une jeune fille qui a pu s’échapper de celui de Rivesaltes en se déguisant en infirmière.

«Il faut parfois désobéir pour rester un être humain, reconnaît Guy Eckstein. Elisabeth Eidenbenz a fait preuve de résistance humanitaire.» Jusqu’en avril 1944, 595 enfants naquirent à la maternité d’Elne, dont environ 400 petits Espagnols, 200 enfants juifs et 10 Tziganes.

Un havre de paix

De nombreuses mères juives ont donné à leurs enfants des noms et des prénoms espagnols pour tromper la police française ou la Gestapo. Elisabeth Eidenbenz a toujours fermé les yeux et déclaré les noms que les familles donnaient. «Une mère a même appelé son fils Anito. Cela ne ressemble à aucun prénom existant, personne en Espagne ne s’appelle Anito, explique Sergio Barba, lui aussi né à la maternité. Ses parents lui avaient bricolé un prénom.»

Sergio Barba rappelle que naître dans cette maternité, ce n’était pas seulement bénéficier de bonnes conditions d’hygiène, c’était aussi naître dans un espace qui se voulait le plus bienveillant et le plus heureux possible.

© Paul Senn Matt
© Paul Senn Matt

Elisabeth a écrit la préface du livre d’Hélène Legrais consacré à son histoire, Les enfants d’Elisabeth. Elle y écrit: «Toutes (les mères) étaient déracinées sans patrie avec un futur incertain, elles étaient au plus bas physiquement et moralement… nous avons essayé de les distraire… le soir nous chantions, nous organisions des fêtes, nous dansions, je leur lisais des contes de Noël traduits du bernois… il n’était pas facile de vivre ensemble en harmonie avec toutes ces femmes différentes mais elles attendaient toutes le même sort, elles avaient perdu leur patrie, elles avaient été expulsées et elles attendaient un enfant.»

En mémoire de Lucie

L’aventure s’arrêta quelques jours avant Pâques 1944. La Wehrmacht réquisitionna le château en laissant trois jours pour que tout le monde quitte les lieux. Quand la guerre s’acheva, Elisabeth Eidenbenz ne vit pas son contrat reconduit avec la Croix-Rouge suisse, pour désobéissance. A partir de 1946, elle s’occupa en Autriche pour l’œuvre des Eglises évangéliques suisses, de femmes victimes de viols de guerre. Plus tard, avec une amie autrichienne, elle dirigea des maisons d’accueil pour aider des femmes à se réinsérer.

«En 2002, se souvient l’ancien maire d’Elne Nicolas Garcia, j’ai rencontré Elisabeth pour la première fois. Nous sommes devenus amis. La mairie a racheté le château qui est devenu un musée classé au titre des monuments de France et qui retrace le rôle d’Elisabeth et de la maternité.»

Le 15 mai 2007, l’ambassadeur de France à Vienne a remis à Elisabeth les insignes de Chevalier de l’ordre national de la légion d’honneur. Le 22 mars 2002 elle recevait des autorités juives la médaille de Juste parmi les Nations, et a également obtenu la Croix de San Jordi, la plus haute distinction de Catalogne, ainsi que la médaille d’or de l’Ordre social espagnol. Toutes ces décorations, Elisabeth Eidenbenz les a dédiées à Lucie, jeune mère juive qui venait d’accoucher d’un enfant mort-né et qui était malgré tout restée pour donner le sein aux enfants, que certaines mères trop maigres ne pouvaient nourrir. Lucie fut capturée par la Gestapo en 1943.

Femmes en exil, mères des camps, Elisabeth Eidenbenz 1939-1944, de Tristan Castanier y Palau. Trabucaire Editions, 2008. Cet ouvrage comporte la collection complète des photos prises par Elisabeth Eidenbenz.