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La police chinoise traque les Ouïghours exilés en France
La diaspora ouïghoure est mondiale. Ici, une manifestation à Washington le 12 juillet 2017 pour protester contre le traitement des musulmans dans la région de Xinjiang, à majorité ouïghoure.

La police chinoise traque les Ouïghours exilés en France

Sous haute surveillance

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Le magazine "Foreign Policy" a révélé le 2 mars dernier que la police chinoise utilise des techniques d'intimidation envers les membres de la communauté ouïghoure en France. "Marianne" a également pu se procurer ces documents démontrant que la diaspora ouïghoure étroitement contrôlée en Chine, est la cible d'une vaste campagne de surveillance.

C'est une campagne de surveillance mondiale qui n'épargne pas la France. Vendredi 2 mars, le magazine Foreign Policy a révélé que la police chinoise demande aux membres de la diaspora ouïghoure résidant en France - une communauté turcophone à majorité musulmane originaire d'une région au nord-ouest de la Chine - des informations personnelles sur leur travail, leurs études, leurs photos, et leurs papiers d'identité. Marianne a pu à son tour obtenir des documents de ces demandes intrusives de la police chinoise sur le sol français.

Les Ouïghours sont l'ethnie la plus importante reconnue par le gouvernement chinois. Un peu moins de 10 millions d'entre eux sont concentrés dans le Xinjiang ("nouveau territoire", en mandarin) au nord-ouest de la Chine, une région majoritairement musulmane que cette communauté appelle le Turkestan oriental. Des mouvements révolutionnaires pour un Turkestan oriental libre agitent la région depuis de nombreuses décennies. Alors que la répression de Pékin se faisait toujours plus pressante, une émeute a éclaté en 2009, faisant 156 morts.

Depuis, au nom de la lutte contre le terrorisme, les autorités mènent une grande campagne de surveillance des Ouïghours en Chine, utilisant des moyens toujours plus sophistiqués pour étendre leur contrôle sur la communauté. Reconnaissance faciale, récolte d'ADN, caméras de surveillance hyper-performantes à chaque coin de rue : dans le Xinjiang, Big Brother prend une tournure très high-tech. Cela fait maintenant près d'un an que la police chinoise semble déterminée à exporter ces pratiques hors de ses frontières, et à faire un état des lieux très précis de la minorité ouïghoure dans le monde. Ce que démontrent les témoignages recueillis par Marianne.

Par sécurité pour les personnes concernées, nous ne reproduirons toutefois pas ici les captures d'écran et l'enregistrement audio des échanges qui nous ont été fournis. Dans le cas des témoignages de Ouïghours obtenus à Paris, nous n'emploierons pas non plus leur véritable identité et ce à leur demande, car cette petite communauté - ils sont à peine un millier en métropole - vit chaque jour dans la peur pour leur famille restée en Chine.

"Tu fais quoi là-bas ? Tu passes ta vie avec qui ?"

Car c'est bien l'instrument de pression qu'utilisent les policiers chinois pour convaincre les Ouïghours restés en France de leur donner les informations qu'ils exigent. Ils entretiennent la crainte des conséquences pour leur famille restée au pays s'ils ne coopèrent pas : "Il faut toujours coopérer avec la police chinoise, quoiqu'il arrive, même si on ne comprend pas", raconte Paul* à Marianne.

Arrivé en France en 2010, Paul, d'origine ouïghoure, est rentré en Chine voir ses parents pour la dernière fois en 2016 : "Trois jours après que je sois rentré, la police est venue me voir pour me poser des questions. Ils ont fait ça à chaque fois que je suis allé chez mes parents", explique-t-il. Commence alors un interrogatoire sur ses fréquentations en France : "Tu fais quoi là-bas ? Tu passes ta vie avec qui ? A qui est-ce que tu parles ?" La police lui déconseille de parler à d'autres expatriés ouïghours. "Ensuite, ils m'ont demandé mon passeport. J'ai refusé, parce qu'il n'y avait aucune raison pour ça. J'avais déjà été contrôlé à la douane, après tout". La police se fait insistante, mais Paul refuse. Plusieurs jours après, il est amené en prison. Il y restera 10 jours. "Quand je suis ressorti, j'ai passé deux ou trois jours avec mes parents, et ils m'ont dit : 'Il faut que tu rentres absolument en France'. Depuis, je n'y suis pas retourné."

