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L'intelligence artificielle commence à faire parler les morts

PROSPECTIVE. Un Américain et une Russe ont programmé des « chatbots » à partir d'anciennes conversations avec leurs proches décédés.

Par Leïla Marchand

Publié le 5 mars 2018 à 17:39

John James Vlahos est mort d'un cancer en février 2017. Son fils, James, continue pourtant de discuter avec lui via Facebook Messenger. Il a intégré sur le réseau social une intelligence artificielle (IA) de sa confection, le « dadbot ».

Pour le programmer, ce journaliste américain a profité des derniers mois de vie de son père pour enregistrer leurs conversations. Sa passion pour le football américain, les origines grecques de sa famille, l'histoire de son premier chien… Les souvenirs de John James Vlahos, comme son sens de l'humour et sa façon de lui demander « How the hell are you ? », lui survivent désormais artificiellement dans le « dadbot », sollicitable à chaque instant, comme n'importe quel contact Facebook.

Une entrepreneuse russe basée à San Francisco a eu la même idée. Alors qu'elle pleurait son meilleur ami, décédé brutalement dans un accident de voiture, Eugenia Kuyda a tenté de l'immortaliser dans une IA baptisée « Replika ». Ce robot conversationnel, qu'elle a mis en route en 2016, s'est nourri des milliers de messages que les deux amis s'échangeaient en ligne.

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Ce phénomène avait été prédit par « Black Mirror » dès 2013. Dans un des épisodes de la série, qui imagine les potentielles dérives cauchemardesques de nos technologies, une jeune femme désespérée fait appel à une société pour créer un double numérique de son petit ami disparu à partir des nombreuses traces qu'il a laissées sur Internet.

Le refus de l'absence irréversible

« Avec ces technologies, on fait comme si la personne pouvait encore être là. C'est une tendance assez logique de notre culture contemporaine dans ses relations à la mort et aux morts », analyse le sociologue Patrick Baudry, auteur de « La Place des morts, enjeux et rites » (L'Harmattan, 2006).

Perdre un être cher, c'est se retrouver face à une absence radicale, irréversible. James Vlahos et Eugenia Kuyda ont tous deux bricolé des « chatbots » pour se soustraire à cette réalité insupportable. « On a tous un penchant naturel à nier qu'une personne est partie », précise le sociologue.

Mais là où, jadis, des rites funéraires accompagnaient la mort d'une personne, où les conventions sociales nous « imposaient d'entrer en deuil et d'en sortir », notre société contemporaine « laisse chacun se débrouiller à sa manière », note Patrick Baudry, et même « rapproche de plus en plus le vivant et le mort ». « Bientôt, dans les entreprises de pompes funèbres, on proposera des hologrammes ! », pronostique-t-il.

Un frein dans le travail de deuil

Psychologiquement, la création d'un « deadbot » peut être un frein dans le processus du deuil. « Après une période de choc liée au décès, la phase suivante est de rechercher la personne décédée. On va croire qu'on la croise dans la rue, on va relire ses messages… Cette phase est normale la première année, mais si elle continue, elle devient pathologique », prévient Véra Fakhry, psychologue spécialiste du deuil.

Mais comment se retenir de relire sa correspondance avec le mort, de regarder ses photos, dans un monde où l'éternité numérique est déjà là, où des milliers de messages archivés sont à portée de clic ? Les germes de ces « deadbots » ont été semés sur Facebook, où les profils de personnes défuntes, changées en mémorial, sont quotidiennement inondés de messages.

« Les gens s'adressent au mort à travers des publications sur sa page, mais aussi dans des messages privés, a constaté Martin Julier-Costes, socio-anthropologue qui a écrit sur l'adolescence et la mort à l'ère du numérique. Beaucoup d'adolescents téléphonent au mort jusqu'à l'annulation de la ligne téléphonique ou envoient des SMS et des messages vocaux sur sa messagerie. »

Mais pour le socio-anthropologue, ces personnes « ne sont pas dupes », elles savent qu'elles ne s'adressent pas réellement au défunt. « Parfois, on a l'impression que c'est insensé, mais en même temps on en a besoin, soutient-il. Nous sommes des êtres paradoxaux et c'est quelque chose à prendre en compte dans le deuil quand on est un peu sens dessus dessous. […] Avant Facebook, les personnes parlaient déjà avec leurs morts dans leur tête. »

Les principaux intéressés se disent d'ailleurs conscients du jeu ambigu auquel ils jouent. « Pour moi, il y a une limite morbide à ne pas dépasser. Il ne faut pas essayer de créer quelque chose de trop réaliste », avançait James Vlahos lors d'une conférence au Web Summit en novembre dernier, tout en confessant aussi « essayer d'améliorer 'dadbot' tous les jours ». Son chatbot « ne remplacera jamais » son père, insiste-t-il, mais il voit dans cette technologie un bon moyen de « se souvenir de lui » et de transmettre ce souvenir à ses enfants.

