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Libération
Récit

Martin Selmayr braque la Commission européenne

La nomination express de l’ancien chef de cabinet de Jean-Claude Junker au secrétariat général est vécue comme un putsch dans les couloirs de l’institution. Retour en quatre actes sur les manœuvres qui ont permis à l’eurocrate de prendre le contrôle.
par Jean Quatremer, Correspondant à Bruxelles
publié le 4 mars 2018 à 20h26

Jeudi 1er mars, les 33 000 fonctionnaires de la Commission européenne ont la surprise, en ouvrant leur boîte mail, de découvrir une lettre de leur nouveau secrétaire général (SG), l'eurocrate allemand Martin Selmayr, 47 ans. Habituellement, seul le président de la Commission s'adresse à l'ensemble du personnel, les directeurs généraux se contentant d'envoyer un mot aux fonctionnaires qu'ils ont sous leur autorité directe. La lettre du chef de cabinet sortant de Jean-Claude Juncker, le patron de la Commission, ne laisse aucun doute sur la portée du symbole : c'est bien d'un putsch dont il s'agit. Selmayr proclame ainsi que «le secrétariat général ne [doit pas se] contenter d'être la machine à faire tourner notre institution», ce qu'il est, mais devenir «le cœur et l'âme de la Commission».

En une phrase, les vingt-huit commissaires sont réduits au rôle de simples figurants. «On a assisté à une prise de pouvoir impeccablement préparée et jouée avec audace», se désole un commissaire européen qui préfère, pour l'instant, rester dans l'ombre, même s'il est censé être l'un des poids lourds de l'institution. Retour sur ce soulèvement bureaucratique qui ébranle la Commission Juncker.

Bruit et fureur

Il est 9 h 39, mercredi 21 février, lorsque le millier de journalistes accrédités auprès de l’Union reçoit un communiqué annonçant une conférence de presse de Jean-Claude Juncker pour 10 h 30.

Pourquoi le Luxembourgeois, qui a donné moins de cinq conférences de presse depuis son arrivée à la tête de la Commission, en novembre 2014, éprouve-t-il le besoin de convoquer les médias, alors qu’il est déjà descendu en salle de presse une semaine auparavant ? Et surtout pourquoi à 10 h 30 et non pas à l’issue de la réunion du collège des 28 commissaires qui a lieu tous les mercredis matin ? La réponse ne tarde pas : il annonce la nomination de son chef de cabinet, Martin Selmayr, au poste de secrétaire général, la tour de contrôle de la Commission, en lieu et place du Néerlandais Alexander Italianer, qui, pourtant, n’est en poste que depuis 2015 et, à 61 ans, est loin de l’âge de la retraite…

La cheffe adjointe de cabinet, l’Espagnole Clara Martinez, proche du Premier ministre espagnol, Mariano Rajoy, est nommée dans la foulée cheffe de cabinet, ce qui indique que Selmayr continuera en réalité à contrôler le cabinet Juncker, Martinez n’ayant rien à lui refuser. Au cours de la conférence de presse, le président annonce une série de nominations et de mutations aux plus hauts postes. Très vite, il apparaît que ceux qui ont résisté à Selmayr sont virés sans ménagement, alors que ses affidés sont promus.

C’est la première fois dans l’histoire de la Commission qu’un président vient ainsi annoncer le nom du secrétaire général qui n’est, jusqu’à plus ample informé, qu’un poste administratif, même s’il est important puisque toutes les décisions de l’exécutif transitent par lui. Tout se passe comme si Juncker, de plus en plus fatigué, annonce symboliquement qu’il remet les clefs de la maison à son eurocrate favori. Il doit beaucoup à Selmayr, qui l’a littéralement «inventé», non seulement comme tête de liste des conservateurs du Parti populaire européen, le PPE, aux élections européennes de 2014, mais aussi comme président de la Commission. Surtout, depuis qu’il s’est installé au Berlaymont, le siège de la Commission, Juncker le laisse diriger l’institution, n’ayant jamais présidé une seule réunion de cabinet. Et tous ceux qui veulent accéder au président, y compris les chefs d’Etat et de gouvernement, doivent passer par Selmayr.

La poussière retombe

Mais qu'est-ce qui a poussé Selmayr à se faire nommer secrétaire général alors que la Commission Juncker est encore en place jusqu'en octobre 2019 ? Pourquoi un tel secret autour d'une promotion qui fait pourtant partie des affaires courantes de l'administration européenne ? Selmayr a déjà commencé à préparer l'après-Juncker. Son but : peser sur le choix du futur président. Il faut savoir que Selmayr est proche de l'Union chrétienne démocrate (CDU) de la chancelière Merkel, le parti pivot des conservateurs européens du PPE. Selmayr veut imposer le Français Michel Barnier- dont il a fait le négociateur du Brexit -, comme tête de liste du PPE, ce qui lui garantira la présidence de la Commission, les conservateurs ayant toutes les chances d'arriver en tête aux élections de 2019. Pour lui, Barnier est le candidat idéal, car il est «Macron-compatible», mais aussi parce qu'il le considère comme faible et malléable.

Libération révèle ces grandes manœuvres le 19 février. Curieusement, comme s'il se sentait fragilisé, Selmayr se fait nommer deux jours plus tard secrétaire général tout en s'assurant de garder la main sur son cabinet, ce qui en fait l'homme indispensable du PPE, mais aussi de tous les futurs candidats à la présidence de la Commission. L'effet de surprise est fondamental pour empêcher toute réaction des autres commissaires.