"Si tu coopères, ce sera beaucoup mieux pour toi"

Mais même arrivé en France, ses relations avec la police chinoise ne cessent pas. Un policier le contacte via l'application de messagerie chinoise WeChat : "Ils m'ont demandé des preuves de ma présence à l'université où j'ai étudié, de mon travail, ils m'ont demandé de me prendre en photo devant la Tour Eiffel et d'autres monuments avec mes papiers pour prouver que j'étais à Paris". Encore une fois, Paul refuse d'obtempérer et de transmettre une copie de son passeport. Il prétexte un rendez-vous à la préfecture pour des démarches administratives, et explique ne plus avoir ses papiers sur lui. Réponse de la police, à la tonalité menaçante : "Si tu coopères, ce sera beaucoup mieux pour toi".

"Même en étant partie, même en étant Française, c'est comme si on ne pouvait pas se soustraire à leur influence"

Paul est loin d'être le seul à avoir reçu des messages de ce type. Amandine*, arrivée en France il y a une dizaine d'années, a elle aussi été contactée. Les autorités chinoises lui ont demandé plusieurs documents, dont son adresse, un papier attestant de son inscription à l'université où elle étudiait, du lieu où elle travaille, et une copie de son passeport français. "Je suis d'origine ouïghoure, mais je suis pourtant naturalisée française, raconte-t-elle à Marianne. Même en étant partie, même en étant Française, c'est comme si on ne pouvait pas se soustraire à leur influence".

"Les gens ont peur de ce qui peut arriver à leurs familles s'ils témoignent"

Ils sont des dizaines dans le cas d'Amandine ou de Paul. Quand ils refusent une première fois, la police rend visite à leurs proches restés en Chine. Rapidement, les exilés reçoivent des messages ou des appels de leurs familles, qui leur demandent de se soumettre aux consignes des autorités. Et la police chinoise ne s'arrête pas aux seuls membres de la diaspora, mais demanderait aussi des informations sur leurs conjoints français.

Comme dans le cas de Paul, Amandine ressent fortement les pressions et l'intimidation des autorités chinoises. Arthur*, arrivé en France il y a une quinzaine d'années, a reçu le même type de demandes : "Ce genre d'humiliations, je ne les supporte pas", explique-t-il. Mais là encore, il voit la nécessité de se plier aux requêtes des policiers : "J'ai très peur pour ma famille, elle est comme en otage là-bas pendant que moi, je suis en France". La psychose semble régner dans la diaspora française, alors que les Ouïghours, souvent isolés, craignent de s'exprimer et de signaler les demandes de plus en plus intrusives de la police. "Les gens ont peur de ce qu'il risque d'arriver à leurs familles s'ils témoignent, relate Amandine. Je connais une dame qui a supprimé les messages de ses échanges avec la police. Il est très difficile de rassembler des preuves de ce qu'il se passe, et de le faire savoir". Souvent, les familles restées dans le Xinjiang coupent tout contact avec leurs enfants, pour éviter d'avoir des ennuis : "Des étudiants reçoivent des messages de leur maman qui leur dit qu'elle ne veut plus entendre leur voix, explique Arthur. Vous imaginez, à quel point c'est douloureux ? Avoir l'impression que votre mère ne veut plus vous parler ?"

