Les réalités du racisme

Get out, de Jordan Peele (2017) ©AFP - BLUMHOUSE PRODUCTIONS / QC ENTER / COLLECTION CHRISTOPHEL
Get out, de Jordan Peele (2017) ©AFP - BLUMHOUSE PRODUCTIONS / QC ENTER / COLLECTION CHRISTOPHEL
Get out, de Jordan Peele (2017) ©AFP - BLUMHOUSE PRODUCTIONS / QC ENTER / COLLECTION CHRISTOPHEL
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Frédéric Worms s'entretient avec Magali Bessone, professeure de philosophie politique à l'université Paris 1 Panthéon-Sorbonne.

Avec
  • Magali Bessone Professeure de philosophie politique à l'Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne

Il y a une vérité ou plutôt une réalité du racisme mais ce n’est pas celle qu’il croit. Dans tous ses livres et jusque dans celui qui est destiné  aux adolescents, Magali Bessone le montre. Elle montre d’abord sur quelles fausses constructions scientifiques, et donc en réalité sur quelles constructions idéologiques le racisme, sous toutes ses formes, s’est construit. 

Le racisme est donc bien une construction et une fiction. Mais lui dénier sa vérité théorique ne suffit pas à lui enlever sa réalité sociale, et politique. Bien au contraire, plus on démontrera que le racisme n’a aucune vérité scientifique plus on sera contraint de comprendre sa réalité sociale qui ne cesse de revenir, de ne pas la dénier, de s’en saisir même pour agir contre elle, de la rendre visible. Il y aurait une illusion à croire que le racisme est seulement une illusion. Reconnaître sa réalité ne lui donnera aucune vérité. Mais comment définir, critiquer lutter contre cette réalité  et la variété de ses formes ? C’est l’enjeu d’aujourd’hui, en 2018, qui impliquera la philosophie, les sciences sociales, la politique, l’éducation, et la discussion lucide.

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Magali Bessone : Etonnamment, la thèse du fondement naturel et biologique de la race ne cesse de revenir sous des déguisements ou des formes variées. Une des formes récentes est celle qui consiste à essayer de trouver un fondement génétique. La race serait une donnée biologique inscrite dans le génome."

#Rachel Dolezal

Pour mon travail de thèse, je me suis intéressée à l'importance de la pensée raciale aux Etats-Unis, et ce depuis la parution de l'ouvrage de William E. Burghardt Du Bois, Les âmes du peuple noir en 1903. Ce qui m'a frappée à l'époque, au tournant des années 2000, c'est que la question raciale qui existait aux Etats-Unis en sociologie, en philosophie, en histoire, en théorie critique, etc. n'avait pas en France la même ampleur, en tout cas la même pertinence disciplinaire, notamment dans ma discipline, la philosophie politique. Et je me suis demandé pourquoi cet objet qui avait droit de cité aux Etats-Unis, ce terme qui n'était pas un terme tabou, ce concept qui était étudié comme concept avec les outils de l'ontologie, de la métaphysique, de la philosophie du langage, etc. ne suscitait pas du tout le même genre d'enjeu théorique, disciplinaire, philosophique en France.

#W. E. B. Du Bois #philosophy of race

Concordance des temps
59 min

Magali Bessone : La différence avec le contexte français c'est que les catégories raciales en France n'ont pas cette évidence historique continuée qu'elles revêtent aux Etats-Unis depuis 1790 et le tout premier recensement de population. Cette continuité à la fois du fait et de la catégorie de race vient contredire l'universel proclamé par la Déclaration d'Indépendance et selon laquelle tous les hommes ont été dotés par leur créateur de droits inaliénables. C'est ce paradoxe, au cœur de la démocratie américaine, qui d'emblée a exigé que des universitaires, des chercheurs, des intellectuels s'interrogent sur ce dilemme - ce que Gunnar Myrdal appelle le "dilemme américain" : la concomitance d'un idéal universel d'égalité, de liberté, de droit au bonheur, et dans les pratiques politiques, une pratique "separate but equal" pendant quelques décennies, une pratique qui, quoi qu'elle prétende se faire au nom d'une égalité, en réalité reproduit des effets de ségrégation, de stigmatisation, de domination d'une population particulière." 

