Dans un ouvrage de réflexion, la philosophe déplore l’ambiguïté d’une pratique médicale qui sauve de nombreuses vies mais crée dans le même temps une demande. Et s’oppose au “consentement présumé du défunt” voulu par la loi Caillavet. Entretien.
Publié le 09 mars 2018 à 18h00
Mis à jour le 08 décembre 2020 à 01h28
Connue pour ses positions anti-GPA, Sylviane Agacinski, auteure en 2013 de Corps en miettes, publie aujourd’hui un livre de réflexion sur le don d’organes, Le Tiers-Corps (éd. du Seuil). Attentive au risque éthique et à la violence sociale inhérente à la marchandisation du corps, la philosophe s’oppose aux partisans d’un marché légal des organes qui pourrait, en un sens, répondre à la pénurie et sauver plus de vies. Comment se positionner, en effet, face à cette réalité troublante : en sauvant des vies, la pratique médicale de la transplantation crée aussi une « demande » d’organes. La mort deviendrait-elle une ressource à optimiser ? « Lorsque le nombre des accidents mortels diminue, le nombre des organes “disponibles” diminue aussi. Il n’est pas faux de dire qu’on “manque de donneurs”, mais c’est presque dire, volens nolens, qu’on manque de morts », concède Sylviane Agacinski. Décryptage d’une pratique qui redéfinit les frontières entre la communauté des morts et celle des vivants, et qui pourrait promouvoir, à travers le geste du don, une « société solidaire en matière de santé ».
Loin des sentiers de la bioéthique contemporaine, votre livre s’ouvre sur un tableau de Fra Angelico…
La scène, peinte au XVe siècle représente une transplantation miraculeuse attribuée à saint Côme, patron des chirurgiens, et à son frère Damien, tous deux au chevet d’un sacristain auquel ils sont en train de greffer la jambe d’un Maure – personnage absent de la scène, ni médecin ni malade, que j’appelle le tiers-corps. Selon la légende, les deux frères, morts en martyrs sous Dioclétien, au début du IVe siècle, soignaient gratuitement les malades… J’ai choisi cette scène pour sa beauté picturale, et parce qu’elle nous montre que le rêve de « réparer les vivants » a précédé, de loin, les techniques de transplantation. Cela dit, aujourd’hui, sur un homme amputé d’une jambe, on grefferait un membre bionique… Il est probable qu’à l’avenir des organes artificiels remplaceront les organes naturels, comme le cœur.
De quand date la « demande » d’organes ?
La « demande » d’organes résulte, pour les personnes souffrantes, de l’espoir de guérison suscité par l’« offre » médicale de transplantation : la première véritable transplantation d’organe réussie a été celle d’un rein, réalisée en 1954 à Boston. Le problème est que le corps médical propose une méthode, mais ne peut pas offrir les organes eux-mêmes : les donneurs sont donc indispensables, comme pour la transfusion sanguine.
“Par respect pour la personne humaine, il me semble plus civilisé d’opter pour la pratique sociale du don d’organes, offert sans contrepartie, par solidarité.”
Pourquoi parle-t-on de donneur et pas de donateur ?
Un donneur d’organe ou de sang ne donne pas une chose, c’est-à-dire un de ses biens, une des ses propriétés, comme une maison, un bijou, une voiture ou de l’argent : il donne un peu de lui-même, de sa propre personne corporelle. C’est la raison pour laquelle on ne l’appelle pas donateur mais donneur. De même, on parle du receveur, et non du donataire. Cette distinction repose sur une division ancienne, capitale en droit : la division entre les personnes et les choses. On considère que les éléments issus d’un corps humain ne sont pas de simples choses. En revanche, le mot « don » a plusieurs sens et sert à dire tantôt le don de soi, tantôt le fait de donner un bien.
S’il y a bien une « offre » et une « demande » d’organes, pourquoi cette relation ne relève pas, à vos yeux, d’un échange marchand ?