"Leur but est de limiter la liberté de parole et de déplacement de la diaspora ouïghoure"

"Un classique des techniques d'intimidation utilisées par Pékin"

A chaque fois, la méthode utilisée par la police chinoise semble être la même : de manière méticuleuse, elle retrace la vie de chacun des exilés ouïghours interrogés, et leur déconseille d'entrer en contact les uns avec les autres. "Ce genre de méthode est un classique des techniques d'intimidation utilisées par Pékin", rapporte Rushan Abbas. Cette militante de la cause ouïghoure est célèbre pour avoir servi de traductrice et de porte-parole à 22 Ouïghours lorsqu'ils étaient détenus dans la prison américaine de Guantanamo.

"Leur but est de limiter la liberté de parole et de déplacement de la diaspora ouïghoure, de les suivre à la trace, le tout pour mieux pouvoir les influencer et les garder sous leur contrôle". Louisa Greve, vice-présidente de la fondation privée américaine de la Dotation Nationale américaine, n'est pas non plus surprise par ces pratiques : "Les actions de la police chinoise en France sont juste un exemple supplémentaire de la capacité du gouvernement chinois d'exporter sa répression en Europe (...) juge-t-elle. Ce harcèlement démontre que le gouvernement chinois a particulièrement confiance en son influence sur le continent et dans le monde, et qu'il est persuadé que les entreprises et les politiques de ces pays ne compromettront pas leurs intérêts ou les investissements chinois dans leur économie".

De son côté, Amandine explique avoir essayé de joindre les services français pour les alerter sur de multiples disparitions d'exilés ouïghours en France, mais ne pas avoir eu de réel retour. Joint par Marianne, le ministère de l'Intérieur n'a pas encore donné suite à nos sollicitations.

"A cause du silence français, le gouvernement chinois pense pouvoir exporter la répression à l'étranger"

Pour Bénédicte Jeannerod, responsable de l'organisation non-gouvernementale Humans Right Watch en France, ce silence n'est pas surprenant : "Nous voulons savoir pourquoi la France reste silencieuse quand des pratiques abusives sont employées sur son sol". Sur son sol, et à l'étranger : "Nous avons déjà écrit deux lettres au gouvernement pour l'interpeller sur la situation des droits humains en Chine lors de sa visite à Pékin. Si nous avons pu bénéficier d'un entretien avec l'Elysée, nous voyons bien que ces sujets n'ont pas été abordés frontalement lors de la visite diplomatique d'Emmanuel Macron".

Louisa Greve alerte elle aussi sur le risque de silence des autorités françaises : "Cette campagne d'intimidation contre les citoyens français devrait être un appel au monde entier pour que le silence sur l'autoritarisme chinois n'apporte pas d'avantages commerciaux ou diplomatiques. Car à cause de ce silence, le gouvernement chinois a non seulement l'impression d'avoir le droit d'intensifier la répression sur son territoire, mais aussi de pouvoir l'exporter librement à l'étranger".

Une manifestation devant les parlements à travers le monde le 15 mars

Et la France est loin d'être le seul pays sous contrôle. Dans certains cas, son but et ses conséquences sont très concrètes : en Egypte, la communauté turcophone a subi une grande vague de répression l'été dernier, des étudiants ouïghours étant brutalement extradés vers la Chine. Certains Ouïghours sont envoyés dans ce que la Chine appelle des "camps de rééducation politique". Selon Rushan Abbas, ils seraient près d'un million à être détenus dans ces camps depuis des semaines, dans des conditions très difficiles. "Il est terrible que dans ce monde où l'information est globalisée, où tout est censé se savoir, Pékin parvient à agir en toute impunité. Il faut que les gouvernements s'informent de ce qu'il se passe. La situation risque d'empirer, et ce bien au-delà du Xinjiang".

Ce 15 mars, les femmes de la diaspora ouïghoure organisent à travers le monde une manifestation silencieuse devant les parlements nationaux et supranationaux. Amandine, pour sa part, ne sera pas présente, mais continue de militer en sous-main pour alerter sur la cause ouïghoure. "J'essaie d'être très discrète, j'ai peur pour mes proches", confie-t-elle.

*Les prénoms ont été modifiés.

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Natacha Polony, directrice de la rédaction de Marianne