#Vichy #Napoléon #Lyndon Johnson #Gunnar Myrdal 

Un jeune Afro-Américain utilisant une fontaine réservée aux personnes de couleur, Etats-Unis, années 1950
Un jeune Afro-Américain utilisant une fontaine réservée aux personnes de couleur, Etats-Unis, années 1950
© Maxppp - Jared Enos / MEDIA DRUM WORLD

Magali Bessone : L'introduction dans des universités prestigieuses américains de départements de Race studies, Black studies, Hispanic studies, Postcolonial studies ou Subaltern Studies est un geste politique qui vise à poser enfin, dans des lieux réservés à une élite, plutôt à une frange favorisée, dominante de la population, des problèmes qui sont des problèmes souvent invisibles, peu étudiés, sous-conceptualisés, dont l'histoire n'a pas été faite, dont les déterminants sociologiques ne sont pas travaillés, précisément parce que les élites formées dans ces universités prestigieuses se posaient des questions qui étaient les leurs et qui n'étaient pas celles des populations subalternes. C'est en cela que le geste des Subaltern studies est politique : il ne s'agit pas seulement d'introduire les minorités de genre, de race, etc. comme objet d'étude mais d'introduire également une forme d'agentivité intellectuelle, donnant aux sujets minorisés la possibilité de travailler de leur point de vue le problème de discrimination/stigmatisation/ségrégation qu'ils vivent, l'expérience qu'ils font au quotidien.

#Race studies #Black studies #Hispanic studies #postcolonial studies

Magali Bessone : Mon travail tend à critiquer le concept de race comme donnée biologique ou naturelle qu'elle que soit sa forme, à montrer que les races sont des constructions sociales, c'est à dire qu'elles ont une histoire, une sociologie... et ce faisant, donner "une existence sociale aux races" ? Je ne sais pas s'il s'agit "donner une existence sociale aux races" mais il s'agit de visibiliser leur existence. Quand on a construit quelque chose, cette chose existe. Les races ne sont pas une fiction, elles sont une réalité qui a des effets extrêmement violents, dévastateurs, allant jusqu'au génocide parfois. Les catégories une fois qu'elles ont été construites produisent des effets objectifs, subjectifs et intersubjectifs. De même la catégorie de nation produit des effets réels. Depuis Benedict Andersen, on sait que la catégorie de nation a été construite par les nationalistes, pourtant il est difficile de dire aujourd'hui que les nations ne sont pas réelles. Les races sont une réalité qu'il importe de ne pas nier au risque de s'interdire de traiter cet ensemble d'effets. Ce n'est pas parce qu'on ne la dira plus ou qu'on fermera les yeux qu'elle aura cessé d'exister. Il est fondamental de la critiquer comme fait naturel, de saisir que les races sont construites, dans un contexte donné : les races aux Etats-Unis ne correspondent pas exactement à ce qu'elles sont dans le contexte français ou allemand. Il est fondamental de déplacer les analyses, et pas seulement de les traduire. L'idée que les races ne sont pas biologiques mais qu'elles sont socialement construites n'est pas très compliquée. Mais on y résiste. Et de cet argument, on a du mal à tirer des pratiques. Si les races ont été construites et existent désormais sur le mode de faits sociaux, peut-être par ailleurs l'existence des races justifient un certain nombre de pratiques d'injustices, d'inégalités, de discriminations, de stigmatisations, peut-être faudrait-il commencer par observer comment elles existent ? ce qu'elles signifient ? quelles sont leurs effets ? afin de pouvoir déconstruire la race, mais surtout le racisme, ce qui est quand même l'enjeu, de parvenir à mettre en place une justice, un mode de relation politique, morale et sociale dans lequel les races n'auraient plus l'impact, la valeur négative qu'elles ont aujourd'hui.

#race #nation #Benedict Anderson

Le choix musical de Magali Bessone est "Seul" de Rocé & Archie Shepp .

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