«A 9 h 30, on se réunit et on nous présente un paquet de nominations. Juncker nous explique que Selmayr est nommé secrétaire général adjoint [SGA] et qu'il a suivi toute la procédure prévue. Puis il nous annonce qu'Italianer démissionne de son poste et qu'il nomme donc Selmayr secrétaire général à sa place avec prise d'effet au 1er mars. L'effet de sidération est total et ça nous a empêchés de comprendre ce qui se passait», raconte le commissaire déjà cité. Neuf minutes plus tard, le communiqué convoquant les journalistes est envoyé. «Il y a une prise de pouvoir par Selmayr, mais derrière ça il y a une machine PPE qui s'est mise en marche», analyse ce commissaire. Mais Juncker, Selmayr et le petit groupe de comploteurs qui étaient dans la confidence ont sous-estimé non seulement les eurocrates, qui entrent en révolte quasi ouverte contre leur administration, mais aussi la curiosité des médias devant l'ascension météorique de Selmayr. Car un tel mouvement de personnel obéit à des règles précises prévues par le statut de la fonction publique, une bible votée par le Parlement européen et le Conseil des ministres (où siègent les Etats).

Comploteurs

Libération reconstitue la façon dont, à partir du vendredi 23 février, Selmayr a manipulé les règles internes pour se faire promouvoir à deux reprises, et en moins d'une minute, secrétaire général adjoint puis secrétaire général.

Fin 2017, le poste de secrétaire général adjoint se libère, sa titulaire, la Grecque Paraskevi Michou, étant candidate au poste de directrice générale «affaires intérieures». A sa grande surprise, elle obtient très rapidement, le 31 janvier, sa promotion de Selmayr, qui a la haute main sur les nominations. Un appel à candidatures est lancé, mais très discrètement. Il faut au moins deux candidats, dont une femme, pour qu’il soit valablement clôturé.

Selon nos informations, il s’agit de Clara Martinez qui se retirera de la course dès la clôture de l’appel à candidatures. Résultat : un candidat unique qui suit la procédure de «sélection» en moins de quinze jours, soit un temps record. Oral devant un panel de présélection, classement par un comité consultatif des nominations (CCN), examen des compétences par un consultant extérieur, retour devant le CCN. Ces premières étapes sont franchies les 15 et 16 février. Le 20 au soir, le commissaire chargé de l’administration, l’Allemand Günther Oettinger a la surprise de voir débarquer Selmayr dans son bureau, pour un entretien d’embauche bouclé en moins de trente minutes.

Contrairement à ce qu’affirme depuis la Commission, Selmayr, même comme chef de cabinet, ne pouvait se faire nommer directement secrétaire général, car il faut au minimum appartenir au vivier des directeurs généraux adjoints et directeurs généraux, alors que Selmayr n’était que directeur. D’ailleurs, s’il pouvait se faire nommer directement SG, on se demande pourquoi il ne l’a pas fait et a préféré manipuler un appel à candidatures.

Toute cette manœuvre n’a pu avoir lieu qu’avec la complicité de la directrice générale aux ressources humaines, la Grecque Irene Souka, qui en a été récompensée : le 21 février, elle a vu ses fonctions prolongées au-delà de l’âge de la retraite, tout comme celles de son mari, le directeur général à l’énergie, le Français Dominique Ristori…

Pourquoi avoir précipité ainsi le mouvement ? Si Selmayr était resté six mois au poste de SGA, il aurait pu devenir sans problème SG. Mais il voulait éviter l’interférence des Etats qui auraient eu le temps de peser dans ce choix crucial. La France, notamment, comptait bien faire main basse sur le poste, puisque deux des quatre institutions de l’Union sont déjà gérées par des Allemands (le Parlement européen et le service diplomatique). Trois sur quatre, ça fait beaucoup…

Explications

Toutes ces révélations ne sont pas restées sans effet : les députés européens découvrant l'étendue d'une manipulation qui entache la réputation d'une Commission censée être la gardienne des traités, ont réclamé des explications, le député vert allemand Sven Giegold dénonçant même une «opération nuit et brouillard». Tous les groupes politiques, à l'exception bien sûr du PPE, ont décidé que la commission de contrôle budgétaire (la Cocobu, dirigée par une Allemande de la CDU) mènerait une enquête sur cette promotion express. Les syndicats de la Commission exigent, eux aussi, des explications. Ce qui n'entame pas la détermination de Selmayr à consolider son pouvoir le plus rapidement possible. Il a déjà décidé de déménager son bureau près de celui de Juncker afin de garder sous contrôle celui qui apparaît comme sa marionnette (consentante).

Selon nos informations, il va même continuer à présider les réunions du cabinet du président, une concentration de pouvoirs sans précédent dans l’histoire de l’institution où niveaux politique et administratif ont toujours été séparés par une cloison étanche. Pis : il entend placer le service juridique, jusque-là indépendant, sous sa tutelle et y nommer la très docile Clara Martinez. Selmayr deviendrait ainsi l’alpha et l’oméga de la Commission.

Et son but est de le rester pour longtemps, d’où ses manœuvres pour choisir un futur président de Commission aussi docile que l’aura été Juncker. Les Etats, le Parlement européen, les commissaires vont-ils assister sans broncher à la démolition d’une institution motrice de l’intégration européenne désormais soumise à l’ambition démesurée d’un technocrate non élu ?

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