Il ne faut pas confondre les différents usages du mot « offre ». Bien sûr, il existe malheureusement dans le monde un marché des organes, particulièrement du rein, parfois légal et contrôlé par l’Etat, comme en Iran. Dans d’autres pays, les marchés sont tolérés et laissés aux mains des trafiquants, comme en Inde ou en Egypte, où sont exploitées les populations les plus misérables, en particulier les réfugiés, Soudanais et Erythréens. Certains économistes ultralibéraux, comme l’Américain Gary Becker, Prix Nobel, vantent l’efficacité du marché et prétendent que si l’on acceptait de fixer un prix au rein (autour de 15 200 dollars), on pourrait créer un équilibre entre l’offre et la demande. Selon eux, le donneur est un vendeur (il offre une marchandise) et le receveur est un acheteur (il la demande). Toute demande signifie : j’achète. Et toute offre signifie : je vends. La question est de savoir si nous voulons vivre dans une société de marché, dans laquelle tout s’achète et se vend, y compris le corps humain, car alors ce sont les miséreux qui fournissent les ressources biologiques destinées à soigner les populations les plus riches… Par respect pour la personne humaine, il me semble plus civilisé de laisser le corps en dehors du marché et d’opter pour la pratique sociale du don d’organes, offert sans contrepartie, par solidarité. Dans ce cas, l’offre s’apparente à une offrande et n’a plus rien à voir avec une offre de vente.
A la différence du sociologue Philippe Steiner, auteur en 2010 de La Transplantation d’organes, un commerce nouveau entre les êtres humains (éd. Gallimard), vous insistez sur le bien-fondé du « don » dans la transplantation d’organes. Quel contre-don, quelle réciprocité induit-il alors ?
Je pense en effet que la pratique sociale du don solidaire et gratuit est la seule option possible pour éviter la marchandisation du corps humain. Mais il y a, dans les sociétés, plusieurs sortes de dons, comme le montre Marcel Mauss dans son célèbre Essai sur le don (1924). Les « contre-dons » sont des présents offerts en retour par un groupe à un autre, dans le cadre des échanges de dons cérémoniels, comme le potlatch. Mais si le don appelle en général l’obligation de rendre (comme lorsque nous « rendons » à nos amis leur invitation à dîner), il n’en va pas de même pour les dons solidaires, effectués pour porter secours à autrui. Le don solidaire, ou humanitaire, relève de l’entraide, et de la bienveillance : dans ce cas, ceux qui reçoivent une aide ne peuvent pas rendre directement à leurs bienfaiteurs. Il n’y a pas de réciprocité directe. Mais celui qui reçoit peut répondre par la gratitude, même adressée à des inconnus. De plus, quiconque a reçu un don quand il était dans le besoin ou la détresse peut aider à son tour quelqu’un d’autre lorsque l’occasion se présente. Rien n’empêche ceux qui ont reçu du sang ou un organe de faire des dons financiers pour soutenir la recherche médicale, par exemple – et beaucoup le font. On parlera alors avec Mauss de réciprocité indirecte : on ne rend pas à ceux qui nous ont donné, mais à d’autres, ce qui crée une solidarité mutuelle, selon les circonstances et les possibilités de chacun.
“En France, 90 % des transplantations d’organes se font grâce à des greffons prélevés sur des personnes décédées.”
Quel type de relation s’établit entre un donneur et un receveur ?
S’il s’agit d’un don d’organe entre vivants, la gratitude du receveur vient renforcer un lien déjà existant. Au reste, le don d’un rein, qui représente un sacrifice important de la part du donneur, n’est envisageable qu’entre des personnes très proches qui tiennent fortement l’une à l’autre. En revanche, donner son sang à des inconnus, ou accepter de donner ses organes post mortem, c’est établir une solidarité avec les autres hommes, parce qu’on partage avec eux une même condition charnelle, une même vulnérabilité. C’est peut-être aussi une manière de « rendre » aux autres un peu de ce qu’on a reçu de son vivant.
