"Interdit d'interdire", "CRS SS"... l'histoire de l'Atelier populaire derrière les affiches de Mai 68

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"Interdit d'interdire", "CRS SS"... l'histoire de l'Atelier populaire derrière les affiches de Mai 68

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"Laissons la peur du rouge aux bêtes à cornes", affiche de mai 68, Atelier populaire à l'Ecole des Beaux-arts.
"Laissons la peur du rouge aux bêtes à cornes", affiche de mai 68, Atelier populaire à l'Ecole des Beaux-arts.
© Getty

Alors qu'une exposition à l'Ecole des Beaux-arts de Paris vous fera replonger dans l'iconographie de Mai 1968, redécouvrez l'histoire de l'Atelier populaire où sont nées plus de 600 affiches en quelques semaines de révolte étudiante.

Lorsqu'en 2005, les supermarchés Leclerc commandaient à l'agence de publicité Australie une campagne détournant trois affiches parmi les plus emblématiques de Mai 68 (“Il est interdire d’interdire de vendre moins cher”), certains ont crié à la récupération éhontée. Quand, trois ans plus tard et quarante ans tout juste après l’insurrection étudiante, Drouot annonçait une vente aux enchères de 150 affiches originales sorties de l’Ecole des Beaux-arts, d’autres (les mêmes ?) ont dénoncé la marchandisation d’un idéal révolutionnaire, dévoyé par l'argent.

A chacun de ces épisodes, on a pu lire des commentaires sur la transgression que représenteraient ces deux initiatives, perçues comme des symptômes d'une époque dépolitisée, voire amnésique. Le signe qu'on braderait gratis en ce début de XXIe siècle... contrairement à hier. Or il est moins connu que c'est dès 1968 que le sort de ces affiches sorties de l’Ecole des Beaux-arts a créé des tensions. A vrai dire, à peine les barricades démontées.

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On dit “affiches de l’Ecole des Beaux-arts” parce que c’est là, au 13 quai Malaquais, à Paris, que se trouvait l’Atelier populaire. Mais c'est impropre et au moment même de mai 68, il était d’usage d’évoquer les affiches “de l’Atelier populaire de l’ex-Ecole des Beaux-arts”. En 1968, l’Ecole des beaux arts, qui formait encore alors l'intelligentsia de l’architecture en France, avait été occupée dès le 15 mai. Certains artistes en rupture ou d'anciens élèves reviennent sur place, investissent les lieux ; des assemblées générales font le plein. C’est à la faveur de cette occupation qu'émergera l’Atelier populaire, où est né, par exemple, le fameux poing levé.

"La lutte continue", affiche de mai 1968’, réalisée par l'Atelier Populaire des Beaux-Arts.
"La lutte continue", affiche de mai 1968’, réalisée par l'Atelier Populaire des Beaux-Arts.
© Getty

Plus tard, il se dira un peu facilement que l'Atelier a été créé par des artistes déjà renommés ou de grands noms, comme l'architecte Roland Castro. Dans les archives de France Culture, le peintre Pierre Buraglio, un ancien du groupe Supports / surfaces, qui cessera plus tard de peindre pour s'établir en usine et revendiquera une expérience marxiste-léniniste plus radicale, conteste cette image trop installée à son goût :

Ce sont des gens non organisés, des gens qui sentent le moment. Qui sont évidemment des jeunes révoltés, mais pas des professionnels, pas des gens encartés. Parce que c'est triste à dire, mais c'est inouï ce que les marxistes-léninistes et les trotskistes ont été dépourvus de toute imagination. Tous les slogans les plus extraordinaires, les affiches les plus inventives - et vraiment, elles l'ont été, alors évidemment le capitalisme et la publicité s'en sont servis et c'est normal, c'est la règle du jeu - viennent de jeunes gens qui sentent un peu les choses mais pas embarrassés par un poids théorique handicapant. Et puis, après, une perméabilité à la rue, aux usines, et un apport de l'extérieur.  

Ecoutez Pierre Buraglio revenir sur l'histoire de l'Atelier populaire dans "A voix nue", le 10 janvier 2001 :

Pierre Buraglio raconte l'Atelier populaire des Beaux-arts le 10/01/2001

2 min

Vous pouvez aussi replonger dans l'histoire de l'Ecole des Beaux-arts, à Paris, avec ce portrait diffusé dans "Les Iles-de-France", le 28 avril 1997 sur France culture :

L'histoire de l'Ecole des Beaux-arts à Paris, "Les Iles de France", le 28/04/1997

1h 00

Sur un mur de l'Atelier populaire, une affiche stipulait :"Travailler dans l'Atelier populaire, c'est soutenir concrètement le grand mouvement des travailleurs en grève qui occupent leurs usines contre le gouvernement gaulliste antipopulaire." Sur un autre mur : "Atelier populaire OUI ; Atelier bourgeois, NON".

