Un nouveau rapport alerte au scandale de la stérilisation forcée des femmes en Europe

Entre 2010 et 2013, des juges espagnols ont décidé de priver de manière définitive des centaines de femmes du droit de d’enfanter. À cette fin, ils ont ordonné aux femmes en cause de se soumettre à une procédure de stérilisation irréversible, en arguant qu’il en allait de leur meilleur intérêt.

On sait peu à propos de ces quelques 400 femmes et il n’est pas clair, non plus, si elles couraient un risque de santé ou si elles étaient atteintes de maladies héréditaires qui engageaient leur pronostic vital. Leur seul tort, à première vue, était qu’elles étaient handicapées.

Les cas espagnols, de même que d’autres incidents similaires en Croatie, au Royaume-Uni et en France ont été divulgués dans un nouveau rapport-choc qui révèle pour la première fois au grand jour le scandale de la stérilisation forcée de femmes et de filles handicapées en Europe.

Et il ne s’agit jamais que des cas dont nous avons connaissance. Bien plus souvent, les procédures de stérilisation forcée ne laissent aucune trace dans les registres officiels, et ce parce que les médecins procèdent généralement de leur propre initiative, pratiquant des stérilisations sur des femmes au mépris des procédures légales.

Personne ne collecte de données ni enquête sur l’étendue réelle de ce problème, explique An-Sofie Leenknecht, du Forum européen des personnes handicapées (FEPH), qui a préparé le récent rapport en collaboration avec la Fondation CERMI Femmes, en Espagne. Or tout ceci est en train de survenir en Europe, aujourd’hui, dit-elle.

« Nos preuves proviennent des témoignages recueillis auprès de femmes handicapées à travers nos organisations affiliées », indique madame Leenknecht « Le fait que des femmes handicapées doivent encore subir ça dépasse l’entendement, même pour celles et ceux d’entre nous qui travaillent dans le domaine du handicap au quotidien. »

Madame Leenknecht appartient à une coalition informelle qui réunit en son sein des activistes féministes et de défense des droits des personnes handicapées, des organisations des droits de l’homme et une poignée de députés parlementaires qui ont collecté des témoignages, organisé des auditions parlementaires et publié de la documentation au cours des dernières années pour sortir de l’ombre et révéler au grand jour ces violations systématiques des droits humains.

Une stérilisation forcée survient lorsqu’une femme est soumise à une intervention chirurgicale – qui implique l’obturation ou la ligature des trompes de Fallope – sans qu’elle ne sache de quoi il s’agit, sans qu’elle y consente ou sans qu’elle ne l’autorise. En vertu des normes internationales des droits de l’homme, elle constitue une violation du droit humain de protection contre la torture et tous autres traitements et châtiments cruels, dégradants ou inhumains, alors que la Convention d’Istanbul, premier instrument contraignant en Europe ayant vocation de prévenir et combattre la violence à l’égard des femmes la définit comme un crime contre les femmes. Pourquoi survient-elle donc encore ?

Laura Albu, de Roumanie, est membre du comité exécutif du European Women’s Lobby. Elle explique que toute une série de motifs sont invoqués à travers le continent pour justifier la procédure, en fonction du handicap particulier que présente la femme. Dans certains cas, il peut s’agir d’appréhensions culturelles, par exemple qu’une femme puisse transmettre son handicap à sa descendance, alors que dans d’autres, cela peut découler de craintes qu’une femme ne soit pas apte à élever des enfants, dit-elle. Parfois aussi, les croyances religieuses perçoivent comme un pêché le fait qu’une femme handicapée ait des enfants.

Selon Laura Albu, un dénominateur commun entre les différents incidents qui ont fait surface au cours des dernières années est à trouver dans la personne qui prend les décisions. « En règle générale, ce n’est pas la famille qui en fait la demande ; ce sont des professionnels de la médecine qui prennent la décision, purement sur la base de préjugés », dit-elle, tout en précisant que l’intervention chirurgicale est fréquemment pratiquée simultanément à d’autres procédures ou examens médicaux.

Les praticiens de cette sorte agissent au mépris des lois nationales ou des directives médicales, indique madame Albu. « Il en va des opinions personnelles des médecins », qui pensent que la stérilisation est dans l’intérêt de la femme, de sa santé, de sa famille ou de la société au sens large, ajoute Laura Albu. « Ils décident et ce faisant assument le rôle de Dieu sur ce point particulier », dit-elle, précisant que l’éducation des professionnels de la médecine sera l’un des principaux défis à relever à l’avenir pour venir à bout de cette pratique.

La menace de la violence sexiste

Le nombre de femmes et de filles handicapées en Europe est estimé à 46 millions. En tant que groupe, elles sont entre deux et cinq fois plus susceptibles d’être les victimes de violence que les femmes sans handicap, selon les données du Forum européen des personnes handicapées (FEPH). Selon les activistes des droits des handicapés, les femmes et

les filles avec des handicaps intellectuels et psycho-sociaux sont particulièrement exposées au risque d’être soumises à une stérilisation contrainte ou forcée.

Un autre groupe marginalisé qui a été particulièrement vulnérable à cette pratique sont les femmes roms. Ceci pour des raisons évidentes, selon Soraya Post, députée au parlement de Suède pour l’Initiative féministe.

