Cigarettes : boissons gratuites, SMS, soirées privées... les nouvelles techniques de vente

Nous avons participé à trois rencontres avec Léa, une commerciale du cigarettier qui, grâce à des soirées où l’alcool est offert, tente de nous convaincre d’acheter sa nouvelle cigarette Iqos.

 Paris. À la terrasse d’un bar, Léa (le prénom a été changé) fait essayer Iqos en échange de 0,50 euro et d’un verre gratuit.
Paris. À la terrasse d’un bar, Léa (le prénom a été changé) fait essayer Iqos en échange de 0,50 euro et d’un verre gratuit. LP

    Pour contourner la loi, les industriels ont lancé un nouveau produit, la cigarette électronique au tabac, dont ils font la promotion par des voies détournées, que nous avons testées.

    Jour 1 : «Philip Morris vient de payer ma bière»

    Elle est attablée, seule, à la terrasse d'un café parisien. Cheveux blonds, la vingtaine, tenue tendance, baskets aux pieds. La jeune femme se fond dans le décor bobo à l'heure de l'happy hour. Impossible d'imaginer qu'elle est, en réalité, une représentante de Philip Morris (Marlboro), venue vendre sa cigarette Iqos au tabac chauffé. À l'intérieur, ses deux collègues, discrets, font les comptes, les yeux rivés sur un ordinateur.

    Personne ne le sait mais ces commerciaux ont conclu, en amont, un marché avec les responsables du bar. Ce soir, ils ont accepté de démarcher les clients à leur place, en échange d'une rémunération. Le discours est toujours le même. Au moment de commander, un serveur s'approche et lance : « Bonjour, on a des gens de Marlboro qui voudraient vous présenter leur cigarette Iqos. Il suffit de payer le filtre 50 centimes d'euros pour essayer le dispositif, de les écouter et on vous offre un verre. Est-ce que ça vous intéresse ? »

    J'accepte, le testing commence. Aussitôt, la discrète blonde, que nous appellerons Léa, s'installe à ma table. « Vous connaissez Iqos? » questionne-t-elle dans un enchaînement bien rodé. Elle glisse, lapidaire qu'elle travaille pour Philip Morris. Et veut en savoir plus sur notre consommation : « Ah, vous vapotez mais vous fumez encore un peu! Justement, reprend-elle, l'avantage d'Iqos, c'est que vous gardez le goût du tabac, le geste, la dépendance, ose-t-elle, mais qu'il n'y a ni odeur, ni cendre. C'est 95 % moins nocif qu'une cigarette classique car le tabac ne brûle pas, il chauffe, du coup il ne libère pas de substances toxiques. On fait la démo? »

    Nous avons piégé une commerciale à l'aide d'une caméra cachée

    Léa, qui assure qu'avant Iqos elle fumait dix Lucky Strike par jour, tire sur le filtre. Je l'imite. Et l'interroge : « Comment se fait-il qu'on ne voit ce produit nulle part ? » Léa ne se démonte pas. « Il est commercialisé partout, même au Japon, mais la loi française nous autorise seulement à le vendre sur Internet et dans les tabacs. » Ce qui explique ces opérations lancées dans les bars et restaurants pour booster les ventes. « Plusieurs équipes quadrillent les arrondissements de Paris et se déplacent partout. On va aussi chez les buralistes la proposer aux gens qui achètent des clopes », confie-t-elle.

    Mais est-ce moins nocif qu'une vapoteuse ? Léa a réponse à tout. « En tout cas, ça ne me fait pas mal à la gorge et au moins, on connaît les effets du tabac sur la santé, pas encore ceux des e-liquides. » La « pro » contre-argumente, fait valser les doutes. Puis nous propose d'acheter. Sa cigarette coûte 70 € mais Léa a une réduction de 20 € grâce à un code promo qui fonctionne uniquement avec… sa carte bancaire. « Du coup, je la commande sur Internet, la fais livrer chez moi et vous me donnez 50 € en cash. » Drôle de combine. J'accepte.

    Le rendez-vous est pris le lendemain. Léa note mon numéro de téléphone, ma date de naissance pour être sûre « que je sois majeure » et répète cinq fois : « Demain, je vous contacte et on se voit sans faute. » Le coup de promo aura duré 40 minutes. Avant de quitter le bar, on veut payer. Les serveurs nous disent que la bière est offerte. En réalité, c'est Philip Morris qui vient de régler l'addition.