Sur place, on débattait beaucoup. Ainsi, chaque projet d'affiche, chaque maquette était soumise au vote. Si le dessin était étrillé, le projet d'affiche passait aux oubliettes_._ S'il était adoubé, il entrait en phase de production, sur place. Avec une particularité : des étudiants différents se voyaient confier, pour l'un, le dessin, et pour l'autre, le lettrage. Certains visuels sont restés dans l'histoire, mais on peut en dire autant de plusieurs slogans, avec leur lettrage si iconique. Aussi iconique soit-elle, aucune affiche n'était signée. La règle en vigueur était que l'étape d'impression, comme celle de la diffusion, restaient collectives. Près de 600 affiches différentes ont ainsi été produites sur le site des Beaux-arts à cette époque et elles sont toutes bardées d'un seul sigle, souvent un simple coup de tampon : "Atelier populaire". 

La grande échelle : Andy Warhol au Quartier latin

Après les premiers lots sortis en lithographie, la plupart des affiches seront finalement tirées en sérigraphie. Mai 68 arrive alors que la technique prend à peine son essor : Andy Warhol la plébiscite, mais Gérard Fromanger raconte qu'elle était très peu connue des artistes à l'époque en France, à l'exception d'une poignée, dont Vasarely

La technique de la sérigraphie va permettre des tirages à grande échelle : alors que l'affiche lithographiée "Usines Universités Union" est tirée à 30 exemplaires, d'autres atteindront une diffusion à trois mille exemplaires, pour les plus emblématiques. Mais ces sérigraphies se font souvent sur des matériaux de qualité médiocre, qui expliquent que les affiches ont eu une postérité variable. Souvent, elles ne résisteront pas plus de quelques jours ou quelques semaines sur les murs parisiens, collées à la va-vite et vite décollées.  “La chienlit, c'est lui ! " (De Gaulle, grand nez, et bras levés) succède ainsi à “Les rédactions à désinfecter” et autres “Voter, c'est mourir un peu" (le cercueil qui fait office d’urne est flanqué d’une croix de Lorraine). 

 ‘"ORTF, la police vous parle tous les soirs à 20h"’, affiche de mai 68 par l'Atelier Populaire des Beaux-Arts, France
‘"ORTF, la police vous parle tous les soirs à 20h"’, affiche de mai 68 par l'Atelier Populaire des Beaux-Arts, France
© Getty

Dans l’effervescence du printemps 68, les affiches produites par l’Atelier populaire se veulent éphémères. Tirées sur du mauvais papier, elles n’avaient pas été conçues pour durer et beaucoup pariaient sur l’immédiateté de la mémoire révolutionnaire. Mais, très vite, l'Atelier populaire ne parviendra pas à empêcher le recel de ces objets politiques sans équivalent, aussi iconiques qu'historiques. Très vite, quelques uns les consigneront en douce. L'universitaire Bertrand Tillier a recensé plusieurs initiatives de ce cru. Il rapporte par exemple ce que notera la conservatrice des collections des Beaux-arts dans son journal de l’époque :

Les "corbeaux après la bataille”, journalistes collectionneurs, raflent les affiches que décolle le service de nettoyage.

Nul besoin de prédateur, parfois, pour qu’une main visionnaire les mette à l’abri. Certains étudiants ont eux-mêmes pris le parti de conserver ces affiches, voire de les envoyer au musée, comble de l'institution bourgeoise. Dès novembre, des membres issus des rangs même de l’Atelier populaire ont ainsi œuvré à la postérité de leurs affiches : 170 d’entre elles sont déposées officiellement à la Bibliothèque nationale. Et Bertrand Tillier poursuit :

Au même moment, un jeu entier de ces productions graphiques a été confié à Georges-Henri Rivière, patron du musée des Arts et Traditions Populaires. En dépit de leur statut anonyme et multiple, les affiches du printemps 1968 tentent donc de se soustraire à l’action politique fulgurante qui les avait favorisées et à leur condition d’objets éphémères.