Quel est le pourcentage de dons entre vifs et de dons post mortem ?
D’après les spécialistes, au moins 90 % des transplantations d’organes se font, en France, grâce à des greffons prélevés sur des personnes décédées, autrement dit grâce à des dons post mortem.
Comment comprendre que d’un côté, entre vivants, la proximité affective soit requise par la loi, et que de l’autre, post mortem, l’anonymat soit de mise ? N’y a-t-il pas là une étrangeté ?
La proximité, si elle s’accompagne d’un lien affectif fort, garantit en principe que le don entre vifs est effectué gratuitement et généreusement. En revanche, l’anonymat permet de garantir la gratuité des dons de substance biologique entre vivants, sur le modèle du don du sang, car il exclut toute possibilité de contrat commercial entre donneur et receveur, et donc tout risque d’exploitation du corps des pauvres. Dans le cas des prélèvements post mortem, il s’agit également, grâce à l’anonymat, d’éviter les relations marchandes car en France le corps des défunts est lui aussi exclu du marché. Aux Etats-Unis, les cadavres font l’objet de trafics très étranges : certaines entreprises proposent à des familles modestes ou pauvres de payer les frais liés aux obsèques d’un des leurs, en contrepartie de quoi la famille leur « donne » le cadavre. Plusieurs éléments du corps sont en effet utilisables industriellement, comme les os pour fabriquer certaines prothèses. Certes, cela n’a rien à voir avec la transplantation. Mais on peut imaginer des systèmes où des intermédiaires pourraient acheter à sa famille le droit moral d’utiliser les organes d’un défunt, pour les revendre immédiatement à des patients en attente d’une greffe. L’anonymat du don permet d’exclure toute marchandisation du corps des morts.
En quoi la loi Caillavet (1976), selon laquelle tout défunt qui n’a pas exprimé son refus de donner est présumé consentir au don de ses organes, n’est-elle pas satisfaisante, trop négative selon vous ?
Le principe du « consentement présumé du défunt » s’applique en France à celui qui n’a pas explicitement refusé de donner, en s’inscrivant par exemple au registre national des refus — aujourd’hui informatisé. Qui ne dit mot consent… Mais un consentement présumé et silencieux n’est pas un consentement du tout et le geste du don disparaît. On pratique alors ce que j’appellerai des prélèvements d’office, sans même demander à la famille son assentiment, à l’instant où elle affronte le deuil. Il serait préférable, et mieux compris par tous, que chacun puisse, un peu comme en Allemagne, s’inscrire sur un registre des donneurs volontaires. Son choix pourrait être enregistré sur la carte vitale ou tout autre registre informatisé consultable rapidement. Il ne me paraît pas humain d’exclure totalement les sentiments d’une famille en deuil.
Pourquoi n’y a-t-il pas vraiment de débat de société sur ce thème qui concerne pourtant tout le monde ?
La première raison est que personne ne veut penser à sa mort, encore moins à celle de ses proches. La seconde est que, en réalité, le don d’organes après la mort n’est possible que pour ceux qui décèdent dans des conditions très particulières, à savoir en cas de mort subite par arrêt cardiaque (différent d’un infarctus), environ un décès sur mille, ou en cas de mort cérébrale (ou encéphalique), moins de 1 %, en général à la suite d’un accident. Nous avons donc peu de « chances » de pouvoir être donneurs. Enfin, en raison du principe du consentement présumé, l’Etat ne souhaite peut-être pas rouvrir le débat sur le don.
Avez-vous vous-même pris des dispositions à ce sujet ?
Je suis favorable au don post mortem, y compris pour moi-même bien entendu, parce que notre corps, après la mort, sera de toute façon détruit, que ce soit par putréfaction ou par crémation. L’idée de transmettre un peu de sa vie après sa propre mort est une façon de rester solidaire des vivants.
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