Le risque de trahir les propos

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Pour léguer à sa descendance un « papy artificiel », encore faut-il que celui-ci soit fidèle à l'original. Le « dadbot » de James Vlahos a en mémoire 90.000 mots prononcés par son père. Ceux-ci ont été classés par thème afin de « réagir » à certaines questions types, telles que « Hey, papa, tu es là ? » ou « Raconte-moi l'histoire de ta famille ».

Mais « si une machine peut retenir les expressions d'un mort, son vocabulaire, il lui sera en revanche difficile de saisir sa vision du monde, ou son ironie, pointe Jean-Gabriel Ganascia, chercheur en intelligence artificielle. Lors d'un dialogue, on doit pouvoir saisir le contexte. Lorsque l'on évoque une thématique, il y a un lien qui se fait dans notre mémoire, une chose nous en évoquant une autre. » Pour lui, « la personnalité de chacun est trop complexe » pour être reproduite dans un robot conversationnel.

Le risque de trahir les propos du défunt n'a pas freiné les deux inventeurs dans leur projet. « Aujourd'hui, sur Internet, on se moque que ce que l'on dit soit intéressant pourvu que quelqu'un nous réponde, nous 'like' », fait valoir Jean-Michel Besnier, professeur de philosophie à la Sorbonne et auteur de « Demain les posthumains » (Hachette, 2009).

Tant que James Vlahos aura « l'impression de converser avec quelqu'un de vivant », dit Jean-Michel Besnier, ces échanges le satisferont. Ce « consentement à parler dans le vide » est selon lui une illustration frappante du sentiment de solitude et de dépression engendré par nos sociétés technologisées. Dans ce contexte, toutes les machines capables d'apaiser ces souffrances « vont toujours trouver acquéreur ». Quitte à faire revivre artificiellement nos morts.

Vidéo - Une appli (flippante) pour communiquer après la mort

La tech investit le secteur funéraire

· Cimetière connecté. Un QR Code collé sur un coin de la tombe est scanné via un smartphone afin de connaître quelques détails de la vie du défunt. Un service proposé par la société Digital Legacy.· Eternité sur Facebook. Planifier la gestion de ses données laissées sur Internet (courriels, réseaux sociaux...) et laisser des messages à ses proches après sa mort (comme un message d'anniversaire programmé) est proposé par plusieurs sociétés, comme Grantwill ou Ad Vitam.· Obsèques en « live ». Des caméras permettent aux proches ne pouvant être présent d'assister à la cérémonie en ligne. Une prestation qui se développe en France, déjà proposée par le crématorium du Père-Lachaise.· Chrysanthèmes à distance. Faire nettoyer une sépulture ou y déposer des fleurs sans s'y rendre est proposé par de nombreuses sociétés de pompes funèbres mais aussi par une start-up, Memory Forever, qui « uberise » cette pratique en demandant à des particuliers de s'en charger.· Cercueil du futur. Transformer son corps en un arbre après sa mort au lieu de l'enfermer dans un cercueil en bois : cette alternative de designers italiens a beaucoup fait parler d'elle. Leur entreprise commercialise des capsules biodégradables, accueillant les cendres ou le corps du défunt, à enfouir sous un arbre.

Mourir n'empêche plus de donner des concerts

Assister à des concerts de stars décédées n'est déjà plus de la science-fiction. Une des premières a eu lieu en avril 2012, quand, quinze ans après sa mort, le rappeur Tupac a fait une apparition sur la scène du festival Coachella. Cette performance était une « illusion holographique » créée par un projecteur réfléchissant son image sur une structure en 3D. Le roi de la pop Michael Jackson a lui aussi eu droit à un retour très remarqué, près de cinq ans après son décès. Grâce à une image de synthèse, le chanteur a interprété un morceau de quatre minutes issu d'un album posthume, lors des Billboard Music Awards de Las Vegas en 2014. La chorégraphie holographique reprenait tous les mouvements caractéristiques de la star, notamment son célèbre « moonwalk ». Elle a nécessité un an de travail et le concours de 104 artistes et techniciens.En France, c'est un spectacle complet d'une heure et demie en hologramme qui a été donné au Palais des Congrès de Paris en 2017. Par la magie des effets spéciaux, un quatuor de stars des années 1970 a repris vie : Claude François, Dalida, Mike Brant et Sacha Distel.

Leïla Marchand 

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