« Les femmes roms, tout comme les femmes handicapées, ne sont pas perçues comme des citoyennes à part entière mais comme des citoyennes de seconde catégorie », dit-elle.

Les Roms constituent la plus grande minorité ethnique dans l’Union européenne et ont depuis longtemps été confrontés à des niveaux élevés d’exclusion et de discrimination.

Il s’agit d’une question intimement personnelle pour Post, activiste rom de longue date et première députée élue au Parlement européen pour un parti féministe. Alors qu’elle avait 22 ans et se trouvait dans le septième mois de sa troisième grossesse, la mère de Post, elle aussi une Rom, fut contrainte d’avorter et de se soumettre à une procédure de stérilisation - des événements qui ont hanté les membres de sa famille tout au long de leur vie. Sa mère n’a jamais cessé de se morfondre sur le sort du bébé, l’espoir qu’avait son père de fonder une grande famille a été fracassé, tandis qu’elle et son frère n’ont jamais pu connaître la personne que leur petit frère aurait pu devenir.

« Je suis toute seule à présent. Je n’ai pas de père, pas de mère et mon frère cadet est mort. J’aurais beaucoup aimé avoir un autre frère. Et j’en aurais eu un si le gouvernement n’avait pas décidé de mettre fin à ses jours », confie Post à Equal Times. « C’était une telle humiliation et une violation de nos droits humains et de notre dignité », de forcer ma mère à se stériliser et à avorter uniquement en raison de son ethnicité.

Pour Post, freiner la montée des partis d’extrême droite en Europe est essentiel pour prévenir la stérilisation forcée des groupes vulnérables à l’avenir.

« Ces partis sont antiféministes, racistes, fascistes et ne considèrent pas les Roms ou les personnes handicapées comme des citoyens à part entière de l’Union européenne », dit-elle.

Post exhorte les pays membres de l’UE à joindre le geste à la parole et à respecter les nombreux accords et traités qu’ils ont adoptés, en vertu desquels les stérilisations forcées constituent une violation des droits humains.

Selon les activistes, cette question est aussi intimement liée aux difficultés plus générales que les femmes handicapées affrontent à l’heure d’explorer leur sexualité, d’entretenir des rapports sexuels, d’accéder à la contraception et d’avoir des enfants.

« Nous sommes perçues comme asexuées ; comme n’ayant pas la capacité, ni le droit, ni le besoin d’explorer cet aspect de notre vie. Nous sommes vues comme des personnes qui devraient rester solitaires, isolées et détachées », affirme Lucy Watts, 24 ans, activiste pour les droits des handicapés, basée en Grande-Bretagne et atteinte d’une maladie neuromusculaire rare.

Temps de changer la législation ?

La problématique de la stérilisation forcée est aussi intrinsèquement liée à une autre question, d’ordre juridique celle-là, autour de laquelle les activistes des droits des handicapés n’ont cessé de faire du battage depuis des années. En vertu des législations de nombreux pays européens, les personnes atteintes de handicaps intellectuels et de problèmes de santé mentale et qui dénotent une incapacité à « gérer leurs affaires personnelles » peuvent être dépouillées de leur capacité juridique. Autrement dit, le pouvoir de prendre des décisions juridiquement valables et de souscrire des relations contractuelles leur est ôté – de telle sorte qu’elles ne peuvent plus signer un contrat de location, voter, ni même se marier – et est attribué à autrui. Ce tuteur légal peut être un parent mais peut aussi être quelqu’un de beaucoup plus éloigné, parfois responsable de jusqu’à 50 autres personnes, explique madame Leenknecht.

Pour empêcher la stérilisation forcée des femmes handicapées, nous devons modifier les lois sur la tutelle qui privent des personnes de leurs capacités légales, indique An-Sofie Leenknecht, qui ajoute qu’il s’agit d’une pratique courante dans la plupart des pays de l’UE.

« La législation doit être modifiée afin que les personnes handicapées préservent toujours leur capacité légale, quelle que soit la situation, bien entendu avec un soutien adapté aux circonstances », dit-elle.

Pour Laura Albu, la question, en définitive, est de savoir qui décide de ce qui leur arrive, et de noter que les libertés fondamentales sont en jeu. « Si je décide de ce qui est dans votre meilleur intérêt, on ne vit pas dans une société démocratique et libre », dit-elle, soulignant que les femmes handicapées doivent pouvoir faire leurs propres choix en matière reproductive – il s’agit là de choix que nul autre ne peut faire à leur place.

Selon Lucy Watts, des décisions sont bien trop souvent prises au nom des personnes handicapées sous prétexte qu’on sait ce qui est dans leur meilleur intérêt – comme ce que les juges espagnols ont fait dans le cas de ces centaines de femmes. C’est inacceptable, selon madame Watts. « Vous ne vivez pas ma vie ; vous ignorez à quel point elle est gratifiante et belle. En réalité, vous ne savez pas ce dont je suis capable, qui je suis et les valeurs que je défends », affirme-t-elle. « Pourquoi devriez-vous dès lors dicter à une personne comme moi ce qui est dans mon meilleur intérêt alors que vous ne me connaissez même pas ? » Pourquoi devrais-je être stérilisée de force alors que je sais ce qui est dans mon meilleur intérêt ? »