"La chienlit c'est lui", affiche de mai 68 produite par l'Atelier populaire à l'Ecole des Beaux-arts, à Paris.
"La chienlit c'est lui", affiche de mai 68 produite par l'Atelier populaire à l'Ecole des Beaux-arts, à Paris.
© Getty

La vente de 2008 chez Drouot vient d'une même tentative de patrimonialisation : le butin de 150 affiches mises aux enchères correspondait en fait à la collection personnelle d'un ancien de 68, chargé à l’époque de distribuer les affiches dans les comités. L’intéressé avait conservé ses préférées, les préservant d’un encollage qui coûtera souvent la postérité aux autres affiches du lot. 

Mais entre 1968 et 2008, quarante ans ont passé et la poussière a fini par retomber. Alors qu'à l'automne 1968, les cendres des barricades sont encore chaudes, et les lendemains qui déchantent ne font que commencer. Et au mois de novembre de l'année 68, l’initiative de l’éditeur Tchou qui publie un recueil de ces affiches, passe mal. L’ouvrage n’est pourtant pas d’un grand luxe :  Claude Tchou publie en réalité un petit livre de 32 pages au format à l’italienne (environ 14 x 21 cm). 

"Publication mondaine"

Mais il se présente comme une anthologie de l’art de l’affiche de mai 68, mélange les affiches anonymes de l'Atelier populaire avec les affiches artistiques, plus luxueuses, signées Alechinsky ou Calder. Et, comble de l'institutionnalisation, c’est le critique d’art et directeur-fondateur du musée national d’Art moderne Jean Cassou qui le préface. Cassou est compagnon de route du parti communiste et Claude Tchou, fils d’un certain Shiavy Tchou, qui n'est autre que l'ambassadeur de la République de Chine auprès du royaume de Belgique. Et le scandale ne se fait pas attendre. On crie à “l’indécence”, à la profanation d’un idéal fondé sur la fulgurance, l'immédiateté et l’anti-marchandisation. L’historien Bertrand Tillier raconte que dès le numéro de décembre 68 de la revue Opus international, le critique d’art Gérard Gassiot-Talabot “s’emportait violemment”. Il cite Gassiot-Talabot qui tire sur le recueil de Tchou: 

Le code de discrétion et d’anonymat que ces artistes [des Ateliers populaires] se sont appliqué à eux-mêmes interdit que des noms soient cités ou que l’on cherche à retrouver dans telle ou telle affiche la marque de peintres déjà célèbres à côté de jeunes élèves de l’École des Beaux-Arts. C’est pourquoi la publication luxueuse et mondaine lancée par Tchou apparaît d’une indécence insoutenable.

"Capital", affiche de mai 68 produite par l'Atelier populaire à l'Ecole des Beaux-arts, à Paris.
"Capital", affiche de mai 68 produite par l'Atelier populaire à l'Ecole des Beaux-arts, à Paris.
© Getty

A Londres, en 1969, les éditions Dobson tireront à leur tour un recueil d’affiches de mai 68 intitulé Mai-68, début d’une lutte prolongée. En moins d’un an, ces affiches sont devenues iconiques, et survivent à un mouvement qui s’essoufflera finalement plus vite qu’elles. Progressivement, on découvrira le nom des artistes derrière tel ou tel visuel, la paternité des affiches commençant à être revendiquée par les intéressés. Parmi eux, Gérard Fromanger. Ecoutez l'artiste, cinquante ans plus tard, dans une masterclasse diffusée en juillet 2017 sur France Culture :

Tous ces procès sont finalement ceux d'un idéal bradé, plus qu'une question de gros sous. A l'issue de la vente aux enchères Drouot de 2008, le journaliste du Monde présent dans la salle des ventes relevait du reste que "en fin de compte, presque toutes ces affiches ont trouvé preneur dans la fourchette des estimations. Raisonnables, celles-ci s'échelonnaient entre 200 francs et 2 000 francs. La plus haute enchère 6 300 francs allait au trop fameux " CRS SS "". Vous pouvez réécouter ici ce que disait Florence Camard, la responsable de cette vente, au printemps 2008, au micro de France inter :

Avril 2008, vente d'affiches de l'Atelier populaire chez Drouot : le journal de France inter

57 sec

L'histoire de l'Atelier populaire se termine avec son évacuation par la police, au petit matin, sur le coup de quatre heures. C'était le 28 juin 1968, il y a presque 50 ans. La toute dernière affiche de l'Atelier populaire ne sera pas tirée depuis le quai Malaquais, mais depuis le local du PSU, où les artistes Gérard Fromanger et Merri Jolivet avaient pu mettre le matériel de l'Atelier à l'abri. La légende raconte qu'ils avaient été prévenus par un policier amateur d'art.

Exposition "Images en lutte" : Ecole nationale supérieure des Beaux-arts, jusqu'au 20 mai à Paris.