    Jour 2 : «Pensez-vous être des nôtres pour la soirée ?»

    Le lendemain, dès 10h15, je reçois, par SMS, une proposition de rendez-vous de Léa, qui se présente comme « expert Iqos ». Je la rejoins. « Je vous offre un verre pour mettre en route la cigarette ? » J'opine. Et en profite pour évoquer la publicité faite dans le bar la veille. « Hier, c'étaient les serveurs qui sont venus vous voir, pas nous ! C'est interdit, mais bon, on pourrait le faire car personne ne le saurait. »

    Ce qu'elle oublie de dire c'est que ce système d'intermédiaires est totalement interdit. Et combien de clients ont acheté son produit hier soir ? « Deux avec vous », soit un gain de 100 €. Elle me fait à nouveau tester la cigarette et, comme la veille, fume avec moi. Mon verre fini, je lui donne l'argent en cash. Pas de facture, bien sûr. Léa m'invite alors à une soirée prévue dans deux semaines, réservée à la communauté de fumeurs Iqos : « Il y aura du champagne, du vin rouge offert ! L'esprit, c'est la con-vi-via-lité. Vous serez inscrite sur liste. Bien sûr, vous pouvez emmener quelqu'un pour lui faire découvrir. »

    Un système de parrainage bien ficelé. Au bout de 35 minutes, Léa me répète qu'elle va m'accompagner au tabac pour que j'achète un paquet de sticks, filtres à introduire dans l'appareil. À l'intérieur du bureau, elle me conseille de prendre trois gammes différentes. Résultat, entre la cigarette et les sticks, j'ai déboursé 81 €.

    Deux heures plus tard, je reçois à nouveau « un petit rappel » d'utilisation. « N'hésitez surtout pas à me contacter au moindre problème, m'avait-elle prévenu, vous avez ma ligne directe. » Cinq jours plus tard, nouveau SMS, avec l'invitation : « Pensez-vous être des nôtres pour la soirée ? » Cette fois-ci, je viendrai accompagnée d'un collègue.

    Jour 3 : «On doit encore augmenter nos chiffres»

    20h30, dans un restaurant chic du centre de Paris. À l'intérieur, une hôtesse nous accueille, la liste d'invités à la main. « Quel est votre nom ? Vous venez de la part de qui ? » lance-t-elle, avant de nous accrocher un bracelet coloré au poignet : « Allez-y. »

    La soirée privatisée se déroule au sous-sol où des enceintes crachotent une musique électro. Une foule de trentenaires, verre d'alcool à la main, charcuterie et fromage dans l'autre, se croisent dans les couloirs placardés d'affiches Iqos. Certains déjà convertis, fument le dispositif, d'autres attendent d'être convaincus, par la douzaine de commerciaux qui tournent de table en table. Je rejoins Léa, qui répète sans cesse les mêmes arguments.

    C'est au tour de mon collègue de tester le produit. La discussion s'engage. « On rame, on rame, raconte la représentante, volubile, c'est très dur de travailler pour l'industrie du tabac en France. On n'a pas le droit au marketing. » J'ose : « Cette soirée, c'est un peu du marketing, non ? ». « Oui, sauf que c'est privatisé », rétorque-elle, tout en reconnaissant que ce type d'évènement est illégal.

    Pendant la soirée privée./LP
    Pendant la soirée privée./LP LP

    Mais il faut bien faire connaître le produit qui pour l'instant n'est vendu qu'à Paris. Il devait être lancé en région, il y a plus de six mois, avant d'être repoussé à la mi-2018. « 20 000 Parisiens l'ont adopté mais on doit encore augmenter nos chiffres. »

    Très à l'aise, Léa rappelle que le fabricant a investi 4 Mds€. Alors les commerciaux organisent ces soirées, tous les mois, depuis près d'un an. Moi, je n'achèterai plus le produit mais pour Léa, « ça marche de mieux en mieux » et elle adore son métier : « Ce que j'aime, c'est faire vivre une expérience. » Elle nous montre le voisin de la table d'à côté. « Vous voyez lui ? Il vapotait depuis trois ans mais le tabac lui manquait. On vient de lui faire redécouvrir le goût. »